Les différents paragraphes
Burkina 2014, rappel sur une insurrection exemplaire
Une insurrection dont la puissance s’est construite dans le temps long
Les prémices de l’insurrection
L’insurrection massive populaire déterminée
Une transition inclusive et consensuelle, mise en place en 15 jours.
Un évènement historique qui a valeur d’exemple…
… Mais malgré tout une insurrection inachevée
Et maintenant ?
Et demain ?
L’aspiration des peuples à la liberté est une constante de l’histoire. Dans le monde d’aujourd’hui, dans de nombreux pays, les unes après les autres, éclatent des révoltes populaires, des insurrections. Beaucoup tournent à l’échec pour des raisons propres à chaque pays. Mais lorsqu’une insurrection est exemplaire, il impératif de la valoriser et de partager les analyses. L’espoir doit être préservé. En expliquer les succès, les insuffisances, les contradictions qui ont émergé, et les obstacles qui ont entravé ses avancées. Les différentes expériences nationales ne sont pas toujours conservées d’une insurrection à l’autre au sein d’un pays. Les insurrections c’est ce que redoutent le plus les dictatures. Elles ne nourrissent pas l’expérience internationale ou trop peu. La mémoire des luttes des peuples du monde est nécessaire. Elle est très insuffisante.
Aujourd'hui, par exemple, une récente insurrection au Bangladesh voir à (https://www.monde-diplomatique.fr/2024/10/NAFIS_HASAN/67652), à l'initiative des étudiants, a permis la mise en place d'une transition qui résulte d'un accord entre les insurgés et les militaires. Qu'en savons-nous? Que savent les insurgés du Bangladesh de l'insurrection burkinabè ? Il n'y a pas de modèle, mais les insurrections peuvent toutes susciter des réflexions instructives.
Voilà pourquoi nous voulons rappeler quelle a été l’insurrection de 2014 au Burkina Faso. Une insurrection que j’ai qualifiée moi-même d’inachevée dans un ouvrage publié après enquêté sur cet évènement. (Voir https://www.thomassankara.net/linsurrection-inachevee-burkina-faso-2014-un-livre-de-bruno-jaffre/). Elle reste de mon point de vue exemplaire, comme l’a été la transition qui a suivi.
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Une insurrection dont la puissance s’est construite dans le temps long
Blaise Comparé dirigeait le pays depuis 27 ans. La population, avide de changement, n’en pouvait plus. La pauvreté restait endémique, la corruption omniprésente, et les riches affichaient une arrogance provocante.
Sans doute inquiet de ce qui pourrait lui arriver, être poursuivi en justice par exemple, s’il délaissait le pouvoir, il a cru bon de tenter de modifier l’article 37 de la constitution. Il voulait faire sauter la limitation à deux mandats successifs, pour pouvoir se représenter aux élections à venir. La provocation de trop !
Le pays vivait comme une cocotte minute qui ne demandait qu’à exploser à la moindre occasion. C’est ce qui va se passer. Le peuple burkinabè, longtemps abasourdi par l’assassinat de Thomas Sankara, puis par une dictature impitoyable, reprend le chemin de la lutte pour les libertés après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Ce dernier enquêtait sur la mort de David Ouedraogo, le chauffeur de François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré. Il l’avait livré aux mains des militaires de la sécurité présidentielle. Il en était mort sous la torture.
C’en était trop. Pendant plus de 2 ans, de nombreuses manifestations massives vont être organisées pour demander justice pour Norbert Zongo et obtenir plus de liberté. Blaise Compaoré est contraint de négocier et va devoir céder en ouvrant quelques espaces de liberté dans lesquels vont s’engouffrer le mouvement social et les partis politiques. Une relative liberté de la presse, notamment, et la création de nombreuses associations de société civile qui vont lutter pour plus de démocratie, de liberté et contre la corruption.
D’autres révoltes populaires, accompagnées d’émeutes, vont éclater puis s’étendre rapidement dans le pays notamment après la mort de jeunes lycéens, à la suite d’autres exactions des forces de l’ordre, ou contre la vie chère, en 2003, 2007, 2008 et 2011. Des mutineries ont aussi éclaté au sein de l’armée, parfois pour des primes ou des soldes détournées, mais aussi pour protester contre la prépondérance du régiment de sécurité présidentielle.
Les prémices de l’insurrection
C’est ainsi, ce qui semble oublié aujourd’hui, que les premières manifestations massives, contre la modification de l’article 37, ont été organisées, en 2013, par le CFOP (chef de file de l’opposition) [1]. Il s’agit d’une institution légale et subventionnée, regroupant les partis se réclamant de l’opposition. Elle est chargée du dialogue de l’opposition avec la majorité. Le chef de file étant le parti de l’opposition le plus important à l’assemblée nationale. Sa création faisait suite à une proposition qui avait émergé lors des négociations à l’issue du mouvement exigeant la vérité et la justice pour Norbert Zongo. En 2013 encore, dans la foulée vont être créés d’une part le Balai citoyen, autour de deux artistes « rebelles » très populaires, Smockey et Sams’K Le Jah, et de Guy Hervé Kam, avocat, aujourd’hui détenu par le pouvoir d’Ibrahim Traoré. Un apport déterminant, puisqu’ils apparaissaient comme les porte-paroles de la jeunesse. Jeunesse qui, pour l’essentiel, ne se reconnaissait pas dans les partis politiques. Et d’autre part le MPP, mouvement du peuple pour le progrès, issu d’une scission du CDP (Congrès pour la démocratie et le progrès), le parti de Blaise Compaoré. Le MPP va lui aussi jouer un rôle important le jour de l’insurrection, largement sous-estimé aussi aujourd’hui. Il emmenait avec lui tout un réseau de militants implantés dans les quartiers, expérimentés dans l’art de mobiliser, contre de modiques rétributions, lors des grandes occasions. Il semble bien que ce soit ce parti qui ait organisé des réunions avec ses jeunes militants pour apprendre à confectionner des cocktails Molotov et à s’en servir le jour J.
L’insurrection massive populaire déterminée
Coupé de la réalité de son pays, Blaise Compaoré persiste et convoque l’assemblée nationale espérant lui faire voter la révision de l’article 37.
L’unité du peuple va se réaliser dans la rue pour demander le départ de Blaise Compaoré. Aucune réunion de concertation préparatoire aux manifestations ne s’est tenue. Car à part l’objectif de faire partir Blaise Compaoré, les différentes organisations qui se mobilisaient n’ont pas les mêmes objectifs et ne se concertent donc pas vraiment. Pourtant de nombreux appels à se rendre à l’assemblée nationale sont lancés pour empêcher le vote de la modification constitutionnelle.
Les jours précédents, différentes manifestations sont organisées à Ouagadougou par différentes associations de la société civile, des barrages ici ou là, ou des caravanes dont celles du Balai citoyen, quotidiennes, dans les différents quartiers de la ville. Le 27 octobre plusieurs milliers de femmes manifestent à Ouagadougou brandissant de spatule, ce qui est dans la tradition un signe de défiance, un symbole qui s'attaque à sa virilité.
Le 30 octobre 2014, dans la rue, une foule incroyablement massive et déterminée, afflue de tous les quartiers de la ville. Rien ne se semble pouvoir arrêter.
Le jour de l’insurrection des dizaines de milliers de personnes, peut-être plus, vont affronter les forces de l’ordre pendant près de 4 heures et progresser petit à petit. Arrivés au boulevard qui mène à l’Assemblée nationale, les insurgés sont délestés de leurs cailloux et avancent mains en l’air en direction du dernier rang de militaires du régiment de sécurité présidentiel. Ceux-ci pointent leurs mitrailleuses en direction des manifestants qui avancent doucement. Les militaires finissent par faire demi-tour, laissant la voie libre aux insurgés. Un moment extraordinaire, comme il en arrive rarement. Ils envahissent et détruisent l’Assemblée nationale tandis que c’est le sauve-qui-peut pour les députés.
La situation est alors incontrôlable. Une partie des manifestants se rend à la Présidence, à l’extérieur de la ville et quelques-uns sont même reçus par Blaise Compaoré, qui refuse alors de démissionner.
Le lendemain matin, à l’initiative du Balai citoyen, qui prend soin d’appeler d’autres leaders de la société civile, une réunion a lieu à l’État-major. Certains demandent à l’armée de prendre ses responsabilités alors que les pillages commencent en ville. Personne ne contrôle véritablement la foule. Seul le lieutenant-colonel Issac Zida, un des chefs du régiment de sécurité présidentielle, affirme son soutien aux insurgés. Avec certains leaders de la société, il se rend à la place de la Révolution, toute proche, où la foule est rassemblée. Il y fait un court discours affirmant son soutien et annonce la démission de Blaise Compaoré, qu’il venait d’apprendre au téléphone. Ce dernier prend la fuite dans un long convoi de véhicules vers 12h30. Il va être exfiltré vers la Côte d’Ivoire par les militaires français du COS (commandement des opérations spéciales). Les dirigeants français ont donc la responsabilité d’avoir soustrait Blaise Compaoré à la justice de son pays.
Puis Zida se rend au camp Guillaume tout proche. S’y retrouvent certains de ses proches parmi les militaires et quelques leaders de la société civile. Dans l’après midi, deux généraux de l’armée tentent de se faire nommer Président sans succès. Au camp Guillaume, les discussions vont se poursuivre jusqu’à tard le soir. Le lieutenant colonel Zida s’efforce surtout de convaincre les différents chefs de l’armée de se ranger du côté des insurgés. Ce qui semble acquit le lendemain matin. Il convainc les membres de la société civile présents d’avoir pris le contrôle de l’armée.
Dans les jours qui suivent, les évènements se succèdent. Des insurgés prennent d’assaut la télévision mais en sont rapidement exclus par l’armée. Saran Sérémé, organisatrice d’une manifestation de femmes, quelques jours auparavant, revendique à son tour la présidence, portée par une partie de la foule.
D’autres leaders s’attellent à réunifier la société civile. Des accusations fusent contre le Balai citoyen qui aurait vendu « l’insurrection », en suscitant une concertation avec l’armée, souvent de la part d’associations concurrentes jalouses de l’emprise qu’alors de ce mouvement et ses leaders sur une partie de la jeunesse. D’autres comme Luc Marius Ibriga, un juriste universitaire, lancent des appels pour éviter que l’insurrection ne se transforme en coup d’État militaire. Y-a-t-il alors une autre voie que la concertation avec une partie de l’armée, alors qu’aucune initiative n’est prise ?
Une transition inclusive et consensuelle, mise en place en 15 jours
D’autres leaders de la société civile émergent et prennent les choses en main, alors que les partis politiques refusent dans l’immédiat de s’investir. En réalité, leur souhait n’est autre que des élections se tiennent rapidement et s’en remettre pour cela à l’armée.
Des négociations s’engagent pour mettre en place une transition inclusive, élaborer une charte de la transition puis la composition de l’Assemblée législative de la transition.
Un processus exemplaire se met en place, des négociations s’engagent entre les représentants que se sont donnés ce qu’on appelle les forces vives du pays, la société civile, les partis politiques, l’armée et les autorités religieuses. Seuls les syndicats refusent d’y participer. Dans un esprit de responsabilité général, chaque partie accepte de faire les concessions nécessaires. En 15 jours est mise en place une transition inclusive, acceptée de façon consensuelle par tous les acteurs en présence.
VOILA POURQUOI CETTE INSURRECTION POPULAIRE PACIFIQUE, MASSIVE, ET LA MISE EN PLACE DE LA TRANSITION, ONT ÉTÉ EXEMPLAIRES.
Historique, car nous ne faisons que synthétiser une série d’évènements qui se sont succédé. À chaque fois, le rapport de forces ne tient qu’à un fil, chaque avancée supplémentaire résulte d’une alchimie longue à expliquer mais que l’intelligence collective permet de faire. N’est-ce pas ce qui caractérise un moment où les évènements s’accélèrent et qui restera gravé dans la grande histoire. En réalité, comme diraient les marxistes, le dépassement des contradictions qui apparaissent les unes après les autres.
D’autres difficultés viendront plus tard car le bras armé du pouvoir de Blaise Compaoré, le régiment de sécurité présidentielle, avec à sa tête Gilbert Diendéré, n’a pas pu être démantelé.
À l’approche des élections, en septembre 2015, Gibert Diendéré, le second de Blaise Compaoré, resté au Burkina, lance une tentative de coup d’État, qualifiée, « la plus bête du monde ». Le peuple se mobilise massivement et les chefs des garnisons de province décident de monter sur la capitale, avec leurs troupes. Diendéré finit par se rendre !
Malheureusement les Burkinabè choisissent de mettre au pouvoir le MPP, des hommes politiques qui ont accompagné, pour la plupart d’entre eux, Blaise Compaoré 25 ans sur 26. C’est le début de la plongée du pays dans une crise multiforme, aggravée par le développement du terrorisme. Puis d’une guerre qui a été lancée de l’extérieur mais qui s’appuie beaucoup sur des mécontentements locaux.
Un évènement historique qui a valeur d’exemple…
Que retenir de cette trop courte présentation synthétique ? D’abord qu’elle est un évènement historique qui résulte d’une évolution dans le temps, de la situation interne politique du pays. Blaise Compaoré prend le pouvoir avec une image des plus exécrables. Après le discours de la Baule de François Mitterrand en juin 1990, il doit impérativement vernir son image et celle de son pays. Il fait adopter une constitution, à bien des aspects démocratique, en 1991, qui ne sera souvent d’ailleurs pas respectée. Elle permet le multipartisme et ouvre des espaces de liberté où vont s’engouffrer les partis politiques et les associations de la société civile, mais de façon très limitée alors. Quelques journaux indépendants voient le jour dont Bendré et L’indépendant notamment. L’assassinat de son directeur, Norbert Zongo, va réveiller le pays, grâce à une alliance entre certains partis politiques et des organisations de la société, dont en premier lieu celle de la presse indépendante. Le « pays réel », dont se réclamait ce mouvement, va mener une longue lutte contre un pouvoir qui résistait pied à pied à tout nouveau progrès démocratique. Mais la puissance de la mobilisation qui se réveillait de façon récurrente, obtint de nouvelles avancées démocratiques qui vont permettre à l’opposition, partis ou organisations de la société civile, de mieux s’organiser et d’acquérir une longue expérience de la lutte contre le pouvoir. C’est de là que provient la capacité de la société civile de faire émerger de ses rangs des personnalités expérimentées qui vont avoir l’intelligence politique de transformer l’insurrection en une transition consensuelle. Car les partis politiques, impatients de voir se tenir des élections, vont suivre le mouvement plutôt que de le diriger. D’autant plus que toute personne exerçant d’importantes responsabilités durant la Transition se voyait interdire de se présenter aux élections.
… Mais malgré tout une insurrection inachevée
Si la transition obtenue fut sans doute la meilleure possible, compte tenu du rapport des forces dans le pays à l’époque, l’insurrection n’en demeure pas moins inachevée. Il convient de rappeler par exemple, que les dignitaires du pays ont pu s’enfuir tranquillement et sans doute effacer un certain nombre de preuves de leurs malversations. Aucun n’a pu être jugé. Que d’autre part, l’un des piliers du régime de Blaise Compaoré, le régiment de la sécurité présidentielle était resté en place, ainsi que son chef, Gilbert Diendéré. Ils n’ont cessé d’entraver la transition, prenant parfois en otage le conseil des ministres. Faute de la déstabiliser totalement, à l’approche d’élections, Gilbert Diendéré tente alors un coup d’État, avec la complicité de Djibril Bassolé, ancien officier de gendarmerie transformé par la grâce de son ami Blaise Compaoré en diplomate. La mobilisation reprend alors de plus belle dans la rue, notamment dans les quartiers de la capitale où sont érigées des barricades. Cette réaction encourage les garnisons de province à monter sur la capitale et à lancer un ultimatum à Gilbert Diendéré qui n’a d’autre choix que de se rendre et à se répandre en regret pitoyable. Ce coup d’État est alors qualifié au Burkina de « plus bête du monde ».
Un certain nombre de lois furent votées pendant la Transition. Par contre, les nombreuses propositions des travaux de la Commission nationale des réformes et de la réconciliation n’ont jamais été appliquées, ni le projet de constitution élaborée pendant la Transition. Or ce sont ces travaux qui auraient pu jeter les bases d’une transformation de l’État et de la mise en place d’un nouveau modèle de société. Le régime de Roch Marc Christian Kaboré a tout simplement ignoré ces travaux, qui n’ont même peu été soutenus et valorisés pas les anciens insurgés. Une insurrection que la transition trop courte n’a pas pu achever.
Et maintenant ?
Burkina 2014, rappel sur une insurrection exemplaire
11 novembre par Bruno Jaffré




La maison du peuple à Ouagadougou, Burkina Faso
https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Sputniktilt
L’insurrection d’octobre 2014 au Burkina Faso, et la transition qui a suivi, méritent encore une fois qu’on y revienne, tant elles restent mémorables. Nous prenons ci-dessous le temps d’en rappeler la genèse, le déroulement des évènements et d’ajouter quelques analyses. Nous terminons par quelques réflexions sur ce qui se passe actuellement au Burkina.
Sommaire
- Une insurrection dont la puissance s’est construite dans le temps long
- Les prémices de l’insurrection
- L’insurrection massive populaire déterminée
- Une transition inclusive et consensuelle, mise en place en 15 jours
- Un évènement historique qui a valeur d’exemple…
- … mais malgré tout une insurrection inachevée
- Et maintenant ?
- Et demain ?
L’aspiration des peuples à la liberté est une constante de l’histoire. Dans le monde d’aujourd’hui, dans de nombreux pays, les unes après les autres, éclatent des révoltes populaires, des insurrections. Beaucoup tournent à l’échec pour des raisons propres à chaque pays. Mais lorsqu’une insurrection est exemplaire, il impératif de la valoriser et de partager les analyses. L’espoir doit être préservé. En expliquer les succès, les insuffisances, les contradictions qui ont émergé, et les obstacles qui ont entravé ses avancées. Les différentes expériences nationales ne sont pas toujours conservées d’une insurrection à l’autre au sein d’un pays. Les insurrections c’est ce que redoutent le plus les dictatures. Elles ne nourrissent pas l’expérience internationale ou trop peu. La mémoire des luttes des peuples du monde est nécessaire. Elle est très insuffisante.
Aujourd’hui, par exemple, une récente insurrection au Bangladesh, à l’initiative des étudiants, a permis la mise en place d’une transition qui résulte d’un accord entre les insurgés et les militaires. Qu’en savons-nous ? Que savent les insurgés du Bangladesh de l’insurrection burkinabè ? Il n’y a pas de modèle, mais les insurrections peuvent toutes susciter des réflexions instructives.
Voilà pourquoi nous voulons rappeler quelle a été l’insurrection de 2014 au Burkina Faso. Une insurrection que j’ai qualifiée moi-même d’inachevée dans un ouvrage publié après avoir enquêté sur cet évènement. (Voir https://www.thomassankara.net/linsurrection-inachevee-burkina-faso-2014-un-livre-de-bruno-jaffre/). Elle reste de mon point de vue exemplaire, comme l’a été la transition qui a suivi.
Une insurrection dont la puissance s’est construite dans le temps long
Blaise Comparé dirigeait le pays depuis 27 ans. La population, avide de changement, n’en pouvait plus. La pauvreté restait endémique, la corruption omniprésente, et les riches affichaient une arrogance provocante.
Sans doute inquiet de ce qui pourrait lui arriver, être poursuivi en justice par exemple, s’il délaissait le pouvoir, il a cru bon de tenter de modifier l’article 37 de la constitution. Il voulait faire sauter la limitation à deux mandats successifs, pour pouvoir se représenter aux élections à venir. La provocation de trop !
Le pays vivait comme une cocotte minute qui ne demandait qu’à exploser à la moindre occasion. C’est ce qui va se passer. Le peuple burkinabè, longtemps abasourdi par l’assassinat de Thomas Sankara, puis par une dictature impitoyable, reprend le chemin de la lutte pour les libertés après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Ce dernier enquêtait sur la mort de David Ouedraogo, le chauffeur de François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré. Il l’avait livré aux mains des militaires de la sécurité présidentielle. Il en était mort sous la torture.
C’en était trop. Pendant plus de 2 ans, de nombreuses manifestations massives vont être organisées pour demander justice pour Norbert Zongo et obtenir plus de liberté. Blaise Compaoré est contraint de négocier et va devoir céder en ouvrant quelques espaces de liberté dans lesquels vont s’engouffrer le mouvement social et les partis politiques. Une relative liberté de la presse, notamment, et la création de nombreuses associations de société civile qui vont lutter pour plus de démocratie, de liberté et contre la corruption.
D’autres révoltes populaires, accompagnées d’émeutes, vont éclater puis s’étendre rapidement dans le pays notamment après la mort de jeunes lycéens, à la suite d’autres exactions des forces de l’ordre, ou contre la vie chère, en 2003, 2007, 2008 et 2011. Des mutineries ont aussi éclaté au sein de l’armée, parfois pour des primes ou des soldes détournées, mais aussi pour protester contre la prépondérance du régiment de sécurité présidentielle.
Les prémices de l’insurrection
C’est ainsi, ce qui semble oublié aujourd’hui, que les premières manifestations massives, contre la modification de l’article 37, ont été organisées, en 2013, par le CFOP (chef de file de l’opposition) [1]. Il s’agit d’une institution légale et subventionnée, regroupant les partis se réclamant de l’opposition. Elle est chargée du dialogue de l’opposition avec la majorité. Le chef de file étant le parti de l’opposition le plus important à l’assemblée nationale. Sa création faisait suite à une proposition qui avait émergé lors des négociations à l’issue du mouvement exigeant la vérité et la justice pour Norbert Zongo. En 2013 encore, dans la foulée vont être créés d’une part le Balai citoyen, autour de deux artistes « rebelles » très populaires, Smockey et Sams’K Le Jah, et de Guy Hervé Kam, avocat, aujourd’hui détenu par le pouvoir d’Ibrahim Traoré. Un apport déterminant, puisqu’ils apparaissaient comme les porte-paroles de la jeunesse. Jeunesse qui, pour l’essentiel, ne se reconnaissait pas dans les partis politiques. Et d’autre part le MPP, mouvement du peuple pour le progrès, issu d’une scission du CDP (Congrès pour la démocratie et le progrès), le parti de Blaise Compaoré. Le MPP va lui aussi jouer un rôle important le jour de l’insurrection, largement sous-estimé aussi aujourd’hui. Il emmenait avec lui tout un réseau de militants implantés dans les quartiers, expérimentés dans l’art de mobiliser, contre de modiques rétributions, lors des grandes occasions. Il semble bien que ce soit ce parti qui ait organisé des réunions avec ses jeunes militants pour apprendre à confectionner des cocktails Molotov et à s’en servir le jour J.
L’insurrection massive populaire déterminée
Coupé de la réalité de son pays, Blaise Compaoré persiste et convoque l’assemblée nationale pour voter la révision de l’article 37.
L’unité du peuple va se réaliser dans la rue pour demander le départ de Blaise Compaoré. Aucune réunion de concertation préparatoire aux manifestations ne s’est tenue. Car, à part l’objectif de faire partir Blaise Compaoré, les différentes organisations qui se mobilisaient n’ont pas les mêmes objectifs et ne se concertent donc pas vraiment. Pourtant de nombreux appels à se rendre à l’assemblée nationale sont lancés pour empêcher le vote de la modification constitutionnelle.
Le 30 octobre 2014, dans la rue, une foule incroyablement massive et déterminée, afflue de tous les quartiers de la ville. Rien ne se semble pouvoir arrêter.
Le jour de l’insurrection des dizaines de milliers de personnes, peut-être plus, vont affronter les forces de l’ordre pendant près de 4 heures et progresser petit à petit. Arrivés au boulevard qui mène à l’Assemblée nationale, les insurgés sont délestés de leurs cailloux et avancent mains en l’air en direction du dernier rang de militaires du régiment de sécurité présidentiel. Ceux-ci pointent leurs mitrailleuses en direction des manifestants qui avancent doucement. Les militaires finissent par faire demi-tour, laissant la voie libre aux insurgés. Un moment extraordinaire, comme il en arrive rarement. Ils envahissent et détruisent l’Assemblée nationale tandis que c’est le sauve-qui-peut pour les députés.
La situation est alors incontrôlable. Une partie des manifestants se rend à la Présidence, à l’extérieur de la ville et quelques-uns sont même reçus par Blaise Compaoré, qui refuse alors de démissionner.
Le lendemain matin, à l’initiative du Balai citoyen, qui prend soin d’appeler d’autres leaders de la société civile, une réunion a lieu à l’État-major. Certains demandent à l’armée de prendre ses responsabilités alors que les pillages commencent en ville. Personne ne contrôle véritablement la foule. Seul le lieutenant-colonel Issac Zida, un des chefs du régiment de sécurité présidentielle, affirme son soutien aux insurgés. Avec certains leaders de la société, il se rend à la place de la Révolution, toute proche, où la foule est rassemblée. Il y fait un court discours affirmant son soutien et annonce la démission de Blaise Compaoré, qu’il venait d’apprendre au téléphone. Ce dernier prend la fuite dans un long convoi de véhicules vers 12h30. Il va être exfiltré vers la Côte d’Ivoire par les militaires français du COS (commandement des opérations spéciales). Les dirigeants français ont donc la responsabilité d’avoir soustrait Blaise Compaoré à la justice de son pays.
Puis Zida se rend au camp Guillaume tout proche. S’y retrouvent certains de ses proches parmi les militaires et quelques leaders de la société civile. Dans l’après midi, deux généraux de l’armée tentent de se faire nommer Président sans succès. Au camp Guillaume, les discussions vont se poursuivre jusqu’à tard le soir. Le lieutenant colonel Zida s’efforce surtout de convaincre les différents chefs de l’armée de se ranger du côté des insurgés. Ce qui semble acquit le lendemain matin. Il convainc les membres de la société civile présents d’avoir pris le contrôle de l’armée.
Dans les jours qui suivent, les évènements se succèdent. Des insurgés prennent d’assaut la télévision mais en sont rapidement exclus par l’armée. Saran Sérémé, organisatrice d’une manifestation de femmes, quelques jours auparavant, revendique à son tour la présidence, portée par une partie de la foule.
D’autres leaders s’attellent à réunifier la société civile. Des accusations fusent contre le Balai citoyen qui aurait vendu « l’insurrection », en suscitant une concertation avec l’armée, souvent de la part d’associations concurrentes jalouses de l’emprise qu’alors de ce mouvement et ses leaders sur une partie de la jeunesse. D’autres comme Luc Marius Ibriga, un juriste universitaire, lancent des appels pour éviter que l’insurrection ne se transforme en coup d’État militaire. Y-a-t-il alors une autre voie que la concertation avec une partie de l’armée, alors qu’aucune initiative n’est prise ?
Une transition inclusive et consensuelle, mise en place en 15 jours
D’autres leaders de la société civile émergent et prennent les choses en main, alors que les partis politiques refusent dans l’immédiat de s’investir. En réalité, leur souhait n’est autre que des élections se tiennent rapidement et s’en remettre pour cela à l’armée.
Des négociations s’engagent pour mettre en place une transition inclusive, élaborer une charte de la transition puis la composition de l’Assemblée législative de la transition.
Un processus exemplaire se met en place, des négociations s’engagent entre les représentants que se sont donnés ce qu’on appelle les forces vives du pays, la société civile, les partis politiques, l’armée et les autorités religieuses. Seuls les syndicats refusent d’y participer. Dans un esprit de responsabilité général, chaque partie accepte de faire les concessions nécessaires. En 15 jours est mise en place une transition inclusive, acceptée de façon consensuelle par tous les acteurs en présence.
VOILA POURQUOI CETTE INSURRECTION POPULAIRE PACIFIQUE, MASSIVE, ET LA MISE EN PLACE DE LA TRANSITION, ONT ÉTÉ EXEMPLAIRES.
Historique, car nous ne faisons que synthétiser une série d’évènements qui se sont succédé. À chaque fois, le rapport de forces ne tient qu’à un fil, chaque avancée supplémentaire résulte d’une alchimie longue à expliquer mais que l’intelligence collective permet de faire. N’est-ce pas ce qui caractérise un moment où les évènements s’accélèrent et qui restera gravé dans la grande histoire. En réalité, comme diraient les marxistes, le dépassement des contradictions qui apparaissent les unes après les autres.
D’autres difficultés viendront plus tard car le bras armé du pouvoir de Blaise Compaoré, le régiment de sécurité présidentielle, avec à sa tête Gilbert Diendéré, n’a pas pu être démantelé.
À l’approche des élections, en septembre 2015, Gibert Diendéré, le second de Blaise Compaoré, resté au Burkina, lance une tentative de coup d’État, qualifiée, « la plus bête du monde ». Le peuple se mobilise massivement et les chefs des garnisons de province décident de monter sur la capitale, avec leurs troupes. Diendéré finit par se rendre !
Malheureusement les Burkinabè choisissent de mettre au pouvoir le MPP, des hommes politiques qui ont accompagné, pour la plupart d’entre eux, Blaise Compaoré 25 ans sur 26. C’est le début de la plongée du pays dans une crise multiforme, aggravée par le développement du terrorisme. Puis d’une guerre qui a été lancée de l’extérieur mais qui s’appuie beaucoup sur des mécontentements locaux.
Un évènement historique qui a valeur d’exemple…
Que retenir de cette trop courte présentation synthétique ? D’abord qu’elle est un évènement historique qui résulte d’une évolution dans le temps, de la situation interne politique du pays. Blaise Compaoré prend le pouvoir avec une image des plus exécrables. Après le discours de la Baule de François Mitterrand en juin 1990, il doit impérativement vernir son image et celle de son pays. Il fait adopter une constitution, à bien des aspects démocratique, en 1991, qui ne sera souvent d’ailleurs pas respectée. Elle permet le multipartisme et ouvre des espaces de liberté où vont s’engouffrer les partis politiques et les associations de la société civile, mais de façon très limitée alors. Quelques journaux indépendants voient le jour dont Bendré et L’indépendant notamment. L’assassinat de son directeur, Norbert Zongo, va réveiller le pays, grâce à une alliance entre certains partis politiques et des organisations de la société, dont en premier lieu celle de la presse indépendante. Le « pays réel », dont se réclamait ce mouvement, va mener une longue lutte contre un pouvoir qui résistait pied à pied à tout nouveau progrès démocratique. Mais la puissance de la mobilisation qui se réveillait de façon récurrente, obtint de nouvelles avancées démocratiques qui vont permettre à l’opposition, partis ou organisations de la société civile, de mieux s’organiser et d’acquérir une longue expérience de la lutte contre le pouvoir. C’est de là que provient la capacité de la société civile de faire émerger de ses rangs des personnalités expérimentées qui vont avoir l’intelligence politique de transformer l’insurrection en une transition consensuelle. Car les partis politiques, impatients de voir se tenir des élections, vont suivre le mouvement plutôt que de le diriger. D’autant plus que toute personne exerçant d’importantes responsabilités durant la Transition se voyait interdire de se présenter aux élections.
… mais malgré tout une insurrection inachevée
Si la transition obtenue fut sans doute la meilleure possible, compte tenu du rapport des forces dans le pays à l’époque, l’insurrection n’en demeure pas moins inachevée. Il convient de rappeler par exemple, que les dignitaires du pays ont pu s’enfuir tranquillement et sans doute effacer un certain nombre de preuves de leurs malversations. Aucun n’a pu être jugé. Que d’autre part, l’un des piliers du régime de Blaise Compaoré, le régiment de la sécurité présidentielle était resté en place, ainsi que son chef, Gilbert Diendéré. Ils n’ont cessé d’entraver la transition, prenant parfois en otage le conseil des ministres. Faute de la déstabiliser totalement, à l’approche d’élections, Gilbert Diendéré tente alors un coup d’État, avec la complicité de Djibril Bassolé, ancien officier de gendarmerie transformé par la grâce de son ami Blaise Compaoré en diplomate. La mobilisation reprend alors de plus belle dans la rue, notamment dans les quartiers de la capitale où sont érigées des barricades. Cette réaction encourage les garnisons de province à monter sur la capitale et à lancer un ultimatum à Gilbert Diendéré qui n’a d’autre choix que de se rendre et à se répandre en regret pitoyable. Ce coup d’État est alors qualifié au Burkina de « plus bête du monde ».
Un certain nombre de lois furent votées pendant la Transition. Par contre, les nombreuses propositions des travaux de la Commission nationale des réformes et de la réconciliation n’ont jamais été appliquées, ni le projet de constitution élaborée pendant la Transition. Or ce sont ces travaux qui auraient pu jeter les bases d’une transformation de l’État et de la mise en place d’un nouveau modèle de société. Le régime de Roch Marc Christian Kaboré a tout simplement ignoré ces travaux, qui n’ont même peu été soutenus et valorisés pas les anciens insurgés. Une insurrection que la transition trop courte n’a pas pu achever.
Et maintenant ?
Le traitement de la situation actuelle mériterait évidemment un nouvel article bien plus long que ces quelques réflexions insuffisantes qui suivent. Je suis pour ma part inquiet, car plusieurs de mes connaissances au Burkina ont été enlevées sans qu’on ait depuis de nouvelles. Nombreux sont ceux qui préfèrent se taire désormais.
De ce que me disent un certain nombre de Burkinabè au pays, qui osent encore partager ce qu’ils ont sur le cœur, c’est qu’une chape de plomb s’est abattue sur le pays. Les Burkinabè évitent désormais les discussions politiques. D’autres, par contre encore nombreux, se sont rangés de façon inconditionnelle derrière Ibrahim Traoré qui semble se délecter d’un culte de la personnalité jamais vu dans ce pays. D’importantes sommes ont afflué vers les caisses ouvertes pour l’actionnariat populaire, pour lancer des projets. Mais la haine s’installe, ceux qui émettent des critiques sont menacés parfois de mort, sans que ceux qui lancent ces menaces ne soient inquiétés. Ainsi, le 31 octobre 2023, la puissante CGTB avait appelé à un meeting à la bourse du travail, pour commémorer l’insurrection populaire tout en émettant un certain nombre de critiques contre le pouvoir. De nombreuses vidéos sont alors diffusées par les partisans d’Ibrahim Traoré, montrant des individus exhibant leurs machettes lançant des menaces contre les participants éventuels. Sans aucune réaction de la part du pouvoir. Le meeting a finalement été annulé après intervention des chefs coutumiers qui voulaient éviter à tout prix les violences.
Les contestataires du régime sont enlevés, souvent envoyés au front, sans qu’aucune nouvelle ne parvienne à leurs proches. Une liste de plus de 100 personnes a été diffusée, probablement non exhaustive. Et à la suite de la supposée dernière tentative de coup d’État [2], le pouvoir a annoncé avoir arrêté plus de 350 personnes, pour la plupart sur dénonciations. Les autorités se retranchent derrière une loi de réquisition générale, alors que des volontaires ne sont toujours pas recrutés. C’est la sentence pour tous les auteurs de critiques. Critiques souvent relativement modérées qui consistent à demander que la transition soit revue avec une concertation inclusive. C’est qui est arrivé à quelques militants du Balai citoyen ou de leaders locaux qui avaient organisé des manifestations pour protester contre la montée de l’insécurité. L’avocat Guy Hervé Kam, ancien porte-parole du Balai citoyen, à l’initiative de la création du parti SENS (Servir et non se servir), qui souhaitait rompre avec la pratique politique en cours dans le pays, avant que n’éclatent les coups d’État militaires, a été enlevé, sans que sa famille ait des nouvelles. Libéré à la suite de décision judiciaire, et après une mobilisation importante des avocats, il a de nouveau été arrêté le jour même et incarcéré à la maison d’arrêt de l’armée mais cette fois inculpé d’« atteinte à la sûreté de l’État » [3]. Un autre dirigeant politique, Ablassé Ouedraogo, âgé de 70 ans, a aussi été envoyé au front et ramené très amaigri trois mois après. Il se tait depuis. C’est la méthode trouvée par ce nouveau pouvoir pour faire taire les voix critiques. Les dirigeants des autres partis politiques soit se répandent, peu nombreux, en déclaration d’allégeance, tout en demandant que soit levée leur interdiction, soit restent muets à part quelques vagues déclarations sans consistance.
Le pouvoir a en partie réussi à faire taire les critiques de l’intérieur. La justice a été muselée [4], ses décisions non respectées. Récemment des juges et des magistrats ont même été, eux aussi, envoyés au front ! La presse aussi a fini par rentrer dans le rang, après avoir un temps résisté collectivement. Elle a dû se résoudre à éviter les enquêtes ou les éditoriaux d’opinion, après que quatre journalistes ou chroniqueurs aient subi le même sort.
Il est vrai qu’une autre partie du pays adhère sans condition à tout ce qui est annoncé, même aux promesses les plus farfelues comme celle de faire du Burkina le premier producteur mondial de cacao. Elle semble avoir retrouvé la fierté dans un patriotisme exacerbé. Parce que les dirigeants ont chassé les Français, qu’ils ont claqué la porte de la CEDEAO et créé une confédération avec le Mali et le Niger. Mais aussi parce que le capitaine Ibrahim Traoré de cesse de clamer que son pays est riche et qu’il lance des projets grandioses, comme le lancement récent d’une zone commerciale de plusieurs immeubles dont un de 35 étages ! Plus sérieux semble les inaugurations d’usines de transformation de produits locaux sur place, tomates, valorisation des déchets des mines d’or, boulangerie industrielle pour faire du pain le blé produit sur place. L’affirmation de la création d’une politique de développement auto centré. Le temps manque pour juger de leur viabilité, en l’absence de possibilité de disposer d’enquête issue d’une presse libre. Les détracteurs affirment de leur côté que ces projets avaient été lancés avant la prise du pouvoir d’Ibrahim Traoré.
Un article de fond qui reste à faire devrait répondre aux questions suivantes. Les angles d’attaque seraient nombreux en plus de la tournure dictatoriale que semble prendre le régime, se retranchant derrière l’état de guerre pour se justifier. À commencer par comparer les mises en place des transitions de 2014 et de 2022 [5]. Par ailleurs, Ibrahim Traoré avait promis de faire reculer le terrorisme en quelques mois. Qu’en est-il en réalité ? Il s’affirme anti-impérialiste et sur la voie de l’indépendance nationale. Est-ce compatible avec un alignement total sur la Russie ? Jusqu’à même confier la sécurité d’Ibrahim Traoré à des militaires russes ! Régulièrement sont annoncés des projets de mise en place d’une économie autocentrée, basée sur la transformation des richesses du pays, comme production agricole. Qu’elle en est la réalité et la viabilité dans le temps ? Et qu’en est-il de la filiation d’Ibrahim Traoré, que certains partisans affirment être l’envoyé de Dieu, par rapport aux idéaux de Thomas Sankara ! Les différences sautent en yeux pour ceux qui veulent bien les ouvrir et réfléchir un tant soit peu. Totalement inconnu dans le pays lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il n’avait aucun projet politique si ce n’est celui de se consacrer à la guerre qu’il avait promis de gagner en quelques mois. Il a suffi que les responsables du Mémorial Thomas Sankara, lui transmettent le « flambeau de la Révolution », pour qu’il se jette sur cette opportunité offerte, inespérée sans doute, et se prenne pour un dirigeant révolutionnaire, lui qui pourtant n’avait jusqu’ici aucune formation politique. Les différences ne sont-elles pas nombreuses et multiformes ?
Quant aux libertés individuelles, elles seraient d’inspiration occidentale mais ne seraient pas nécessaires en Afrique. Quel mépris pour leurs propres peuples ! L’insurrection ne portait-elle pas une immense revendication de liberté ?
Et demain ?
Faut-il se désespérer de l’avenir du Burkina ? La lutte se mène pied à pied sur facebook, très suivi, où les fake news pullulent. Les menacent fusent, les satisfactions se répandent quand quelqu’un est victime de la répression. Mais les opposants au pouvoir, souvent à l’extérieur, ne démissionnent pas. Ils diffusent sur les réseaux sociaux les informations que le pouvoir cache, les nombreuses attaques des groupes armées souvent dans le nord ou l’est du pays. Ils argumentent aussi, analysent, appellent à la résistance, parfois avec humour caricaturent Ibrahim Traoré avec délectation.
Il faudra du temps pour que le pays sorte du traumatisme et de la souffrance que son peuple traverse, celle de la guerre, avec ses déjà presque vingt mille morts, de la pauvreté qui s’étend, de la division qui s’est installée en son sein.
Mais ce peuple a une histoire prestigieuse. Elle semble effacée du fait d’une propagande omniprésente, mais elle reste ancrée au fin fond des mémoires. Ceux qui pourraient la porter sont contraint au silence et à l’exil. Les générations se succèdent rapidement au Burkina. Aucun progrès ne semble pointer à l’horizon, que ce soit dans la lutte contre le terrorisme, selon les organismes internationaux comme l’ACLED, ou dans l’amélioration des conditions de vie des populations. Le temps devrait faire mûrir les consciences. Le peuple se réveillera un jour, peut-être la génération suivante, et il faudra panser les plaies, rétablir le dialogue et le respect des uns et des autres. Il ne peut y avoir d’autres voies.
Mais surtout il ne doit plus y avoir d’impunité pour les auteurs des massacres réguliers dont sont victimes les populations, ni pour ceux qui pratiquent la torture dans les geôles des nouveaux dirigeants. L’une des insuffisances de l’insurrection c’est de ne pas avoir pu juger les responsables du régime de Blaise Compaoré. Les auteurs de torture sous le régime de Blaise Compaoré, pourtant connus du fait des témoignages des victimes, n’ont jamais été poursuivis. Cela ne doit plus se reproduire.
Bruno Jaffré
[i] On pourra se reporter aux nombreux articles publiés sur mon blog au fur et à mesure de l'évolution de la situation au Burkina à partir de juin 2013, jusqu’à l’insurrection puis pendant la transition. Vous les trouverez sur mon blog à partir de la page 11 https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog?page=11, jusqu'à la page https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog?page=8
[ii] Je laisse juge de la seule preuve exhibée par le pouvoir que vous trouverez à https://www.youtube.com/watch?v=DRVk_5p1MAQ&t=19s.
[iii] J’ai assez longtemps côtoyé cet avocat, qui représentait plusieurs familles lors du procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Je n’ai aucun doute sur le caractère mensonger de cette accusation. Pour ses partisans, son inculpation est un progrès car cela impose une procédure judiciaire ! Ses collègues avocats ont plusieurs fois affirmé que son dossier était vide.
[iv] On trouvera à https://afriquexxi.info/Au-Burkina-Faso-retour-a-la-case-depart-pour-la-justice, un article détaillant la résistance du monde judiciaire puis la méthode employée par le pouvoir pour en prendre le contrôle.
[v] On pourra relire les premiers articles sur ce présent blog publiés au moment de la prise du pouvoir d’Ibrahim Traoré. On y trouvera un certain espoir mais aussi le décryptage de la mise en place de la Transition ou apparaissent très clairement le refus d’une transition inclusive et les premières mesures permettant à Ibrahim Traoré de contrôler la première assemblée chargée de mettre en place la Transition, puis l’Assemblée législative de la Transition. (voir https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog/141022/octobre-2022-coup-d-etat-insurrection-le-burkina-rebat-ses-cartes et https://blogs.mediapart.fr/bruno-jaffre/blog/291122/burkina-transition-en-place-premier-ministre-sankariste-et-de-gros-defis-relever )