Cette crise grave dont le point d’orgue a été l’utilisation une fois de trop du du trop fameux 49-3 par la première ministre Elisabeth Borne, aura eu néanmoins le mérite de décanter de façon définitive, de donner à voir, en sa radicalité, le logiciel présidentiel. Ne faisons pas ici l’honneur à cette Première Ministre d’avoir une volonté politique significative propre. Elle n’aura été que le pauvre petit caillou qui trébuche sur lui-même, mais en dévoilant toute la mécanique insidieuse et de mauvaise foi qui se dissimulait derrière ce projet de loi, dès la départ : glissé dans un projet de loi rectificative, donnant lieu à des justifications multiples et contradictoires, parfois aussi confuses que mensongères, avant peut-être de s’échouer sur une possible censure constitutionnelle, voire un R.I.P.. Débâcle politique, faillite morale, posture désopilante aussi frétillante qu’arrogante d’un Olivier Véran, ridicule boudeur ou hystérique d’un Dussopt aux portes du pitoyable, rien ne nous aura été épargné. Tout le clinquant vulgaire de carton-pâte du régime, dans cet épisode, aura répondu présent à l’appel de cette parodie grinçante de “vie politique”.
Trois points se dégagent donc.
D’une part au regard de l’idée ou de l’idéal démocratique, nous savons désormais que la Constitution de la Cinquième République n’est absolument pas ou plus à même de satisfaire au principe de la souveraineté populaire, dès lors qu’elle tombe entre le mains d’un président soucieux d’en manipuler abusivement tous les recoins ou toutes les ambiguïtés pour échapper à la question de sa propre légitimité.
Rappelons une nouvelle fois, qu’aussi flottant que soit en effet le vocable “démocratie”, pour ce qui est de la “légitimité démocratique”, celle-ci ne saurait se réduire à une forme constitutionnelle, au recours à la pointe extrême d’une légalité institutionnelle, avec un détenteur du pouvoir arc-bouté sur la prétention à détenir la vérité. L’histoire ne l’a que trop suffisamment montré ; il ne suffit pas de l’emporter dans la cadre d’une élection démocratique, à un temps t, pour ensuite, de fait, aller à l’encontre de tout ce que dit de fait, la parole populaire, directement, ou de par l’intermédiaire de ses représentants. Une contre-démocratie peut trop aisément jaillir des institutions dites démocratiques pour que les sociétés modernes se satisfassent du respect formel de celles-ci, ou leurs dirigeants, en l’espèce, d’une simple légalité comme enseigne d’une réelle autorité. C’est bien là, d’ailleurs, ce que se plaisent à souligner, à l’envi, ceux qui font leur miel de la menace “populiste”.
Or nous avons véritablement besoin d’une société de libertés décisionnelles collectives pour affronter non pas seulement les peurs que l’on nous oppose pour tester notre capacité de résistance, mais les véritables enjeux de l’Anthropocène ou plutôt du Capitalocène. Il est même curieux de voir à quel point la “façon de faire” présidentielle est non seulement méprisante, mais tout autant voire bien davantage inadaptée aux réquisits d’une pratique politique responsable en ce siècle.
Refus d’abord de recevoir, fût-ce pour faire miner d’écouter, les représentants unis des forces syndicales en France. Et y compris, cela est notable, celles qui auront par leur défection programmée torpillé tant d’autres mouvements sociaux antérieurs. Après des semaines d’un tel mouvement social syndical unitaire et exemplaire, une telle fin présidentielle de non-recevoir est indigne. C’est là sans doute la faute politique majeure dans une démocratie “sociale”. Le masque est tombé. Il ne servirait de rien de le remettre en se faisant le monsieur Loyal de réjouissances olympiques aussi sécuritaires que sécurisées, ou de plonger des mains fébriles dans le sac à malices des peurs collectives dont on voit peut-être se dessiner quelques nouveaux visages…
Refus ensuite de considérer le Parlement. Ne nous y attardons pas. Les députés de son propre camp, pour autant qu’ils sachent ce que signifie être député, en restent transis de déception. Et leurs éléments de langage devant les micros n’en peuvent mais.
Refus enfin de prendre acte de l’opinion publique. Les sondages sont ce qu’ils sont, et cette opinion publique ressemble parfois à un fantôme ou à un étrange artefact. Toujours est-il qu’ils peuvent néanmoins être parfois une indication. Personne n’en fait fi impunément.
Un triple mépris, désormais affiché, et dont les propos, les dérobades, l’instrumentalisation d’un agenda diplomatique ne consonant que trop bien avec la morgue ou la vulgarité de ses affidés, ministres ou députés, ne trompent personne. Aucune société démocratique, aucune société moderne ne peut se croire telle face à une telle verticalité personnelle, opaque et dédaigneuse jusqu’au pathétique. Sauf à penser qu’elle n’est pas, en ses ressorts profonds, aussi personnelle que cela.
Bien loin d’une présidence disruptive au service de la construction possible d’une citoyenneté moderne comme la rhétorique aux ordres aura voulu nous le faire croire, cette présidence est un problème démocratique sérieux que les autres problèmes réels que nous traversons ne devraient pas secondarisés, tant ils sont liés à celui-ci : problèmes environnementaux, problèmes liés à la nature de l’Europe et à la situation internationale, problèmes liés aux services publics que nous avons besoin de renforcer très sérieusement. Ajoutons que ce régime ne peut pas davantage être dit scientiste ou technocratique, ou relevant d’une quelconque épitoscratie. Les comités scientifiques ad hoc nommés durant la crise du Covid-19, ne l’ont que trop bien montré : cautions ici de telle ou telle décision liberticide, mais rabroués là, au nom de la souveraineté du politique : ce n’est pas là la savoir ou la science qui intéresse sérieusement le pouvoir.
Le deuxième point, forcément plus délicat, concerne désormais la personne même du président Emmanuel Macron. Erreur stratégique très lourde, morgue obstinée, entretenue pas des desservants trop complaisants, volonté de jouer des désordres, que ne manque pas de provoquer une attitude d’enfant colérique et capricieux qui se bute, quitte à faire le lit de cette extrême-droite dont il a fait trop souvent son viatique ? Chacun choisira. Il est au demeurant curieux de constater combien les mêmes “analystes” qui aiment à pontifier ou à méditer sur les questions de l’incarnation nécessaire en démocratie, soudainement, devant les effigies que l’on brûle, en appelle à une modernité, à une maturité sociale où l’on sortirait enfin des problèmes de personne. Nous ne reprochons pas quoi que que ce soit à qui que ce soit. Nous disons seulement que de toute évidence il se pourrait que certaines personnalités en responsabilité, à l’usage, puissent se révéler toxiques pour une société. La nouveauté, en l’espèce, c’est que cette personnalité, pourrait désormais faire perdre ceux qui l’ont suivi dans cette cavalcade opportuniste, en roulant sur les débris d’une culture politique des partis en place qui avait déjà désenchanté, pour ne pas dire dégoûté, les électeurs. Ces “fidèles”, au front désormais soucieux, et qui hantent les couloirs des palais de la république, auraient-il donc choisi le mauvais cheval ? Celui-ci se croirait-il donc apte à franchir un obstacle trop grand pour lui ? Ce personnage, si prêt à jouer, aussi maladroitement que l’on sait, de tous les symboles, de la présence historique, ne souffrirait-t-il pas d’un déni du réel ? De l’actualité ? N’a -t-on pas vu aux Etats-unis, d’aucuns prêts à s’interroger publiquement et politiquement sur la santé mentale du président Donald Trump ? A moins que le premier ne soit qu’une marionnette.
Enfin, il y a bien sûr ce problème de la violence, de ce que l’on désigne comme telle, en s’arrogeant le monopole de sa désignation et localisation. Et il y aurait tant à dire sur les amalgames, d cela part des pouvoirs, pour ce qui est des “tumultes”, qui scandent l’histoire des républiques et des démocraties. Montesquieu pour ce qui est des Romains et Tocqueville pour ce qui est des sociétés modernes, ont dit là des choses des plus précieuses. Toujours est-il qu’immédiatement, comme saisissant la balle au bond, les ministres et autres petites mains de l’exécutif, ont ressorti les antiennes traditionnelles. “Ultra-gauche", etc.. Ils en ont. besoin. Peut-être regardent-ils certains débordements, certaines “violences” pour mieux les grossir et les faire tourner en boucle, tant la stratégie de la peur des “désordres” peut être encore rentable. Parfois. Toujours est-il que la question est posée en sa netteté. Y a t-il aujourd’hui des moyens réels et pacifiques pour la Souveraineté nationale de se faire entendre, de s’exprimer, sans avoir affaire à une oreille sourde et à un sourire condescendant qui regarde ailleurs, avant d’envoyer éventuellement la police disperser ce petit peuple insolent ? La stratégie et la gouvernance présidentielles nous ont donné là de très inquiétants éléments de réponse.
De fait, et en tout état de cause, face à un tel sentiment d’impunité présidentielle, la colère est compréhensible, et ne peut certes être résorbée par un crédit que le pouvoir aurait accumulé dans l’opinion publique, durant ces dernières années, en donnant le sentiment d’une compétence ou d’un désintéressement véritable. Monsieur fait du jet-ski. Elle est saine, cette colère, et n’a rien d’une passion triste. En son temps, Stephane Hessel avait su nous rappeler la noblesse et la nécessité glorieuse de l’indignation, et l’on parle aujourd’hui beaucoup dans la pensée politique de l’importance des émotions démocratiques. Ensuite, s’il y a violence, ce qui sera désigné comme violence, de cette violence nous savons qui en portera la terrible responsabilité. À la mesure de sa perte de légitimité.
Les violences policières, aussi rigoureusement documentées par les journalistes et les chercheurs qu’elles sont niées par les pouvoirs ou certains syndicats, ces violences vont recommencer, recommencent. Et la haine qui restait là, sous les cendres de la lassitude des gilets jaunes nassés, gazés, molestés, matraqués, mutilés, risquent de ressurgir, désormais dans l’arc médiatique de l’ensemble de la population. Si l’on excepte, bien sûr, ceux qui vivent, cloîtrés, claquemurés dans leur monde, fait d’évidences douillettes, et au premier chef, de celles de leur compte en banque.
Les demain sont incertains, devant la radicalité de ce “managérialisme” qui nous gouverne, nous infantilise par sa prétendue “pédagogie” s’'adossant à l’expertise si grassement rémunérés aux frais du contribuable de cabinets conseils, non pas tant pour ce qui a trait aux “dossiers” eux-mêmes que pour ce qui concerne la gestion et la manipulation de l’opinion publique. Le “nudge” est une mine d’or. Beaucoup l’ont compris, et la loi sur le nucléaire pourrait servir d’exemple. Mais l’essentiel a déjà été dit sur ces cabinets et leur proximité d’avec le pouvoir.
Au demeurant, les commentateurs mainstream ont commencé aussi leur travail de sape, sous couvert, comme de bien entendu, de n’être que des observateurs raisonnables et responsables. N’a-t-on pas entendu, devant cette triple crise politique, démocratique et sociale, des “spécialistes “ prétendre que de toute façon nous étions dans un pays de “frondeurs” de “pessimistes”, tout un fatras ou un capharnaüm de lieux communs à la Gustave le Bon, et que la solution était peut-être du côté de la valeur “travail". Décidément, un jour, faudra-t-il se pencher sur le rôle d’un trop fameux “laboratoire” d’observation de la vie politique française, sur ses enquêtes aux questions parfois formulées de façon si singulière, à la mise en musique mielleuse, sirupeuse et onctueuse de leurs “chiffres” sur les plateaux de télévision ou sur les chaînes de radios, devant des “journalistes” si aisément émoustillés par ce prêt -à-penser. Mais ce sera pour une autre fois.
D’aucuns s’interrogent sur le “macronisme”. Ils aiment à s’efforcer d’identifier la pensée politique du président, par-delà son opportunisme ou ses volte-face sans fin. Ils reconnaissent leur échec. Ils n’ont pas à faire leur mea culpa : cette pensée-là n’existe pas.
Rien n’est plus évident que nous ayons là un exemple remarquable de cette race d’organisateurs, dont parlait James Burnham, managers ou politiciens indifférenciés, désaffiliés, se rêvant en leaders charismatiques, et qui prétendent diriger, optimiser, moderniser, ivres des montras du New Public Management, des sociétés atomisées et insécurisées parfois par leurs propres soins. La petite musique de la retraite par capitalisation est déjà là, dans la bouche ou sous la plume de chroniqueurs “autorisés”, on l’aura noté.
Est parue, en janvier, la traduction du dernier ouvrage Paul Cartledge, le grand historien anglais : Demokratia. Une histoire de la démocratie (Passés composés / Humensis, 2023). Il nous y rappelle combien les anciennes démocraties grecques se savaient menacées au premier chef par deux choses. D’une part, par l’Empire, certes, mais d’autre part, et de façon bien plus insidieuse, par les oligarchies qu’elles portaient en elles, implacables, accrochées jusqu’au sang des autres à leurs privilèges, et parfaitement prêtes, au demeurant, à demander main forte aux puissances étrangères pour assurer la défense de ceux-ci. Si donc les essayistes en vogue aiment à agiter le chiffon rouge des “empires”, des “populismes” ou autres pouvoirs autoritaires, un peu plus d’esprit d’analyse devrait nous rappeler que si les démocraties meurent, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont agressées par des chars, ce n’est pas parce qu’elles sont rongées de l’intérieur par les passions “envieuses” des classes populaires, mais simplement parce que des groupes puissants savent laminer les solidarités, dissoudre l’esprit de justice sociale, et se préserver derrière des institutions nationales ou supra-nationales qui ne s’y prêtent que trop bien.
Le destin, ce lundi, d’une motion de censure, n’est peut-être pas ou n’est peut-être plus l’essentiel. Ne serait l’enjeu de cette crise, le devenir de nos corps, de nos esprits, de nos vies malmenées par un travail déshumanisé, il serait presque réconfortant d’être rendu à devoir prendre acte de l’évidence donnée en sa pureté presque chimique : un régime en sa vérité, une politique en sa brutalité, une gouvernance en sa vacuité, sans adhésion profonde de la part de l’opinion, si ce n’est celle d’une certaine clientèle qui a déjà fait sécession du restant de la société ou ne veut en voir les fractures et les sanies si peu esthétiques ou distinguées. Une politique réduite à un management aussi prétentieux que désastreux pour la cohésion nationale et l’implication citoyenne dont une société moderne a besoin, terriblement besoin en notre époque aux si nombreux défis. Et au profit de qui ou de quoi ?
Il aura fallu plus d’une mandature pour que l’histoire de cette présidence se résolve enfin en sa vérité première. Mais nous y sommes.