Mon amie Nathalie (COTTON), qui publie toujours des textes extraordinaires, a choisi aujourd'hui (jour de sa naissance) le poème d'ARAGON : " J' arrive d'où je suis étranger". Jamais ce poème sur la fragilité, la précarité de vivre, son "c'est long d'être un homme, une chose, c'est long de renoncer à tout", écrit au lendemain de la guerre, n'a été aussi actuel, aussi synchro avec la société libérale de 2013, pourrie jusqu'à l'os à cause de la volonté de puissance de quelques banquiers, juste bonne à fabriquer des millions de précaires, chômeurs et pauvres sans repères : dont la seule chose à vivre est de renoncer à tout, "de se faire silence", "fondre comme le givre", pour reprendre deux vers de ce poème...Il ne s'agit pas seulement de la petite joie tarifée de la marchandise, mais aussi avoir des gens à qui parler, 10 millions de personnes vivent aujourd'hui dans la solitude, comme le montrent les enquêtes régulières de la Fondation de France...Des gens à qui il ne reste plus rien, rien qu'à attendre l'ouverture du supermarché, le matin à 9 heures, pour le plaisir inouï de voir des mémères acheter leur rouleau de Sopalin et leurs gaufrettes à la confiture...
Alors qu'en face la société est "tenue", confisquée, par les seuls libéraux. Mon ami Hervé SCHULZ, avec la plume somptueuse qu'on lui connait ne disait-il pas ? "Un libéral est une chose : mettez vous bien ça dans le crâne : ce n'est pas votre semblable. Vous n'avez de commun que quelques chromosomes. Ce ne sera jamais votre frère en humanité. Un libéral est une coquille vide, toute substance humaine a été enlevée, remplacée par son idéal mortifère". Ce sont bien eux qui nous imposent ces temps étranges, cet horizon muré, fait de renoncements encore et encore sur tous les sujets, où rien n'est précaire comme vivre...
ARAGON :
"Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
Ô mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
À l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger."
Billet de blog 4 octobre 2013
Louis ARAGON : J' ARRIVE D' OU JE SUIS ETRANGER...
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