Bruno HUEBER

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Billet de blog 4 août 2022

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L'Ukraine, la guerre, et la question de nos mœurs démocratiques

La guerre en Ukraine est une tragédie pour son peuple, ainsi qu'un problème géopolitique et économique certain pour une grande partie de la communauté internationale. Elle pourrait être aussi l'occasion de s'interroger sur la nature et la réalité du civisme nécessaire pour affronter une telle crise.

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Si la crise ukrainienne, initiée par l’invasion russe du 24 février 2022, est bien évidemment, en elle-même, une véritable tragédie, peut-il être néanmoins pertinent de tenter de rendre raison des composantes d’une certaine réaction morale spontanée de l’opinion publique française à son endroit. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous en distinguerons trois, en laissant de côté les inquiétudes bien compréhensibles liées à une possible extension du conflit ou à ses répercussions concrètes sur notre quotidien.

La première est que ce conflit de haute intensité, en sa forme, peut être ressenti, dans un premier temps du moins, comme aussi “familier”, intellectuellement parlant bien sûr, que les pages d’un livre d’histoire traitant des guerres du passé. Que ce soit en effet la réalité de l’État souverain, la rhétorique nationaliste et l’enthousiasme patriotique, une politique impérialiste ou du moins expansionniste, une agression par le recours à des unités combattantes régulières (mais pas seulement, est-il vrai), nous voici bien, avec cette scénographie, assez loin en effet des incertitudes morales et politiques que certaines conflits asymétriques, aussi légitimes qu’ils puissent être par ailleurs, ne manquent pas d’éveiller dans l’opinion publique, quand il ne s’agit pas ni plus ni moins que d’un relatif désintérêt. À l’instar, par exemple, en France, de l’opération Barkham, dans la région saharo-sahélienne, qui aura eu cependant à déplorer, durant son déploiement entre 2014 et 2021, pas moins de 58 morts dans les rangs de son armée.

La seconde composante morale est que le spectacle ou le récit de cette guerre ne laisse pas de susciter en nous du respect, sinon un élan de générosité certain, tant avons-nous là un déroulé civique des plus édifiants. Voici donc un peuple, aux portes de l’Europe, incarnant une société moderne, et capable dans le même temps de trouver, en lui et en son président, toutes les forces morales à même de résister à un puissant envahisseur, présenté et jugé sans foi ni loi, et doté d’une force de frappe bien supérieure. À l’heure des grandes langueurs démocratiques occidentales, l’opinion publique française avait indubitablement besoin d’entendre un tel récit. Chose faite. Un conflit non seulement “lisible”, intellectuellement parlant, mais aussi moralement clairement manichéen, donc.

La troisième composante n’est autre, lorsque cette même opinion se retourne sur elle-même, qu’une relative inquiétude morale. Car la question se pose tout de même de savoir si nous autres Français, nous aurions le civisme nécessaire pour faire face à une crise semblable ? Une question légitime et nécessaire, tant celle du réarmement, le perfectionnement des moyens de commandement opérationnel, celui des fameux canons Caesar, le développement et la fabrication du “MGCS”, l’augmentation du niveau des stocks de munitions, ne sauraient se substituer, en démocratie, à celle de la mobilisation civique de toute une population.

Que conclure ? Sinon, à tout prendre, qu'à chaque fois que l’histoire vient violemment nous rappeler qu’elle est loin de toucher à sa fin, se repose la lancinante question de la valeur et du défi de la guerre. Et sans vouloir céder à la tentation de croire que celle-ci serait définitivement nécessaire pour obvier à une dégradation morale liberticide tapie au cœur de toute paix qui se prolonge un peu trop, comme d’aucuns le pensent ou ne sont pas loin de le penser, n’en reste-il pas moins que se demander si l’ADN éthique de nos démocraties modernes pourrait supporter une telle épreuve n’est pas nécessairement une question purement rhétorique.

Or, peut-on affirmer en effet, sans coup férir, par-delà les incessantes incantations de circonstances, que notre logiciel éthique et civique véritable, tel qu’il s’exprime le plus souvent, à l’Élysée, avec un Président se complaisant dans les formules les plus clivantes, les plus provocantes ou stigmatisantes, et s’acharnant dans la mise en place des réformes que l’on sait, tel qu’il est distillé par ce qu’est devenue la Haute Administration et son New Public Management, tel qu’il est cultivé dans une École “de la République” devenue prestataire de services tenu de satisfaire au consumérisme du “dossier” ou du “diplôme”, tel qu’il règne parfois aussi parfois dans l’armée, cédant à certaines pesanteurs qui asphyxient ses valeurs les plus respectables, peut-on véritablement affirmer que nous ayons là l’humus civique adéquat pour affronter une telle crise, et tout en restant un pays de libertés ?

Si donc cette tragédie, mise en récit par les grands médias, au prix, assurément, de quelques naïvetés ou imprécisions, pouvait être l’occasion, après celle de la Covid-19, d’un sérieux bilan de notre culture, de notre éthos et de nos institutions, ainsi que de l’influence de celles-ci et de la gouvernance en place sur la réalité et la qualité de nos propres mœurs, ne serait-ce pas là, déjà, une respectable forme d’hommage à cette grandeur ou “résilience” que l’on nous donne à voir du peuple ukrainien ?

Bruno HUEBER

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