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Billet de blog 8 septembre 2025

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Le Hamas n'a pas « l'écrasante responsabilité » de la tragédie palestinienne

Jean-Pierre Filiu affirme que le Hamas porte une responsabilité écrasante dans la catastrophe palestinienne actuelle. Cette ligne est cohérente avec l’argumentaire qu’il développe depuis plusieurs années : le Hamas serait avant tout un mouvement fanatique, indifférent au sort de sa propre population, et dont les actions suicidaires fourniraient à Israël les « prétextes » pour détruire Gaza.

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Mais le cadrage publié dans Le Monde datée du 31 août par l’historien et ancien diplomate pose problème. D’abord, parce qu’il choisit de placer au second plan un contexte de soixante-quinze ans d’occupation, de colonisation et de blocus. Ensuite, parce qu’il ignore un aspect pourtant bien documenté par la recherche : le Hamas ne se réduit pas à sa branche armée. Enfin, parce que la charge exclusive contre le Hamas exonère de facto les autres acteurs (Israël, les puissances occidentales, les régimes arabes) de leur rôle dans la spirale de violences. Il est aujourd’hui établi qu’Israël, dans les années 1980, a vu d’un œil favorable la montée d’organisations islamistes, espérant ainsi affaiblir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Ce « pari » a permis à des réseaux islamistes de croître dans les territoires occupés, jusqu’à la fondation officielle du Hamas en 1987, dans le contexte de la première Intifada. Par la suite, à partir de 2007, lorsque le Hamas a pris le contrôle de Gaza après des affrontements sanglants avec le Fatah, Israël a adopté une stratégie de containment. Le blocus a été imposé, mais dans le même temps, des flux financiers (notamment via le Qatar, avec l’accord tacite d’Israël) ont permis au Hamas de payer ses fonctionnaires et de maintenir un minimum de services.

Le mouvement s’est retrouvé à gouverner une enclave asphyxiée, tout en étant toléré comme interlocuteur pragmatique lorsqu’il s’agissait de maintenir un cessez-le-feu ou de gérer l’acheminement de l’aide. Accuser le Hamas d’avoir « offert » à Israël des prétextes, comme le fait Filiu, occulte cette dimension : Israël n’a jamais eu besoin de prétextes pour punir collectivement Gaza, soumise à un siège permanent depuis 1967 et transformée en véritable prison à ciel ouvert depuis 2007.

Le poids des circonstances : radicalisation par la coercition

Les sciences sociales offrent une grille de lecture comparative : les bombardements massifs au Cambodge entre 1969 et 1973 ont contribué à la montée en puissance des Khmers rouges. Les chercheurs Ben Kiernan ou William Shawcross ont montré que la radicalité la plus extrême prospère souvent dans les ruines laissées par la violence.

À Gaza, les bombardements répétés, la destruction des infrastructures, le chômage endémique, la pauvreté extrême et l’absence de perspectives politiques créent un terreau analogue. En 2022, plus de 80 % de la population dépendait de l’aide humanitaire. Les hôpitaux manquaient de tout, l’eau potable était rare, l’électricité intermittente. Dans ces conditions, la légitimité du Hamas ne repose pas seulement sur son discours militaire, mais aussi sur sa capacité à fournir un minimum de services et d’assistance.

Filiu omet ce contexte : il rend le Hamas responsable de la tragédie palestinienne, sans prendre en compte le rôle catalyseur de la violence structurelle exercée par Israël et ses alliés.

Le Hamas, un gouvernement de facto

L’un des points les plus contestables dans la tribune de Filiu est la réduction du Hamas à une simple milice. De nombreux travaux montrent au contraire qu’il a développé un véritable appareil social et administratif. Sara Roy, chercheuse à Harvard, a documenté en détail le « secteur social islamiste » de Gaza (Hamas and Civil Society in Gaza). Elle montre que le Hamas a investi dans l’éducation, la santé, l’aide alimentaire et le soutien aux familles pauvres. Glenn Robinson, dans Hamas as Social Movement, analyse le Hamas comme une organisation hybride : à la fois mouvement religieux, parti politique et prestataire de services. Tareq Baconi, dans Hamas Contained, explique comment, après 2007, le Hamas a géré police, hôpitaux, écoles et infrastructures dans une situation de siège quasi permanent. Entretemps, une étude parue en 2018 dans Critique internationale détaille l’« expérience économique du gouvernement Hamas sous blocus », montrant les efforts (souvent partiels mais réels) pour maintenir des services de base malgré l’asphyxie économique.

Ces travaux convergent : le Hamas a acquis sa légitimité en partie par sa capacité à fonctionner comme un gouvernement parallèle, suppléant là où l’Autorité palestinienne était absente. Certes, cette gouvernance a ses zones d’ombre - autoritarisme, clientélisme, répression - mais elle ne peut être ignorée si l’on veut comprendre pourquoi le mouvement conserve un ancrage social profond.

Une responsabilité partagée

Reconnaître cette complexité n’exonère pas le Hamas de ses crimes, ni de ses choix stratégiques souvent désastreux pour les civils. Mais cela oblige à admettre que la responsabilité est partagée. Il y a bien évidemment les devoirs du l’occupant, Israël, dont le blocus permanent et les campagnes militaires répétées ont détruit les infrastructures civiles et tué des milliers de civils ; les puissances occidentales, qui continuent de fournir des armes et un soutien diplomatique à Israël malgré les violations documentées du droit international (voir mon article Médiapart)  ; et les régimes arabes, souvent plus soucieux de leur stabilité interne que du sort de Gaza.

La Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale enquêtent aujourd’hui sur des crimes commis aussi bien par le Hamas que par Israël. L’assignation exclusive de la responsabilité au premier est donc non seulement discutable politiquement, mais juridiquement erronée.

Hajj Amin al-Husseini et la mémoire instrumentalisée

Filiu mobilise également, comme il l’a fait ailleurs, la figure d’Hajj Amin al-Husseini, mufti de Jérusalem (construit de toute pièce par les autorités britanniques sous leur mandat), pour rappeler son alliance désastreuse avec Hitler. Mais cette instrumentalisation historique est contestée. L’historien Gilbert Achcar a montré que la rencontre entre al-Husseini et Hitler n’a eu aucune incidence sur la décision d’exterminer les Juifs d’Europe, déjà prise auparavant. Edward Said et Elias Sanbar rappelaient aussi que le refus du plan de partage de 1947 n’était pas une « folie », mais la réaction logique d’une population à qui l’on retirait plus de la moitié de ses terres (une population palestinienne majoritaire et propriétaire de l’essentiel des terres se voyait attribuer moins de la moitié du territoire). Ramener la mémoire palestinienne à la figure d’al-Husseini, c’est donc occulter la violence coloniale subie, et réduire une histoire collective à une caricature.

Pour une analyse multi-dimensionnelle

Au total, réduire la tragédie palestinienne au Hamas, comme le fait Jean-Pierre Filiu, revient à ignorer la stratégie israélienne de division et de containment ; l’effet radicalisant du blocus et des bombardements ; le rôle de gouvernance et de services assumé par le Hamas ; la responsabilité partagée d’acteurs multiples ; et la mémoire historique instrumentalisée. Le Hamas a des responsabilités dans cette tragédie, mais il n’est pas le seul acteur de la catastrophe palestinienne. Une analyse honnête doit embrasser la complexité, plutôt que de la réduire à un procès moral à charge. En incriminant exclusivement le Hamas, Jean-Pierre Filiu alimente une vision qui sert davantage les agendas politiques que la compréhension des faits. Or, pour sortir de la tragédie, il faut cesser de chercher un bouc émissaire unique. Les Palestiniens de Gaza paient le prix d’un système d’oppression, de calculs cyniques et d’abandons multiples. Le réduire à une guerre entre Israël et « le Hamas » n’est pas seulement une erreur d’analyse : c’est une injustice de plus faite à un peuple déjà accablé.

Daniel Brown, journaliste indépendant, ancien grand reporter à Radio France Internationale

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