Bruno Jaffré
Historien de la révolution du Burkina Faso (83 - 87), biographe du président Thomas Sankara, militant associatif, membre de SURVIE, journaliste occasionnel, ingénieur de recherche dans une grande entreprise, ancien professeur de mathématiques
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Billet de blog 11 nov. 2013

Bruno Jaffré
Historien de la révolution du Burkina Faso (83 - 87), biographe du président Thomas Sankara, militant associatif, membre de SURVIE, journaliste occasionnel, ingénieur de recherche dans une grande entreprise, ancien professeur de mathématiques
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La RAI se débarrasse de C’era una Volta, une émission gênante, et de Silvestro Montanaro, un journaliste encombrant

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Historien de la révolution du Burkina Faso (83 - 87), biographe du président Thomas Sankara, militant associatif, membre de SURVIE, journaliste occasionnel, ingénieur de recherche dans une grande entreprise, ancien professeur de mathématiques
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Antonio Mele (en Italie), Bruno Jaffré

Fin octobre 2013 un nouveau joyau du service public, un des derniers, vient d'être supprimé par la RAI, la radio et télévision publique italienne. Il s’agit de « C'era una volta »  (« Il était une fois » en  français), une émission d’investigation, primée à de très nombreuses occasions. Bien que peu couteuse, car réalisée avec peu de moyens, la RAI l’a déprogrammée, en ne renouvelant pas le contrat du journaliste Silvestro Montanaro qui assurait l’émission.

Une dégradation continue de la RAI

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La RAI annonce pour bientôt le lancement d’une nouvelle émission de téléréalité, dans le plus pur voyeurisme, la tonitruante “The Mission”, qui doit mettre en scène les séjours des VIP italiens, comme le prince Emmanuel Philibert de Savoie ou le chanteur Al Bano dans des camps de réfugiés au Mali, en Congo RDC et au Sud Soudan.

 Telles sont les dernières péripéties de la dégradation de la plus grande entreprise culturelle d'Italie, qui va devoir renouveler son contrat de service public avec l'Etat italien en 2016. D'ici là son Directeur Général, Luigi Gubitosi, a assuré, fin octobre, au Parlement italien, qu'il consulterait des experts pour décider quel genre de service public il faudra offrir aux italiens,  suivant l'exemple de la BBC lors du renouvèlement de son « Royal Charter » avec le Ministère de la Culture britannique.

 Pourtant la RAI a délaissé progressivement sa mission de service public au fil des années. Les vingt ans de l'ère Berlusconi ont laissé la télévision publique affaiblie comme jamais. .

 Les temps glorieux des documentaires réalisés  par les néoréalistes italiens, de la lutte contre l'analphabétisme menée par les cours d'italien à la télévision, des enquêtes sociales de la RAI sont désormais révolus.

 Mediaset accélère le mouvement

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Dès les années 90, alors que Berlusconi n'était pas encore entré en politique, son groupe de média avec sa télévision commerciale avait déjà entrainé la RAI dans une course au pire, avec la complicité ou l'incompétence des dirigeants de  la télévision publique, qui persistent aujourd'hui encore dans cette voie suicidaire.

 Avec l'entrée de Berlusconi en politique, plusieurs dirigeants de son groupe privé de télévision Mediaset ont été promus dirigeants de la RAI, au détriment du public, notamment augmentation de la publicité et baisse de qualité de service. Et toujours cette autosatisfaction mensongère, répétée à foison à toutes les heures, et à  toutes les sauces: “tout va bien!”. Les meilleures plages horaires sont réservées aux émissions de cuisine, à la violence et à la mise en scène de la douleur, aux débats politiques transformés en hurlements  incompréhensibles. Presque toutes les investigations, les enquêtes et reportages de terrain, tout ce qui permet d’informer sur les réalités de l’Italie et du reste  du monde, sont au mieux tolérés, et relégués à des heures tardives.

 C’era Una Volta, une émission emblématique du service public, un combat permanent

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Silvestro Montanaro (à droite) en tournage

C'est ce qui arrive a Silvestro Montanaro et à son émission C'era una volta, l'une des seules émissions d’investigation sur les guerres oubliées, sur fond de néocolonialisme, la françafrique, les trafics d'êtres humains, les pédophiles, le tourisme sexuel, l'exploitation de tant d'êtres humains sur laquelle se construit notre économie mondialisée, sans l'angélisme ou le voyeurisme de “The Mission”.Au début des années 2000, bien que déclarée émission de l'année, plusieurs fois primée en Italie et à l'international, par trois fois carte de visite de l'Italie à l'Assemblée générale de l'ONU, C'era una volta a pourtant vu sa promotion et son budget diminuer en même temps que son public et sa réputation augmentaient.

 La RAI se débarrasse d’une émission gênante et d’un journaliste encombrant

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Depuis quelques jours Silvestro Montanaro a cessé d'être un journaliste de la RAI, et son émission a cessé d'exister. Du point de vue officiel c'est Montanaro même qui aurait demandé tout simplement à abandonner son poste, la vérité est toute différente, comme le montre la lettre qu'il a envoyée au Directeur Général de la RAI Gubitosi, rendue publique faute de réponse que nous reproduisons ci-dessous.

Depuis, en Italie, la société civile se mobilise, pour demander à la RAI de respecter ses obligations de service public et garder ouverte en Italie cette fenêtre essentielle sur la réalité du monde. Une pétition vient d'être lancée à ce sujet qui en quelques deux semaines à déjà recueilli près de 20000 signatures (voir à http://carlinhoutopia.wix.com/ceraunavolta#!version-francaise/cfpj)

 Des documentaires de terrain au Libéria, au Burkina et en Côté d’Ivoire dénonçant les responsabilitése

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Le travail de Silvestro Montanaro n’intéresse pas que les italiens, bien au contraire. Pourtant la RAI n’a pas voulu débloquer de moyens pour faire traduire son travail, pourtant très demandé dans d’autres pays. En effet, son documentaire « Ombres africaines », une série de 3  films d’une heure consacrée au Libéria, recèle des témoignages inédits de libériens (voir des extraits sous titrés en français à http://thomassankara.net/spip.php?article1085), compagnons de Charles Taylor, sur  l’assassinat de Thomas Sankara.

Ces derniers bousculent quelque peu la version connue jusqu’ici. Surtout ces témoins affirment la participation à ce complot de la France et de la CIA américaine (voir la retranscription en français à http://www.thomassankara.net/spip.php?article794). Ils sont cités dans le document que le réseau « Justice pour Sankara Justice pour l’Afrique » a réalisé en collaboration avec l’association SURVIE, pour sensibiliser les parlementaires français afin qu’ils demandent une enquête parlementaire sur l’assassinat de Thomas Sankara, ce qu’ont fait les députés d’Europe Ecologie les Verts, puis les députés du Front de gauche.

Nous avions alors interviewé Silvestro Montanaro sur la façon dont il les avait recueillis et il nous avait longuement répondu, nous convainquant de son professionnalisme alors que nous ne le connaissions pas, sans s’offusquer pour autant de notre volonté d’en savoir plus. Nous avions pu nous rendre compte du peu de moyens dont il disposait. Nous savions que ce documentaire était d’une grande importance et nous en voulions une version sous-titrée, mais la RAI ne disposait pas de moyen pour ça et ce sont des bénévoles qui ont assuré la traduction et les sous-titres.C’est aussi Silvestro Montanaro qui a réalisé le premier documentaire italien consacré à Thomas Sankara, en allant tourner au Burkina Faso, dans des conditions assez difficiles semble-t-il (voir à http://www.ceraunavolta.rai.it/dl/portali/site/puntata/ContentItem-7797dcf2-7cb3-4d0e-9520-a81888312ba1.html?homepage). Dans une interview récente il explique : « Un (documentaire NDLR) que je chérie particulièrement, c'est celui qui parle de Thomas Sankara, le grand président du Burkina-Faso. Il expose ses idées extraordinaires et sa façon de vivre tout aussi extraordinaire » (publié dans le Courrier Nouveau en Côte d’Ivoire le 4 novembre 2013).

Enfin « La Francia in nero » diffusé sur la RAI3 en septembre 2013, enquête sur le terrain sur les massacres perpétrés par les rebelles ivoiriens, mettant en cause l’ONU et la France. Un documentaire dont la diffusion fut suivie d’une convocation avec le patron de la RAI à l’ambassade de Côte d’Ivoire. Les diplomates de ce pays menacèrent de répercussions économiques les entreprises italiennes en Côté d’Ivoire.

Aujourd’hui son émission est supprimée. Difficile de ne pas penser que ce sont des pressions qui ont présidé  à cette décision, pour faire taire ce professionnel aguerri, qui a mis ses compétences au service des sans voix. En France de tels documentaires ne sont pas légions. Et la suppression de C'era Una Volta est une perte pour l’information italienne bien sur, mais aussi pour l’information en France, notamment sur la Françafrique, dont on annonce régulièrement la fin, mais qui semble toujours bien se porter. Une perte pour l’information tout court. C’est pourquoi la presse française, médiapart en tête, devrait aussi s’en émouvoir et participer au mouvement de protestation qui prend de l’ampleur.

Vous pouvez vous joindre au mouvement de protestation en signant la pétition (version française) à  http://carlinhoutopia.wix.com/ceraunavolta#!version-francaise/cfpj.

 Bruno Jaffré, Antonio Mele (en Italie)


Pourquoi il n’y aura plus de nouveau numéro de l’émission C’ERA UNA VOLTA

Pourquoi à la fin du mois je ne serai plus un auteur et un journaliste de la Rai 

La lettre ouverte de Silvestro MONTANARO publiée le 23.10.2013 

 Traduction Patrizia Donadello, avec Antonio Mele et Bruno Jaffré

 Je rends publique, par pur esprit de transparence et sans aucune volonté de blesser, mais avec beaucoup d'amertume, cette lettre que j’ai envoyée il y a deux semaines au directeur général de la Rai, Luigi Gubitosi. Elle est restée sans aucune réponse. 

 Cher Directeur, 

 Je regrette de vous déranger, mais je ne peux plus me taire.

 Depuis quelques jours je lis et relis la lettre que vous m’avez envoyée et je n’arrive pas à y croire. Deux lignes, seulement deux lignes qui règlent une bonne fois pour toute et mettent fin pour toujours à mon emploi à la Rai. Et, vous m'écrivez encore, que vous acceptez ma « proposition de résolution du contrat » qui me lie depuis plus de 20 ans à notre entreprise. 

 Ma proposition? La mienne? Quelqu’un doit vous avoir trompé monsieur le Directeur. Je n’ai jamais proposé de modifier mon rapport de travail avec la Rai. Cette histoire je la subis. Et avec une amertume infinie. 

 J'aurais voulu vous expliquer comment ça s’est passé réellement. Il y a des mois, je vous ai envoyé un mail pour vous demander un rendez-vous. Je n'ai reçu aucune réponse. Je ne vous accuse pas, j'imagine que ça vous arrive tous les jours. 

 Je reviens vers vous, mais cette fois je demande à votre secrétariat une rencontre. 

 Et pour que cette lettre puisse avoir quelque chance supplémentaire d’arriver entre vos mains, je vous l’envoie aussi par fax.  Ce n’est pas pour vous déranger ou vous presser. Mais comprenez-moi, je ne peux pas accepter cette phrase que vous avez écrit : « J'accepte votre proposition de résolution…. ». Simplement parce que ce n’est pas vrai. 

 Voici les faits. Tout d’abord qui est celui qui vous écrit. 

 Je suis un journaliste. L’un des rares qui est entré en Rai parce qu’il avait été appelé pour ses compétences. C’est Michele Santoro qui m’avait proposé de faire partie de l'équipe qui devait faire une émission avec un nom plein de charme : « Samarcanda ». C’était en 1989 je crois. J'avais déjà collaboré avec la Rai. Avec Enzo Biagi, entre autres, à qui j’ai permis de réaliser quelques interviews importantes sur « l’affaire Tortora ». Je rappelle qu'en acceptant l'offre de Santoro, j’ai mis fin à l’aventure de la petite agence de presse que je dirigeais, agence qui au fil du temps était devenue solide et reconnue.

 Le devoir qui m'attendait demandait le meilleur engagement de moi-même. Vous devez savoir, monsieur le Directeur, que, quand je suis entré la première fois en Rai, je tremblais un peu. C’était la plus grande entreprise culturelle du pays. Elle permet de s’adresser immédiatement à des millions de nos concitoyens. C’était donc une grande responsabilité. 

 Et je me suis engagé. Avec toute la passion possible. 

 Avec les années je suis devenu co-auteur de Santoro, j’ai réalisé avec lui « Le rouge et le noir » et « Temps réel ». J’ai eu l’idée de « Sciuscià » et quand Santoro a quitté la Rai pour entrer à Mediaset, j’ai choisi de rester.

 Je menai à terme le projet « Sciuscià » et j'acceptai la proposition de Giovanni Minoli d'être auteur de "Drug Stories", un programme d’enquête sur le monde de la drogue, en collaboration avec les Nations Unies. Il fut, selon la Rai, le programme de l'année. 

 L'année suivante, je réalisai "Le rêve de Antonio", la première émission en Europe sur la dette des pays du Sud. Le format fut utilisé par Oxfam pour ses campagnes et pour demander aux autres services publics européens de mettre en place des émissions d’information similaires. 

 Successivement j’ai réalisé deux documentaires. « Avec le coeur couvert de neige » et « .. et puis j'ai rencontré Madid ». Ils sont passés à l’antenne en seconde soirée et quelque chose d'extraordinaire s’est produit.

 Deux semaines après, sur demande des téléspectateurs, l’émission a été reprise en première soirée. Oui, à la demande de gens qui ,pendant une semaine entière, ont paralysé les lignes de téléphones de la Rai, de Palerme jusqu’à Milan.

 Suite à la diffusion de l’émission ".. et puis rencontré Madid", plus de dix milliards de lires italiennes furent versés sur un compte courant des Missionari Comboniani (Missionnaires Comboniens). Ainsi des dizaines de milliers de gens au Sud Soudan voués à mourir de faim purent être sauvés. Cet argent permet de construire et de faire fonctionner des infrastructures publiques.

 Il me fut demandé de concevoir un programme de documentaires en première soirée. Ainsi fut créée , en collaboration avec les Nations Unies, des Instituts Missionnaires et du monde de volontariat l’émission: « C’era una Volta ». Une tentative de récit critique des pages les plus noires du processus de la globalisation, de l'état des droits humains dans le monde, une émission d’information sur les "crises" oubliées. 

 Réflechissez, et cela vous confirmera ma réputation de quelqu’un qui dérange…. Pendant que la Rai s'adressait à une agence extérieure pour réaliser à un cout très élevé le lancement d’un programme, j’ai réalisé un clip de lancement pour C’era una Volta  dans lequel, entre autres, il y avait Nelson Mandela et Jorge Amado, tout ça gratuitement. 

 Ce fut une opération couronnée de succès. C’era una Volta fut le programme de l'année. Par la suite, l’émission remporta de nombreux prix nationaux et internationaux. Je rappelle avec plaisir deux médailles de la Présidence de la République et la reconnaissance des deux chambres du parlement.  Elle fut rediffusée dans de nombreux pays. Les films de C’era una Volta ont représenté la Rai par tois fois à l‘assemblées des Nations Unies. Ils ont été utilisés pour de nombreuses campagnes internationales pour le défense des droits humains. 

 En l’an 2000, l’année suivante, on me demande de penser à une production hebdomadaire de documentaires. Un travail gigantesque, que j’ai essayé de faire. J'ai obtenu la collaboration des plus grands réalisateurs de documentaires internationaux. Et j’ai mis au point deux projets. Le premier. Une tentative de travailler à plusieurs sur des thèmes communs aux peuples européens dans l'idée que l'information qui montre la similitude des thèmes était absolument nécessaire à la construction de l'Union européenne.

 Le second, c'est une émission sur la plus belle saison de documentaires italiens, dans les années 60,. Quand les plus grands réalisateurs du cinéma italien ont collaboré au récit de notre après-guerre. Ce projet recueillit l'adhésion de la grande majorité des acteurs du cinéma italien. 

 Ces projets furent détruits avant de voir le jour pour des questions budgétaires. Une occasion perdue. Alors que les coûts de production de C’era una Volta ont toujours été très bas. Je ne prends qu’un un seul exemple. Avec le million qu’a couté,  il y a quelques années, la production de 5 documentaires, qui je crois, , ne sont jamais passés à l'antenne, nous aurions pu  produire 80 épisodes du programme. De mauvaises langues insinuent que plus que des problèmes de budget, l'origine de la réduction du programme de C’era una Volta était mon habitude détestable de diffuser les noms des responsables de beaucoup de maux dont souffrent notre planète.

 Il arrive même que l’on insinue qu'il y a eût des pressions d'importantes multinationales sur notre agence de publicité pour mettre fin à ce scandale qu’était l’émission C’era una Volta .

 Monsieur le Directeur j’ai cité des noms de personnes puissantes, j’ai touché des intérêts puissants, mais je n'ai jamais perdu en justice face à une plainte pour diffamation. Jamais.

 Je n’ai pas voulu croire à ces rumeurs. 

 En 2002, en collaboration avec Lucio Caracciolo de Limes, j'ai crée « Dagli Appennini alle Ande (Des Appennins aux Andes)», un récit populaire abordant les plus grands thèmes de la géopolitique. J’ai réussi à porter à l’écran des personnages de premier plan, des vrais protagonistes de grands événements mondiaux. Le numéro 2 du Fond Monétaire International, M. Boutros Boutros Ghali, ancien Secrétaire Général de l'Onu, pour n’en citer que quelques uns.

 En avance de plusieurs années sur les autres, je racontai les dessous du 11 septembre, du massacre de Szebreniza, des scandales financiers d’Eltsine et des siens. Et puis, j’ai évoqué les actes critiquables, des Nations Unies, du Tribunal Pénal International, des guerres humanitaires. Le programme, diffusé tard le soir, et sans aucune promotion, n’a pas eu une vie facile. Mais quand les critiques affluèrent à Rai International, le programme y fut proposé et il recueillit le consensus dans beaucoup d’endroits dans le monde.

C’est ça la destinée de C’era una Volta. Un programme qui est apparu de plus en plus comme un hôte encombrant et difficile plutôt qu'un produit de la Rai. 

 Pendant des années nous avons travaillé avec deux télés en panne, deux lecteurs bêta en panne, deux magnétoscopes en panne. Un programme de documentaires internationaux produit avec de la bonne volonté. Pourtant dans certaines pièces de la Rai souvent inutilisées, il y avait des  moyens. J'ai travaillé avec des jeunes rédacteurs sous contrat, souvent payé avec un salaire de faim. Les deux derniers ont travaillé pour quelques centaines d’euro par mois, brut de surcroit. On faisait comme si c’était   des collaborateurs extérieurs, mais ils étaient à la rédaction du matin au soir. Et tout le monde le savait. 

 Pas de promotion, pas de place pour programmer nos documentaires.. Pourtant chaque fois que par hasard grandissait l'évidence que nous devions passer nos documentaires à l’antenne, l’audience a été très importante. Elle a même atteint parfois des records pour Rai 3. 

 La reconnaissance de l’importance de cette émission, ne vient pas seulement de l’audience, tout à fait correcte, mais aussi des critiques et des commentaires. Dans le nombre de visualisations sur le web de chaque documentaire.

 Vous savez sûrement que l'audience sur le web est précieuse, parce que c’est un choix des internautes. Nombre de nos documentaires ont dépassé les 50.000 visualisations. Parfois les 200.000, un record pour des produits italiens. Et, si ça ne suffit pas, la plus grande reconnaissance vient des déclarations publiques de la Rai.

 Plusieurs fois en Commission de Vigilance de la Rai, face aux critiques sur la qualité insuffisante de ses produits, vous avez répondu en citant comme produits d'excellence, entre autres, C’era una Volta. 

 Vous devez me croire, je suis content de cette expérience. J'ai personnellement réalisé 50 documentaires d’une heure,  même plus, dont nombreux sont restés dans la mémoire de plusieures générations d'italiens. « Madid », « Caporal Highway »,  « Ma Famille », « Ça suffit de vivre », « Très belle », « je vous ai tant aimé », « La viande fraîche », « Ombres Africaines »,  « Oubliez-nous », « et ce jour ils ont tué la félicité »'.

 Et encore des dizaines d’émissions et reportages. J'ai reçu toute sorte de prix et reconnaissances. La candidature à l'Oscar, parmi une sélection de 1500 documentaires.  

 L’utilisation pour de nombreuses campagnes internationales, la présence de nos documentaires dans beaucoup de zones défavorisées de la planète, et même leur piratage et leur présence sur les étalages de beaucoup de pays africains, montrent qu’une information de qualité, malgré toutes ses limites a donné l parole à ceux qui ne l'avaient pas et a creusé péniblement les sillons de bouts de vérité.

 Elle a apporté  la dignité à la Rai.   

 Je regrette une seule chose. J'aurais voulu et pu faire bien plus. 

 J'ai une grande quantité de jours de congés arriérés. Vous savez, c’était difficile de produire avec peu de moyens. L’unique solution c’était de « se presser ». J'ai travaillé le samedi et le dimanche, beaucoup de jours de Noël …

 J’ai eu trois fois le paludisme. La première j'étais en train de crever. J'en porterai les signes toute la vie. J'ai attrapé toute une série de maladies tropicales. J'ai risqué plusieurs fois ma vie lors de reportages sur ce qu’on appelle absurdement les guerres oubliées et qui sont par contre tout simplement et volontairement ignorées.

 Je ne m’appesantis pas sur les blessures et les coups reçus, non plus. Ce sont des choses qui font partie de mon travail et je n'ai jamais rien demandé pour ça à la Rai. Je crois que c’est une maladie. Mais l'envie de raconter, la recherche de la vérité, c’est la récompense la plus formidable face à n’importe quel accident qui peut nous arriver. 

 Et je pars de la Rai, monsieur le Directeur, comme j'y suis entré il y a plusieurs années. En rédacteur ordinaire comme le dernier qui vient d'arriver. Pendant des années on a discuté de la nécessité de ma promotion. Rien. Probablement y avait-il d’autres qui méritaient plus que moi. 

 Je vous demande pardon pour le temps que vous ai pris, j’en viens à l'épilogue. Amer, très amer.     

 Depuis deux ans ma femme est tombée malade.

 Je ne veux pas vous ennuyer, mais elle a beaucoup souffert et avec elle notre petite fille. Ma femme est une femme courageuse et elle est en train d'affronter ses problèmes avec grande ténacité. La suite de ses soins devrait se faire dans son pays d'origine, le Brésil. 

 Le mois de février, j’ai rencontré Vianello, le directeur de Rai3, je lui ai exposé la situation et je lui ai demandé de pouvoir produire mes documentaires en restant basé au Brésil. J'aurais pu faire référence au siège qui en train d’ouvrir à Rio de Janeiro et j'aurais économisé sur les dépenses fixes rédactionnelles. J'ai assuré que ma productivité aurait été garantie et que j'aurais aussi pu apporter mon aide à notre représentation dans le pays. Puis j'ai souligné que je bénéficie d’un visa permanent au Brésil, et que bientôt j’aurai droit à la citoyenneté. Je connais la langue et le pays. Et je me suis déclaré prêt à signer une déclaration dans laquelle j'acceptais de travailler là-bas avec le même statut que celui dont je jouis en Italie. Je lui ai demandé de vous en parler. Ca semblait une solution qui résolvait mes problèmes, mais aussi une solution à l’avantage de la RAI. Mon droit de citoyenneté, la possession de la langue, la connaissance du pays, aucune dépense additionnelle. Je crois que n’importe quelle entreprise aurait pris ça immédiatement et positivement en considération. On m’a dit que je recevrais sous peu réponse. Ce fut le silence. 

 Alors je me suis adressé au bureau du personnel. On m’a dit que ce que je demandais était irréalisable. Pourquoi ? Ils m’ont proposé de quitter la RAI avec un contrat de collaboration de deux ans. Pourquoi? A contrecoeur j'ai accepté. Qu'est-ce que je pouvais choisir  d’autre que la santé de ma femme? 

 Il y a eu un autre long silence. Suite à mon insistance pour obtenir une réponse, ils sont venus me dire que vous étiez contraire, que vous n’étiez pas d’accord pour un contrat de collaboration de deux ans. « Si on se quitte, on se quitte !» auriez-vous dit.

 Et je suis d’accord avec vous. Moi, par contre moi je ne voulais pas quitter la RAI. J'y ai été  contraint par des circonstances et une entreprise qui sembla incapable de saisir une opportunité. J'ai dit que j'acceptais, même si je ne voulais pas. L'important c’était que tout se fasse rapidement, vu que fin septembre je devais partir. Un autre silence, qui fut rompu seulement par la mauvaise nouvelle selon laquelle, pendant qu’on me  refusait un contrat de collaboration sous prétexte que c’était impossible, ça devenait possible pour d’autres qui ont pu en bénéficier. Etaient-ils plus compétents que moi monsieur le Directeur? Est-ce qu'ils vous coûtaient moins que moi? 

 Enfin, fin juillet on me fait signer "ma proposition". Et puis encore silence, j’appelais au téléphone sans réponse. A mes courriels on me répondait de rester tranquille. 

 Je vous le demande : est-ce qu’on peut rester tranquille pendant que vous organisez un déplacement international ? On met en jeu sa propre vie et celle de sa famille et on doit le faire sans pouvoir obtenir un papier qui peut vous tranquilliser sur votre avenir.

Est-ce que vous pourriez rester tranquille pendant que la personne la plus chère vous regarde et vous demande si enfin la réponse est arrivée? En effet rien ne me permettait de rester tranquille.

 Votre lettre est arrivée à la fin de septembre

 Le déplacement a été reporté, avec tous les problèmes supplémentaires que vous pouvez imaginer. Ce fut très douloureux, Directeur, très douloureux. 

 Je suis convaincu que, de tout ceci, vous n’avez pas eu le moindre écho, non plus. C’est pour ça que je vous écris. Je ne voulais pas, je ne veux pas quitter la Rai. Et surtout, je croyais, et je crois mériter respect. 

 Par contre, si vous croyez que maintenant c’est chose faite, je vous demande au moins de faire quelque chose pour sauver C’era una Volta. Je crois que, à la Rai, et surtout dans le service public l’intérêt est d’avoir une fenêtre de qualité ouverte sur les problèmes du monde et sur beaucoup de ses crises. 

 J'ai exposé à votre Vianello la possibilité de réaliser de l'extérieur trois ou quatre épisodes par an. Je me suis dit prêt à le faire aux conditions qui vous jugeriez les plus opportunes. Au prix que vous déciderez. 

 Ce n’est pas seulement un problème de " famille" ni pour arriver à la retraite qui est encore loin. Pour moi la survie de cette émission est importante, surtout pour la Rai pour laquelle j'ai travaillé je crois avec honneur beaucoup d'années, et pour ce public qui en avait fait un rendez-vous, difficile et de nuit, mais c’était une rendez-vous.

 Et, si vous me permettez, cette émission est importante aussi pour ma maladie, ma damnée passion qui est celle de raconter. Il y aurait beaucoup de      choses à raconter, vraiment beaucoup, sans banaliser ou blaguer face à la complexité et à la gravité des sujets. 

 De nouveau pour cette dernière proposition, je n’ai reçu qu’un triste silence. 

 Je vous demande, gentiment, de me faire comprendre si vous aussi vous êtes d'accord pour que cette expérience finisse ainsi, misérablement.

 Faites-le, si vous le croyez, avec une autre lettre et gentiment ne me parlez plus de ma proposition de résolution de mon contrat. Moi, je n’aurais jamais quitté la Rai, je ne l'aurais jamais laissée. Et je l'ai toujours honorée. 

 Merci pour votre patiente attention 

Silvestro Montanaro  

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