Introduction.
Dans son livre Madre Patria. Desmontando la leyenda negra desde Bartolomé de las Casas hasta el separatismo catalán paru en 2021, le politologue argentin Marcelo Gullo s’interroge sur la crise d’identité vécue actuellement par l’Espagne et plus largement le monde hispanique. Cette crise se traduit, en Espagne, par l’émergence ou l’intensification de mouvements séparatistes ; en Amérique Centrale et du Sud, le désamour à l’égard de la « Mère Patrie » connaît un regain avec la diffusion de la pensée indigéniste qui prône un retour à l’époque précolombienne, un retour aux origines en somme, vers des formes de société présentées comme idéales.
La légende noire espagnole est le principal instrument idéologique du séparatisme en Espagne, et de l’indigénisme en Amérique Latine, pour revendiquer la rupture et l’exclusion de l’héritage hispanique des nouvelles sociétés rêvées. Marcelo Gullo nous explique que cette légende, c’est-à-dire cette histoire revisitée à des fins idéologiques, est une naturalisation, une essentialisation de supposées caractéristiques de la culture espagnole qui expliqueraient des comportements d’une cruauté exceptionnelle lors de la Conquête de l’Amérique, mais aussi à l’égard d’autres peuples européens prétendument opprimés par les Habsbourg : les Italiens, les Allemands, les Anglais, les Néerlandais. La lutte de ces peuples contre le pouvoir impérial des Habsbourg marque en réalité l’émergence des nationalismes européens.
L’auteur explique que cette perception négative est née en grande partie du regard qu’ont porté les puissances européennes rivales de l’Espagne sur celle-ci, et est le fruit d’une stratégie de propagande destinée à l’affaiblir sur le plan politique et culturel, faute de pouvoir la vaincre sur le champ de bataille. Dans le cas de la France, ce courant critique est étroitement lié au mouvement des Lumières qui jugea depuis les XVIIème et XVIIIème siècles la Conquête de l’Amérique par les Espagnols, c’est-à-dire des événements de la fin du Moyen-Âge, ayant eu lieu deux ou trois siècles plus tôt, ce qui donne lieu à un formidable anachronisme. Ignorant le statut d’empire des territoires conquis, partisans eux-mêmes pourtant d’une œuvre civilisatrice de l’Occident auprès des peuples « sauvages », les philosophes des Lumières n’ont eu de cesse de stigmatiser ce qu’ils ont interprété comme une colonisation cruelle motivée par l’appât du gain. Ils ont dressé un portrait effroyable et condamné sans nuances l’œuvre de l’Empire espagnol en Amérique, confondant système impérial et système colonial, construction d’une société nouvelle et exploitation aveugle.
Marcelo Gullo tente de réfuter cette thèse, y voyant aujourd’hui le ferment d’une possible dissolution nationale ou tout du moins d’un assujettissement du monde hispanique aux puissances hégémoniques nées du déclin de l’Empire espagnol, puissances essentiellement anglo-saxonnes qui poursuivent actuellement leur stratégie d’expansion à travers la globalisation.
Dans son prologue, l’auteur présente l’originalité de la propagande ainsi élaborée. Loin d’être combattue par les victimes de la désinformation, elle a été assumée, intériorisée par elles, avec même, pourrait-on dire, un certain plaisir pathologique.
Pourtant, le questionnement suscité en Espagne par la conquête de l’Amérique a conduit à la naissance du Droit International et à la théorie des Droits de l’Homme, contrairement, souligne Marcelo Gullo, à l’impérialisme anglo-saxon qui a fait de la cupidité et du pouvoir la mesure de toutes choses, sans aucun principe moral capable de freiner ses ambitions.
Marcelo Gullo critique également le « présentisme », qui consiste à juger nos ancêtres, qui ont agi dans des circonstances et des contextes bien différents de ceux d’aujourd’hui, selon des critères anachroniques.
Pourtant, l’enjeu de sa démarche est de taille. Qu’arrive-t-il, nous dit-il, à un peuple si l’on réussit à falsifier son histoire ? « La réponse est simple : ce peuple perdrait son “être”, son “être national”. Ce qui le fait être, ce qu’il est, se viderait de son contenu, comme un corps sans âme. C’est exactement ce qui arrive à l’Espagne en ce moment, d’où les pulsions séparatistes, le péril de dissolution. » Ainsi, l’oubli et la falsification de l’histoire ont conduit, tant en Espagne qu’en Amérique hispanique, à la perte de « l’être national ».
La légende noire est devenue l’un des noyaux durs de la pensée du politiquement correct. Il s’agit d’une nouvelle forme de fondamentalisme qui impose une censure redoutable et entraîne un assujettissement idéologico-culturel. Preuve en est que ne pas assumer les clichés qu’elle véhicule dans les milieux universitaires conduit aujourd’hui à l’ostracisation.
Dans l’actualité, à partir de 2008, la crise économique surgie aux États-Unis et exportée dans le monde entier, a engendré un renouveau des nationalismes les plus égoïstes, avec leur corrélat d’organisations politiques totalitaires.
L’auteur oppose à ces réactions identitaires exclusives et intégristes une démarche inclusive pour achever la construction d’un monde hispanique resté jadis inachevé, sans patrie, conscient de sa différence mais ouvert sur les autres cultures : « Pour que l’Espagne continue à être l’Espagne, il est nécessaire que vous et tous les Espagnols européens se souviennent – et ne l’oublient plus jamais – qu’aucun Hispano-Américain – d’origine africaine, indienne ou créole – n’est étranger en Espagne, et que les Espagnols européens sentent qu’aucun Espagnol européen n’est un étranger en Amérique hispanique. »
Et à l’argument qui attribue le sous-développement des pays de l’Amérique hispanique à l’incurie et à l’incompétence des dominateurs espagnols, il répond en soutenant que : « (…) nous ne sommes pas divisés du fait que nous sommes sous-développés, mais nous sommes sous-développés parce que nous sommes divisés. » Et il ajoute : « Aujourd’hui, le fondamentalisme indigéniste, qui s’enracine dans la légende noire et se répand comme un ouragan qui détruit tout sur son passage, menace de provoquer une nouvelle fragmentation territoriale de la nation hispano-américaine déjà inachevée, ce qui fera de nous des pays encore plus sous-développés. » Pour illustrer son propos, il donne l’exemple de tous les jeunes gens qui défilent le 12 octobre, jour qui commémore l’arrivée des Espagnols en Amérique, dans les rues des capitales hispano-américaines, de jeunes idéalistes, dit-il, mais qui sont manipulés et sont devenus la main d’œuvre bon marché de l’impérialisme international mû par l’argent, qui utilise la promotion de l’indigénisme pour mener à bien une nouvelle balkanisation de l’Amérique hispanique.
Il s’agit donc de recréer des ponts au sein de la communauté culturelle hispanique pour dépasser les fractures générées par l’histoire, les difficultés économiques, mais aussi par les intérêts d’un monde anglo-saxon peu disposé à renoncer à l’hégémonie acquise à partir des XVIIème et XVIIIème siècles.
- Clés pour comprendre l’échiquier mondial : approche historique et géopolitique.
- Déclin de l’Empire espagnol et émergence de l’Empire britannique. Une guerre séculaire de communication à l’avantage des Anglo-Saxons.
L’Empire espagnol n’est pas le seul à être affublé d’une légende noire. La Russie a elle aussi été en butte à une telle construction fallacieuse. Marcelo Gullo dégage les similitudes et établit un parallèle entre deux oeuvres utilisées comme fondements d’une telle falsification, La destruction des Indes de Bartolomé de las Casas et Le Docteur Zhivago de Boris Pasternak. Le premier a été utilisé par l’Angleterre et les Pays-Bas (Maison d’Orange) pour ôter du prestige à l’Empire espagnol. Le second fut utilisé par la CIA pour discréditer la Russie soviétique. L’auteur y voit dans les deux cas la mise en œuvre d’une stratégie redoutable de marketing politique britannique.
En ce qui concerne le livre de Las Casas, l’essayiste espagnole Elvira Roca Barea (1966) et le philosophe marxiste argentin Juan José Sebreli (1930) soulignent le fait que, sans vouloir discréditer le livre du religieux, ses informations étaient de seconde main puisqu’il reconnut lui-même n’avoir pas assisté à la plupart des faits qu’il décrivait, qu’il n’hésita pas à utiliser l’exagération (le recours à ce procédé était fréquent à l’époque) voire le mensonge afin de donner plus de force à ses arguments.
Quant au livre de Pasternak, il serait sans doute resté largement inconnu si son succès n’avait été organisé pour des raisons politiques d’anticommunisme primaire.
Marcelo Gullo introduit une nouvelle perspective sur la problématique, abordée ultérieurement, en différenciant les concepts d’« empire » et d’« impérialisme ». Le premier s’applique davantage à l’œuvre de l’Empire espagnol en Amérique tandis que le second lui semble plus pertinent tant pour qualifier les agissements des empires aztèque et inca que ceux de l’Empire britannique. Il rappelle que les deux grands impérialismes du continent américain, l’impérialisme aztèque et l’impérialisme inca, ont assimilé par la force et la cruauté de nombreux autres peuples et langues avant d’être vaincus par les conquérants espagnols[1].
Il rappelle également que la conquête espagnole ne fut pas une opération aveugle et sauvage. Elle donna lieu à de nombreux questionnements intellectuels en Espagne. Le plus remarquable fut mené par L'École de Salamanque. Celle-ci fut en effet à l’origine d’un débat concernant la légitimité de la conquête. Ce fut l’un de ses représentants les plus illustres, le père Francisco de Vitoria qui, en 1539, depuis sa chaire de l’Université, dispensa deux cours magistraux sur la légalité ou l’illégalité de la Conquête. Il affirma la prééminence du droit naturel dont devaient jouir les peuples autochtones sur le principe de souveraineté du conquérant. Le 10 novembre 1539, l’empereur Charles Quint fit saisir les textes de Vitoria et les notes prises par ses étudiants. Face au refus d’obtempérer de l’Université, Charles Quint s’engagea lui-même dans le débat. À la suite de cet incident, l’empereur décida d’interrompre la Conquête, le 15 avril 1550. Il créa une Junte Consultative pour les Indes composée des figures intellectuelles les plus reconnues de l’époque. Celles-ci eurent le droit d’exprimer les points de vue les plus critiques à l’égard de la politique menée par la Couronne. Il s’agissait pour ces élites d’envisager une prééminence de la justice et des normes chrétiennes dans une époque brutale et sanguinaire.
Gustavo Gutiérrez (Pérou, 1928), l’un des pères fondateurs de la théologie de la libération, rappelle que ce débat sur la présence européenne aux Indes n’eut lieu qu’en Espagne, une Espagne encore prémoderne. Or, selon Marcelo Gullo, la modernité anglo-saxonne, dans sa propre phase d’expansionnisme impérialiste, a jeté aux oubliettes ces germes du Droit International et des Droits de l’Homme. Elle ne s’est jamais préoccupée du sort de ceux qu’elle assujettissait.
Chez les Anglo-Saxons, selon lui, dans ce même processus, la notion d’impérialisme est venue supplanter celle d’empire, avec la « raison d’État » comme seul critère valable du point de vue de l’action politique à l’échelle internationale.[2] Le monde moderne a ainsi été divisé en États leaders, maîtres d’un pouvoir militaire, économique et culturel, et en États vassaux (colonies ou semi-colonies), dépourvus des attributs nécessaires pour assurer leur autonomie. Selon l’auteur, la forme la plus parfaite de domination est la domination idéologico-culturelle qui permet de s’approprier les richesses d’un État et de s’assurer de sa soumission sans que cela n’apparaisse de façon patente.
Ainsi, la domination anglo-saxonne a pour fondement la diffusion d’un modèle économique fondé sur l’acceptation du libre commerce et sur la théorie de la division internationale du travail, ce qui a abouti à ce que l’on nomme aujourd’hui la globalisation.
Les oligarchies latino-américaines actuelles cautionnent l’influence de l’impérialisme anglo-saxon qui s’exerce en particulier dans l’enseignement. Elles cautionnent une idéologie qui encourage la désagrégation par le culte du retour aux origines et de l’autochtone. Pourtant, cette idéologie a converti leur pays (comme c’est le cas pour le pays de l’auteur, l’Argentine) en un appendice de l’Empire britannique. Les pays latino-américains sont bien incapables, pour l’heure, de se voir comme des parties d’une communauté culturelle plus vaste.
L’historiographie établie par ces oligarchies a conduit à la perte du souvenir d’une unité primitive. En particulier, la période des vice-royautés hispaniques a été totalement occultée par l’histoire élaborée à l’issue des processus d’indépendance. Cela a conduit à la construction de nationalismes malades, sans ancrage géographique réel, à des cultures de clocher. Marcelo Gullo attribue à une éducation biaisée la confusion idéologique qui est celle, en général, des élites latino-américaines. Il recourt au langage pour mettre en évidence l’un des mécanismes de pensée qui sous-tend la production des clichés et par là même l’organisation de l’ignorance.
- « Politiquement correct » et soft power, héritiers des pamphlets et de la propagande d’antan (XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles).
- Les zonceras.
Les grandes catégories qui sont les outils de l’analyse métapolitique sont forgées par le monde de la culture. Marcelo Gullo fait allusion aux zonceras dont il donne la définition. Ce terme que l’on peut traduire par « stupidité », « baliverne », acquiert un caractère infiniment plus grave dans le langage de penseurs comme l’argentin Arturo Jauretche (Manual de zonceras argentinas, 1968). Il désigne les « principes introduits au cours de notre formation intellectuelle dès la plus tendre enfance (…), qui ont l’apparence d’axiomes, et qui nous empêchent de penser les questions concernant notre pays en ayant recours simplement au bon sens. (…) Elles ont le même rôle qu’un sophisme, mais plus qu’un outil fallacieux d’argumentation, elles sont des conclusions qui ont valeur de sentence. Leur force ne réside pas dans l’art de l’argumentation. Elles excluent purement et simplement l’argumentation en agissant de façon dogmatique, en offusquant l’intelligence au moyen d’axiomes qui tiennent lieu de prémisses. Ainsi, leur efficacité ne dépend pas de l’habilité dont on use au cours de la discussion, mais elle provient plutôt de ce que la discussion n’a tout simplement pas lieu. » On aboutit à des évidences institutionnalisées.
La question qu’il convient de se poser est donc : « À quels puissants intérêts géopolitiques a été et est encore connectée aujourd’hui la production et la diffusion de la légende noire espagnole ?
- Le « politiquement correct ».
Marcelo Gullo met en évidence le poids de la pensée du « politiquement correct » dans la transmission de la légende noire. Il cite le journaliste Jean-Pierre Péroncel-Hugoz :
« Près de trente années de journalisme au service des quotidiens français les plus lus m’ont appris au moins une chose : sans tambours ni trompettes, la liberté d’expression n’a cessé de diminuer pendant toute cette période. Nul besoin de la Gestapo ou du Goulag, pas même d’un censeur. Simplement, le poids social, professionnel, quotidien, invisible et inodore, mais aboutissant rapidement à l’impossibilité d’une remise en question de la « pensée unique » et du « politiquement correct » ; « pensée unique » et « politiquement correct » ont détruit davantage que tous les totalitarismes du passé, les plumes et les voix qui ont essayé de s’opposer à ce système de contrôle politique transnational, inédit dans les annales universelles de la répression. »
La légende noire espagnole fait partie du « noyau dur » de cette pensée du « politiquement correct ». Remettre en question ce noyau dur, suppose que l’on assume le risque d’être automatiquement exclu de la « communauté académico-scientifique ». Par peur de perdre des privilèges, sa réputation et même des amis, la « correction politique » impose parmi les membres des institutions de recherche et culturelles, non seulement ce qu’il faut dire mais ce qu’il ne faut pas dire. Au passage, disons par exemple que, concernant la Conquête espagnole de l’Amérique, l’on ne peut parler de la politique de métissage encouragée par les Rois Catholiques et couronnée de succès, des métis qui se sont rendus célèbres par leur production littéraire, dans le métier des armes ou dans le commerce, des milliers de mariages heureux entre de jeunes indiennes et les conquistadors, des universités d’excellence créées par l’Espagne en Amérique, des centaines de professeurs que l’Espagne y envoya, de la fondation d’hôpitaux, de la noblesse indigène qui garda ses privilèges même après la Conquête …, mais surtout, l’on ne doit pas mentionner, ne serait-ce que par hasard, le cannibalisme répandu dans la majorité des mal nommés « peuples originaires » ni l’existence de l’impérialisme anthropophage établi par les Aztèques sur la meseta mexicaine. Cela, en effet, mettrait à nu le mythe du Bon Sauvage et rendrait patente la fausseté de la légende noire, c’est-à-dire de l’histoire de la conquête de l’Amérique écrite par les puissances ennemies de l’Espagne.
- Le soft power.
Marcelo Gullo s’attache également à définir ce qu’il appelle poder blando en espagnol, le soft power en anglais, en citant le Nord-Américain qui a théorisé cette notion, Joseph Nye. Il s’agit, affirme celui-ci, de faire en sorte que les autres veuillent ce que l’on veut soi-même (soft power, action économique, ou action culturelle et idéologique à travers des institutions), plutôt que de les contraindre à faire ce que l’on veut (hard power, rapport de force politique ou militaire, mais aussi économique et social). Dans cette forme de pouvoir, ce qui importe c’est de définir l’agenda, de poser le cadre du débat.
Selon Nye, il existe des « générateurs officiels » (les organismes de l’État), et des « générateurs non officiels » (Hollywood, Harvard, la fondation Bill et Melinda Gates, etc.). Parmi les instruments officiels, Nye mentionne la diplomatie, les médias, les programmes d’échange, l’aide au développement, l’assistance en cas de catastrophe naturelle ou les échanges entre armées. Le but du soft power est de conquérir les esprits et les cœurs aussi bien des élites que des masses populaires. On retrouve cet objectif idéal de conquête des esprits de l’ensemble des citoyens, qui n’est autre qu’un impérialisme culturel, chez le théoricien des relations internationales Hans Morgenthau.
Marcelo Gullo conclut que la légende noire de la conquête espagnole de l’Amérique est le principal ingrédient de l’impérialisme culturel anglo-saxon mis en œuvre pour vaincre l’Espagne et dominer l’Amérique hispanique. Celui-ci s’est imposé, entre autres par le soft power, aux élites créoles et continue de servir l’hégémonie anglo-saxonne sur les territoires hispanophones.
Pour certains penseurs comme l’argentin Hernández Arregui (1913-1974), cette politique d’assujettissement culturel n’a pas seulement pour objectif la « conquête des mentalités », elle vise également la destruction de « l’être national » de l’État soumis à cette politique de domination culturelle. Hernández Arregui soutient qu’en général, l’État-métropole qui est la source de cette politique (ici la Grande-Bretagne, ou les États-Unis) ne parvient pas à annihiler totalement l’État visé, récepteur (l’Espagne). Cependant, il réussit à « créer un ensemble organique de formes de pensée et de perception, un monde-vision d’une élaboration extrêmement raffinée, qui se transforme en attitude « normale » de conceptualisation de la réalité. Celle-ci s’exprime sous la forme d’un mode pessimiste de considérer la réalité, engendre comme un sentiment généralisé d’infériorité, de manque d’assurance quant à ce que l’on est soi-même, la conviction que l’assujettissement du pays et son déclassement culturel est le fruit d’une prédestination historique, avec pour conséquence, l’ambiguë sensation d’inaptitude congénitale du peuple dans lequel l’on est né, que seule une aide étrangère peut racheter.
- À l’origine du problème : la fin des Habsbourg d’Espagne.
C’est très précisément ce qu’a commencé à vivre l’Espagne à partir du début du XVIIIème siècle, moment où commença à s’exercer l’hégémonie des afrancesados[3], état de choses qui s’aggrava à la fin du XIXème siècle et qui, au XXème siècle, conduisit Ortega y Gasset à affirmer que l’Espagne était le problème et l’Europe la solution. Il est étrange et tragique que cette sentence continue à orienter la conduite des élites et d’une bonne partie de la classe politique espagnole aujourd’hui. Il est grave que les choix économiques et de politique internationale soient déterminés par une vision aussi faussée de l’identité nationale propre, les atteintes à l’amour-propre d’un peuple compromettent gravement sa capacité à se fixer des objectifs qui puissent servir l’intérêt national.
L’assaut s’étendit sur les siècles et fut tout à la fois intellectuel, économique et militaire. Plus tard dans le siècle et au début du XIXème siècle avec les guerres napoléoniennes, les intelligentsias latino-américaines, très perméables à la pensée des Lumières, acceptèrent d’injecter dans leurs sociétés respectives la légende noire qui devait être le ferment de la dissolution de l’Empire espagnol. Par la suite, le libre-commerce promu par la Grande-Bretagne fit de chaque république indépendante un appendice de cette dernière, et le nationalisme de clocher fut insufflé afin de rendre impossible toute reconstruction de l’unité perdue. Les oligarchies locales installées par les Anglo-Saxons et nourries d’impérialisme culturel anglais se convertirent au « nationalisme fragmentaire » qui diffusait l’idée que l’Argentine, le Chili, l’Équateur ou le Pérou étaient des nations totalement différentes les unes des autres, voire ennemies.
Divide et impera est la devise des grandes puissances qui veulent garder le pouvoir. Déjà, en 1640, la Grande-Bretagne qui visait l’affaiblissement de l’Empire hispanique, avait joué un rôle non négligeable dans le soulèvement du Duc de Bragance et l’indépendance du Portugal. Ainsi, Marcelo Gullo soutient l’idée que la balkanisation ibéro-américaine commença en 1640, dans la péninsule ibérique même. Deux siècles plus tard, la Grande-Bretagne ne cacherait pas ses sympathies pour les états du sud des États-Unis. Leur victoire aurait engendré une fragmentation du territoire de ce pays et aurait été un obstacle au processus d’industrialisation et d’autonomisation. La reconnaissance de la Confédération (Sudistes) fut une idée très présente à l’esprit des élites politiques britanniques.
Le philosophe argentin Scalabrini Ortiz (1898-1959) a écrit : « L’Angleterre a conquis bien plus de territoires et d’influence avec sa diplomatie qu’avec ses troupes ou ses flottes. Nous-mêmes, les Argentins, en sommes un exemple irréfutable et douloureux. Nous avons su repousser ses régiments envahisseurs, mais nous n’avons pas su résister à sa pénétration économique et à son action diplomatique désagrégatrice (…). L’histoire contemporaine est en grande partie l’histoire des actions générées par la diplomatie anglaise. » Ou encore : « L’arme la plus redoutable que la diplomatie anglaise brandit pour dominer les peuples est le soudoiement (…). L’Angleterre ne craint pas les hommes intelligents. Elle craint les dirigeants honnêtes ». Il souligne encore que ne pas tenir compte de cette action sournoise conduit à faire « des récits [absurdes] dans lesquels les événements les plus graves éclatent sans causes et s’achèvent sans conséquences. »
- La diplomatie, un instrument redoutable pour changer le cours de l’histoire.
La France a joué un rôle similaire à l’égard de l’Empire austro-hongrois. Après la Première Guerre Mondiale, La France de Clémenceau tenta également d’imposer la fragmentation de l’Allemagne en de multiples États afin de réduire à néant l’œuvre de Bismarck.
Le principe de l’autodétermination des peuples proclamé par le président T. Woodrow Wilson ne fut qu’un prétexte pour justifier le démembrement de la monarchie austro-hongroise. De même, de nos jours, l’Allemagne et l’Autriche ont joué un rôle déterminant dans la partition de la Yougoslavie, par leur soutien aux républiques sécessionnistes.
Selon Raymond Aron, « le diplomate et le soldat » sont les figures symboliques au travers desquelles s’exprime la politique extérieure d’un pays. Marcelo Gullo y ajoute l’agent des services d’intelligence. Il choisit une liste non exhaustive des actions secrètes qui, au cours des deux derniers siècles, ont changé le cours de l’histoire. Un nombre non négligeable de ces manœuvres sont à imputer à la très active diplomatie britannique :
1) L’organisation par les services secrets de l’Empire allemand, du voyage secret de Lénine, alors exilé en Suisse, à Petrograd. La mission diplomatique avait pour but que la Russie se retire du conflit.
2) L’infiltration par les agents du KGB des séminaires catholiques, qui visait à la destruction du pouvoir du Vatican.
3) Le soudoiement des généraux franquistes à l’issue de la Guerre Civile, organisé par la diplomatie britannique afin de garantir la neutralité espagnole pendant la Seconde Guerre Mondiale.
4) La localisation, poursuite et capture des scientifiques nazis à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, visant à les faire travailler aux États-Unis pour le développement du projet aérospatial stratégique (Operation Overcast-Paperclip).
5) Les Soviétiques firent de même.
6) La diffusion et promotion par la CIA du roman de Boris Pasternak, Doctor Zhivago, dans le but d’affaiblir l’Union Soviétique sur le plan symbolique, que nous avons déjà évoquée au début de ce travail. Les services d’intelligence des États-Unis utilisèrent ce roman apparemment inoffensif afin de nuire à l’image de l’URSS. L’œuvre fut l’un des piliers de la campagne de propagande mondiale menée par la CIA pour discréditer le système communiste. La foire mondiale de Bruxelles de 1959 fut une excellente occasion de lancer la publication du roman, avec l’autorisation du Vatican. Durant la Guerre Froide, la CIA distribua clandestinement environ dix millions d’exemplaires du roman derrière le Rideau de Fer. Enfin, la propagande atteignit son apogée lorsque le réalisateur David Lean porta sur les écrans le film du même titre.
Il est à noter que des années durant, de nombreux et prestigieux universitaires tels que le professeur Lazar Fleishman de l’Université de Stanford, nièrent la vraisemblance d’une telle intervention de la CIA, jusqu’en 2014, date de la déclassification des documents de la CIA sur la question.
- II. La grande bataille du récit historique. La production littéraire relaye l’œuvre diplomatique.
Mais la guerre diplomatique n’est que la première pierre de la construction destinée à asseoir le pouvoir. En aval, l’élaboration d’un récit historique officiel est la condition de sa permanence. Pour le juriste argentin Juan Bautista Alberdi (1810-1884), falsifier l’histoire crée les conditions d’une politique volontairement trompeuse. Il s’agit d’empêcher que la véritable histoire contribue à la constitution d’une conscience historique nationale qui est la base nécessaire de toute politique de la Nation.
En 1594, le théologien français Antoine Arnauld publie L’Anti-Espagnol. Puis, avec le Siècle des Lumières, la satire de l’Espagne cesse de se faire à travers des pamphlets et trouve sa place dans une littérature plus noble, plus érudite. Les clichés de la légende noire des siècles précédents sont repris : cruauté dans les Flandres, en Amérique, inaptitude pour les sciences et la culture en général, etc. ; on y ajoute des « nouveautés ».
Les auteurs français de ces ouvrages furent vénérés par les élites espagnoles qui acceptèrent la condamnation et la soumission culturelle. La production théâtrale est le lieu privilégié de cette élaboration à travers des œuvres comme Les Indes galantes (Rameau, 1735), Alzire ou les Américains (Voltaire, 1736), Fernand Cortès (Alexis Piron, 1776), Les Incas ou la destruction de l’Empire du Pérou (Marmontel, 1777), etc. Dans ces œuvres, l’Espagne y est représentée comme la patrie de l’ignorance, de la méchanceté, de l’intolérance, d’une cupidité sans limites, etc.
Le livre de l’ex-jésuite Guillaume Thomas Raynal, L’Histoire des deux Indes (Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes) (1770) eut un retentissement particulier. Interdit en France, il circula librement en Amérique hispanique.
Marcelo Gullo s’étonne que les élites espagnoles aient accepté cette version de l’histoire de leur pays « avec la foi des convers pour une vérité révélée »[4].
L’Angleterre fut la grande bénéficiaire de la dissolution de l’Empire espagnol. Chacune des nouvelles républiques eut sa propre armée, son drapeau et son hymne national, mais elles devinrent en fait des semi-colonies de sa Gracieuse Majesté.
- L’Angleterre : mère de l’hispanophobie en Amérique hispanique.
L’Angleterre se présente au monde comme la patrie du libre-échange et le berceau de la non intervention de l’État dans l’économie. Elle a été en réalité très exactement le contraire, et surtout au début de son développement, elle a pratiqué le protectionnisme économique et l’interventionnisme de l’État.
La première tentative pour développer la fabrication des tissus de laine fut menée à bien par Édouard III (1327-1377), qui interdit tout simplement l’importation de ces produits. Cette politique fut poursuivie par ses successeurs qui, en 1455, empêchèrent l’introduction sur le marché anglais des tissus de soie afin de favoriser les artisans anglais.
Henri VII et Élizabeth Ière usèrent de l’attribution de subventions, distribuèrent des droits de monopole, pratiquèrent l’espionnage industriel et d’autres moyens encore d’intervention gouvernementale pour développer l’industrie manufacturière de laine en Angleterre qui devint le secteur le plus avancé d’Europe technologiquement.
Le mythe de l’Angleterre comme patrie de la liberté de conscience et des droits de l’Homme face à l’obscurantisme espagnol ne résiste pas plus à l’analyse minutieuse d’un esprit critique. Des 66 points stratégiques de trafic d’esclaves en Afrique, 40 appartenaient aux Anglais. Mais, c’est en exploitant l’ouvrage de Las Casas et en le diffusant parmi les jeunes créoles idéalistes des élites hispano-américaines que les Anglais réussirent à asseoir leur impérialisme culturel. À cet ouvrage vinrent s’ajouter bien sûr de nouvelles productions comme l’Histoire des Amériques du pasteur protestant William Robertson (1721-1793), chapelain royal de Georges III et recteur de l’Université d’Édimbourg. L’œuvre fut rapidement traduite aux principales langues européennes et rééditée plusieurs fois.
Marcelo Gullo, argentin, analyse l’assujettissement des élites de Buenos Aires à l’Angleterre. Leurs membres n’étaient pas les descendants des nobles fondateurs de la ville, mais ceux des familles de contrebandiers qui étaient arrivés bien après et menaient à bien leurs trafics avec les sujets de Sa Royale Majesté. Ces élites s’imposèrent, au moment de l’Indépendance, après des combats sanglants, sur la majorité de la population restée fidèle à l’Empire.
Un exemple très significatif est celui de Francisco de Miranda, considéré comme le précurseur de l’émancipation de l’Amérique hispanique. Il organisa en 1806 une expédition avec l’aide de la Grande-Bretagne qui fournit armes et munitions, toute sorte de matériel, ainsi que des navires, dont l’objectif était l’indépendance du Venezuela.[5] Cette première tentative se solda par un échec par manque de soutien populaire.
Un élément intéressant est que l’armée de Miranda était composée essentiellement de blancs issus de l’aristocratie de Caracas, enrichie grâce à la culture du cacao, tandis que les troupes de son adversaire loyaliste étaient constituées de soldats métis de tous ordres (« pardos, zambos y mulatos »). Monteverde, commandant des forces loyalistes dans la vice-royauté de la Nouvelle Grenade, comptait également avec l’appui des forces indigènes de l’ethnie jirahara conduite par le cacique Juan de los Reyes Vargas.
- Les États-Unis, grands initiateurs du nationalisme mexicain.
L’homme clé de la diplomatie américaine au Mexique fut Joel Roberts Poinsett (1779-1851), agent spécial du gouvernement des États-Unis. Il était le descendant d’une famille de huguenots qui avaient fui la France. Il était profondément antiespagnol et fut le principal promoteur au Mexique de la légende noire et de l’hispanophobie. Lors de sa première visite au Mexique, il travailla à asseoir les bases d’une influence nord-américaine sur les élites mexicaines afin de déplacer sur son propre pays l’influence que l’Angleterre avait exercée jusqu’alors sur elles. Son domicile devint une sorte d’ambassade officieuse, et symboliquement il installa dans son salon de réception le portrait de Moctezuma. Lors de l’indépendance du pays, il appuya la formule d’un état républicain et fédéral car il avait la conviction que cette structure politique favoriserait la diffusion d’une influence étrangère.
Parmi les disciples mexicains de Poinsett, on trouve Lorenzo de Zavala qui écrivit Essai historique des révolutions mexicaines de 1808 à 1830. Il préconise l’effacement de l’héritage hispanique au Mexique ; son ouvrage distille une hispanophobie viscérale. Il fut partisan de l’indépendance du Texas (1835) qui fut annexé par les États-Unis en 1845. Il est pour cette raison considéré comme un traître par certains Mexicains. Son livre fut néanmoins considéré immédiatement comme une source indiscutable par de nombreux historiens et politiciens mexicains.
De retour aux États-Unis, Poinsett, qui se considérait comme un grand défenseur des Indiens, fut nommé Secrétaire d’État à la Guerre, et le resta jusqu’en 1841. Il poursuivit une politique d’extermination des Indiens nord-américains, à l’ouest du fleuve Mississipi.
En 1848, par le Traité de Guadalupe Hidalgo, appelé officiellement « Traité de Paix, Amitié, Frontières et Peuplement entre les États-Unis mexicains et les États-Unis d’Amérique », le Mexique cédait la moitié de son territoire aux États-Unis. Le 19 août de cette même année, le New York Herald annonça que l’on avait découvert de l’or en Californie, ce qui déclencha la fièvre de l’or. Ainsi, les États-Unis devenaient l’un des principaux producteurs d’or au monde. En 1901, ce fut au tour du pétrole de jaillir d’un puits, à Spindletop, au Texas.
Et l’auteur de conclure qu’au lieu de se lamenter tous les ans, le 12 octobre, jour de la Fête de l’Hispanité, de l’or que l’Espagne leur a volé, les dirigeants mexicains devraient bien plutôt se lamenter des territoires et richesses usurpés par les États-Unis.
Il précise, de surcroît, que le chiffre de la population indienne passa de 150 000 en 1845 (au moment de l’annexion des territoires mexicains par les États-Unis) à 30 000 en 1870. Ils furent victimes, en effet, de famines, de maladies et d’actes génocidaires bien plus qu’ils ne l’avaient été du temps de l’Empire ou dans un Mexique déjà indépendant (1821).
En ce qui concerne les ingérences des États-Unis dans la politique mexicaine, nous savons, grâce à la déclassification des documents Top secret de la CIA, qu’au moins trois présidents de la République mexicaine ont été des agents de la CIA : López Mateos, Díaz Ordaz, Echeverría (d’après Alfredo Jalife, géo-politologue mexicain). Ces hommes politiques qui se présentaient comme de grands patriotes et ne cessaient de critiquer le legs espagnol au Mexique étaient ainsi au service des États-Unis !
De même que la Grande-Bretagne, les États-Unis produisirent des œuvres antiespagnoles, des livres, mais aussi, plus tard, lorsque le cinéma se développa en tant que média populaire, de masses, des films hollywoodiens. On sait le rôle propagandiste qu’a eu l’industrie cinématographique américaine, comme le met en évidence Pierre Conesa[6]. On retiendra les ouvrages de Harvard William Prescott : Historia de los Reyes Católicos don Fernando y doña Isabel (1837), Historia de la conquista de México (1843), La conquista del Perú (1847), pour les œuvres écrites ; des films comme Tearing down the Spanish flag (1887), Raising gold glory over Morro Castle (1899), The Mark of Zorro (1920) repris par la série El Zorro des années 50, The Sea hawk (1940), et un long etc.
Dans le domaine du soft power, on citera la création de l’Institut Indigéniste Interaméricain en 1940 dont les principaux promoteurs ont été les États-Unis, le Canada et le Mexique[7]. Marcelo Gullo émet des doutes sur l’« utilité » réelle de ce genre d’organismes, plus aptes à générer des problèmes politiques dans les pays latino-américains qu’à apporter de réelles solutions aux injustices sociales évidentes faites aux indigènes. Rappelons que ces populations ont été pour ainsi dire éradiquées aux États-Unis.
Les États-Unis ont ainsi repris, rénové et amplifié la légende noire de l’Empire espagnol diffusée par la Maison d’Orange, l’Angleterre et la France au cours des siècles précédents. Quelques rares figures ont remis en question cette « histoire officielle », parmi elles, le journaliste, explorateur et historien Charles F. Lummis (1859-1928), auteur de The Spanish Pioneers écrit en 1893, et le professeur, soldat et juriste James Brown Scott (1866-1943), qui rendit hommage au jésuite Francisco Suárez, fondateur selon lui de la moderne Philosophie du Droit, et au dominicain Francisco de Vitoria en tant que père fondateur du Droit International.
Marcelo Gullo conclut sur l’idée que la légende noire dont les États-Unis ont été les promoteurs au Mexique a contribué à générer un conditionnement émotionnel, un nationalisme empreint de fausseté et de ressentiment destiné à occulter les véritables causes des difficultés actuelles du pays. En 1810, en effet, la Nouvelle-Espagne (comprenant notamment le Mexique) était une puissance infiniment plus importante que l’ensemble des Treize Colonies anglaises (côte est de l’Amérique du Nord, à l’origine des États-Unis). L’histoire officielle mexicaine a condamné à l’oubli cette période de la première globalisation durant laquelle Mexico fut la capitale du monde, en général inconnue des Mexicains[8] alors qu’ils pourraient s’enorgueillir de ce glorieux passé.
- L’Union Soviétique et la légende noir espagnole.
À partir de 1929, l’URSS utilisa également l’outil de la propagande pour déstabiliser l’Amérique hispanique. Il s’agissait d’encourager le développement d’un fondamentalisme indigéniste dont l’action déboucherait sur la fragmentation des États existants et la création de républiques indigènes, sur une base ethnique donc, dans cette zone du monde que l’URSS considérait comme l’arrière-cour des États-Unis. Ce fut le message en particulier de la Première Conférence Communiste Latino-américaine en 1929. Le Pérou devait ainsi être divisé en trois États indépendants dont une république quechua et une république aimara. Quant à la Bolivie, elle devait être divisée en 13 États. Ce projet était en totale contradiction avec des projets de réunification de toutes les républiques « indo-américaines » en un grand État ibéro-américain, promus par des partis politiques comme l’A.P.R.A. fondé par le Péruvien Victor Raúl Haya de la Torre (1895-1979). Selon Haya, le terme « indo-américain » ne supposait en rien le renoncement à l’héritage hispanique. Haya défendait la création d’un grand parti « poly-classiste » qui regrouperait donc l’ensemble des classes sociales. Ce projet conçu par la gauche, mené à bien par la raison ou la force, était concurrent de l’Internationale Communiste. Ce dernier mouvement défendait la cause indigène davantage dans une perspective raciale que sociale.
- La légende noire resurgit dans les Caraïbes.
Étrangement, la légende noire, démentie par de nombreux travaux historiques critiques, connut un renouveau après la Révolution cubaine. Elle devint l’étendard du socialisme latino-américain. L’une des « bibles » de ce courant fut le livre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, Las venas abiertas de América Latina (Montevideo, 1971).
Descendant d’Espagnols de Galice, Fidel Castro aimait pourtant sincèrement l’Espagne, mais céda à la pression de la propagande anti-impérialiste promue par l’URSS. Quant au Che, il était opposé aux mouvements indigénistes car il voyait en eux un élément désagrégateur de l’unité continentale, condition nécessaire selon lui au triomphe de la Révolution.
Le livre d’Eduardo Galeano connut encore un regain de célébrité en 2009, lorsque Hugo Chávez l’offrit à Barack Obama.
En 2014 pourtant, son auteur déclara lors de la 2ème Biennale du Livre et de la Lecture de Brasilia : « Je ne souhaite pas relire Las venas abiertas de América Latina, car si je le faisais, je pourrais perdre connaissance (…). Je ne serais pas capable de relire ce livre, car lorsque je l’ai écrit, je n’en savais pas autant sur l’économie et la politique.[9] »
Pour Marcelo Gullo, l’effet voulu par Chávez était celui de se constituer en nouvelle victime de la légende noire. Ce faisant, il se faisait l’allié, à son corps défendant, de l’impérialisme culturel anglo-saxon.
- Les ONG et la légende noire.
Le travail de nombreuses ONG, dont le siège se trouvait à Amsterdam, Londres ou New York, fut également très actif au moment du cinq-centième anniversaire de la conquête de l’Amérique Latine, rééditant ainsi le travail acharné des puissances hostiles à l’Empire espagnol rival au long des siècles. Des congrès, séminaires et recherches furent financés et animés par de « blonds » intervenants, souvent anglo-saxons, ironise Marcelo Gullo, devant des auditeurs à la peau brune dans l’ensemble de l’Amérique hispanique.
L’écrivain Jorge Abelardo Ramos (1921-1994), politicien, historien et écrivain argentin, s’exprime ainsi à ce propos : « Dans les rues de Buenos Aires, circulent des manifestes diffusés par des blonds aux yeux bleus qui défendent l’Indien. Lors d’un récent congrès d’américanistes qui s’est tenu à Bogota, la majorité des assistants, anglo-saxons et européens en général, a condamné la « cruauté espagnole » lors de la Conquête et a refusé que le siège du prochain congrès d’américanistes ne soit fixé en Espagne. Ils ont préféré désigner la Hollande comme hôte, la Hollande qui a saccagé l’Indonésie pendant trois siècles et n’a laissé ni enfants, ni églises, ni culture, ni une langue, à l’issue de son exploitation séculaire.[10] »
Pour l’historien argentin, l’origine de ce militantisme forcené, plus ou moins conscient, n’est autre que la poursuite de la rivalité d’empires qui opposa l’Espagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France durant des siècles.
Le journaliste et essayiste Andrés Soliz Rada (1939-2016) ne dit pas autre chose. Il soutient que toutes les ONG qui financent les mouvements indigénistes en Bolivie sont elles-mêmes financées par de grandes banques britanniques ou nord-américaines, par des organisations domiciliées dans les paradis fiscaux, ainsi que par le gouvernement des États-Unis (à travers l’USAID, Agence des États-Unis pour le Développement) et par les grandes compagnies pétrolières dont la politique a maintes fois abouti à des tueries en Amérique Latine. Il souligne un paradoxe idéologique : le darwinisme social, cher aux Anglo-Saxons, après avoir fait fructifier l’idée de la prétendue supériorité de certaines cultures sur d’autres et en avoir tiré profit pendant des siècles, après avoir proclamé que la pensée occidentale est le degré le plus élevé de la pensée contemporaine, affirme maintenant que ses fondements ont la même valeur que les us et coutumes tribaux dont la pratique condamne les peuples de la périphérie hispanoaméricaine au sous-développement et à l’impuissance politique.
La thèse de Soliz Rada, figure qui fait référence pour la gauche bolivienne, est que le fondamentalisme indigéniste est une construction néocoloniale défendue par des courants de pseudo-gauche dans le but de détruire les États nationaux « in-constitués » et d’empêcher la construction d’un État continental ibéro-américain, seul instrument politique capable de faire face aux compagnies transnationales, au capital financier international et aux grandes puissances du XXIème siècle.
Andrés Soliz Rada cite en exemple l’ONG Mapuche International Link créée à Bristol en 1996, héritière du Comité Exterior Mapuche (1978). Selon lui, cet organisme n’est qu’un sous-marin des intérêts anglo-saxons dans la région de l’Atlantique Sud.
Dans la même ligne de pensée, Marcelo Gullo cite un autre analyste, Federico Gastón Addisi (Buenos Aires, 1973), dont la thèse est que de nombreuses ONG sont aujourd’hui les instruments des grandes puissances qui les utilisent pour engendrer des « conflits de quatrième génération[11]», dans le but de déstabiliser et de parvenir à la fragmentation territoriale des États périphériques.
Marcelo Gullo aborde ensuite la question de la bataille toponymique. Un peuple qui renonce à l’authenticité des noms qui les désignent lui et son territoire accepte d’être aliéné. Il prend pour exemple la nomination du continent américain par l’expression « Amérique Latine[12]», au lieu des appellations traditionnelles : « Amérique espagnole », Amérique hispanique » qui avaient cours précédemment.
- Données historiques.
- Pour quelle raison une unité politique conquiert-elle le monde ? Les notions d’« empire » , de colonisation et d’« impérialisme »[13].
L’idée que les notions d’« empire » et d’« impérialisme » se confondent est aujourd’hui très répandue. De même, l’historiographie traditionnelle a fait peu d’efforts pour distinguer les notions de « colonialisme » et d’« empire ». Il semble même que le mot « impérialisme » soit né dans le but d’expliquer le colonialisme et surtout de le condamner moralement, alors que ces deux réalités sont très différentes.
Empire et impérialisme ont en commun qu’ils impliquent fréquemment une conquête violente. Cependant, dans le cas d’une action impérialiste, le peuple conquis sera assujetti et considéré comme un butin. L’action impériale a des conséquences bien différentes ; elle entraîne le métissage ethnique et culturel là où l’action impérialiste produit de la ségrégation et de l’extermination.
Helio Jaguaribe (sociologue, politologue et écrivain brésilien, 1923-2018) s’est penché sur l’exemple de Rome. Une fois la phase (violente) de conquête achevée, les Romains purent compter sur l’acceptation et la collaboration des peuples conquis et en particulier des élites natives. La Pax Romana était extrêmement avantageuse pour eux ; ils bénéficiaient ainsi d’une protection efficace contre les barbares, et d’un ordre juridique dont ils ne disposaient pas précédemment et qui assurait l’égalité de tous devant la loi, la garantie des contrats, le développement du commerce, etc. Ce ne fut que lorsque la Pax Romana devint aux yeux des provinces de l’Empire le synonyme d’une oppressio romana que s’amorça la chute de Rome.
Selon Marcelo Gullo, dans l’Empire hispano-créole, les Indes d’Amérique furent très longtemps un royaume et non une colonie. Il oppose l’organisation en empire des possessions espagnoles et le processus clairement impérialiste qui a conduit à la constitution des États-Unis.
Ces derniers, dans leur expansion vers l’Ouest, menèrent une politique d’extermination et de ségrégation définie dès les origines par les « pères fondateurs » eux-mêmes. Il est fort révélateur que lors de son élection comme premier président des États-Unis en 1789, Georges Washington décida que la question indienne serait gérée par le Secrétariat (Ministère) à la Guerre.
En 1830, l’Indian Removal Act dépouilla de leurs terres les Indiens d’Amérique du Nord et les obligea à se déplacer dans des réserves. L’objectif était l’expulsion de toutes les tribus à l’ouest du fleuve Mississipi.
Les populations indiennes furent victimes d’une série de massacres : massacres de Bad Axe, de Sand Creek, massacres de la rivière Washita, de Wounded Knee, etc. À la suite de ce dernier massacre, en 1891, Lyman Frank Baum, célèbre écrivain de livres pour enfants et éditeur du journal Aberdeen Saturday Pioneer soutint que « [notre] sécurité dépend de l’extermination totale des Indiens. Après avoir été nuisibles pour eux pendant des siècles, il est préférable pour protéger notre civilisation de persévérer dans l’erreur et d’effacer ces créatures indomptables de la surface de la Terre. » Dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, les Indiens sont qualifiés d’« impitoyables sauvages ».
Pour l’élite politique nord-américaine, tout cela était justifiée par la doctrine de la Destinée Manifeste, c’est-à-dire l’obligation de construire un État-continent de l’Atlantique jusqu’au Pacifique.
Marcelo Gullo s’étonne de ce que ces agissements soient considérés par la plupart des historiens, politologues, sociologues nord-américains comme une geste grandiose tandis que la conquête de l’Amérique par les Espagnols est présentée comme un génocide atroce. Hollywood a été bien sûr le chantre de cette grande geste et des figures comme celle de Custer ont été présentées comme de grands héros.
Cette logique est portée encore aujourd’hui par des personnalités publiques comme Hilda Solis, ancienne Secrétaire au Travail des États-Unis qui, lors du déboulonnage de la statue de Christophe Colomb en novembre 2018 à Los Angeles, affirma que la conquête espagnole était un chapitre taché de sang de l’histoire universelle et que la statue de Christophe Colomb ne méritait pas de se trouver dans le centre de Los Angeles car « elle donnait une vision romantique de l’expansion des empires européens et de l’exploitation des ressources naturelles et des êtres humains » Marcelo Gullo regrette qu’elle n'ait pas rappelé les massacres des Indiens californiens commis par l’armée nord-américaine à partir de 1846 lorsque les États-Unis dépossédèrent le Mexique de la Californie. Il souligne le fait qu’aucun homme politique nord-américain n’a demandé que l’on retire les statues de Custer, ou que l’on change les noms de Forsyth ou de Frémont.
Il rappelle que les Indiens ne furent considérés citoyens des États-Unis qu’en 1924 avec l’approbation par le Congrès de la Loi de Citoyenneté Indienne. Leur vote ne fut autorisé dans tous les États de l’Union qu’en 1948. Trente ans plus tard, en 1978, avec le Religion Freedom Act leur fut reconnue la possibilité de célébrer quelques cérémonies religieuses, mais ce ne fut qu’en 1993 qu’ils obtinrent la liberté de culte (Native American Free Exercise of Religious Act). Il souligne également que le mariage interracial ne fut légalisé sur l’ensemble du territoire des États-Unis qu’en 1967 !
Rappelons que les territoires de l’Amérique espagnole reçurent au moment de la Conquête le même statut que les royaumes qui constituaient l’Espagne en Europe (Aragon, Navarre, Sicile, etc.) et que les indiens furent considérés comme des sujets à part entière de la Couronne ce qui leur conférait le droit à la propriété et les plaçait sous la protection du roi d’Espagne, interdisant ainsi leur exploitation en tant qu’esclaves.
- Le legs espagnol en Amérique Latine : des vérités politiquement incorrectes.
- L’invasion des peuples originaires de l’Asie.
La future Amérique espagnole était à l’origine une véritable Tour de Babel.
Sur le territoire de ce qui devint postérieurement le Mexique, on parlait 82 langues.
Sur le territoire des États-Unis et du Canada, on comptait jusqu’à cinquante familles de langues.
À la fin du XVème siècle, l’effort le plus important qui fut jamais réalisé pour parvenir à l’unification linguistique d’une région fut mené par l’impérialisme inca qui s’imposa par la violence. La langue dans laquelle se fondirent tous les dialectes locaux des peuples vassalisés fut le Runa Simi. Les Incas imposèrent la culture quechua à leurs rivaux en pratiquant un impérialisme totalitaire. Marcelo Gullo compare des pratiques de guerre comme le dépeçage des prisonniers de guerre (dont la peau était utilisée pour fabriquer des tambours, par exemple) avec la fabrication de livres reliés et recouverts avec la peau de Juifs par les nazis.
Les châtiments imposés aux vaincus étaient d’autant plus cruels que leur résistance avait été importante.
En ce qui concerne le Mexique, Marcelo Gullo précise qu’il n’existait pas en tant que nation avant la conquête espagnole. Les Aztèques dominaient une zone de la meseta, et étaient en constante rivalité avec les peuples voisins, les Tlaxcaltèques, les Tarasques, les Zapotèques, etc. Tous ces peuples se menaient une guerre perpétuelle. Selon le philosophe mexicain José Vasconcelos, les Aztèques exerçaient une suprématie militaire qui leur avait permis d’établir un pouvoir despotique sur les autres peuples ; ceux-ci leur versaient un tribut. Seules des cités comme Tlaxcala ou Michoacán gardaient une relative indépendance.
L’auteur décrit également le statut peu enviable des femmes dans la civilisation aztèque et s’étonne de voir les mouvements féministes radicaux l’idéaliser de nos jours.
Nous ne reviendrons pas sur l’impérialisme anthropophage aztèque, à la fois bien connu mais souvent omis par les mêmes historiens qui se plaisent à dresser un tableau particulièrement noir de la conquête espagnole. Ils soutiennent qu’il faut replacer les pratiques aztèques « dans leur contexte ». Certes … Il n’empêche qu’il est indéniable que les Aztèques eurent pour politique d’État la conquête d’autres peuples afin de pouvoir sacrifier les prisonniers à leurs dieux. Pourtant, aucun de ces historiens si complaisants ne parle de génocide pour faire référence aux victimes de ces sacrifices, dont le chiffre est évalué entre 20 000 et 150 000 victimes annuelles.
L’une des caractéristiques du colonialisme et de tous les impérialismes a toujours été la lutte incessante pour obtenir des matières premières, c’est-à-dire pour l’approvisionnement en matériaux stratégiques. Pour les Aztèques, le sang et la chair humaine faisaient partie de ces ressources stratégiques.
En 1487, pour célébrer l’achèvement du Grand Temple de Tenochtitlán, entre 20 000 et 24 000 personnes furent sacrifiées en quatre jours. L’historien américain William Prescott, pourtant l’un des plus fervents défenseurs de la civilisation aztèque, avance quant à lui le chiffre de 70 000 victimes lors de la consécration de ce temple dédié à Huitzilopochtli.
C’est en raison de ces pratiques barbares à l’égard des peuples voisins que ceux-ci s’engagèrent dans des alliances militaires avec les conquérants espagnols afin de venir à bout de l’oppresseur aztèque ou inca.
- De l’encerclement islamique à la conquête de l’Amérique.
Marcelo Gullo met en lien différents événements et circonstances historiques qui expliquent la « découverte », conquête et peuplement de l’Amérique par les Espagnols : l’encerclement islamique que subissait l’Europe, le vide de pouvoir laissé par l’Empire chinois qui renonça à l’exploration maritime, la dispersion des « peuples originaires » et l’existence en Amérique de deux importants impérialismes, l’impérialisme aztèque et l’impérialisme inca.
Entre 711 (débarquement des troupes de Tarik à Gibraltar) et 1683 (bataille de Kahlenberg qui mit fin au siège de Vienne), les armées islamiques tentèrent d’assiéger et de conquérir les royaumes chrétiens d’Europe, petits et fragmentés.
Comme le souligne l’historien Essad Bey, le pouvoir musulman avait sous sa domination tous les points stratégiques concernant le commerce du monde de l’époque et contrôlait les chemins de communication entre l’Orient et l’Occident, entre l’Inde et l’Europe, à tel point que le commerce avec l’Asie – d’où provenaient les épices – était devenu impossible si l’on n’empruntait pas l’un des nombreux postes douaniers des terres d’islam. Les épices présentaient un intérêt stratégique primordial puisqu’elles permettaient de conserver les aliments et de nourrir ainsi une population en augmentation.
La première expansion européenne (portugaise) sur les eaux asiatiques fut ainsi une tentative pour contourner cette mainmise terrestre des puissances islamiques.
- L’origine de la puissance maritime espagnole.
Les puissances maritimes portugaise et castillano-aragonaise ont ainsi leur origine dans la guerre livrée aux musulmans.
Les Portugais entreprirent des voyages dont les objectifs commerciaux concernaient les épices, l’or et les esclaves, ce qui les emmena au large des côtes africaines, vers l’Asie.
En 1453, la conquête de Constantinople par les Ottomans aggrava notablement l’encerclement de l’Europe par les armées musulmanes et encouragea les Européens à rechercher des issues à cette situation de siège.
Cependant, au XVème siècle, les principales puissances politiques et économiques du monde n’étaient pas européennes. C’était, en particulier, l’Empire chinois. Le centre du pouvoir mondial se trouvait en Asie. En 1368, la dynastie Ming était parvenue, après l’expulsion des Mongols, à mener à bien une unité politique et une centralisation du pouvoir. La Chine était la partie du monde la plus développée et maintenait un intense trafic commercial avec les actuels Indonésie, Philippines et Japon.
Il y a 500 ans, la Chine organisait des expéditions à caractère commercial et scientifique, en particulier de nombreux voyages transocéaniques. Contrairement aux souverains occidentaux et dans ce cas précis aux Rois Catholiques, l’empereur chinois ne considérait pas qu’il était dépositaire de vérités universelles à porter à travers le monde. En 1424, il céda aux pressions des membres de la Cour qui considéraient que les voyages de son amiral Zheng He vidaient les coffres de l’Empire, et décida de renoncer aux expéditions navales. Cette décision capitale pour le destin du monde laissa un vide de pouvoir qui fut occupé par l’Europe.
L’Espagne s’engagea dans la conquête du continent américain avant même d’avoir achevé sa propre unification nationale.
- Quelle Espagne parvint en Amérique ?
Marcelo Gullo réfute la théorie selon laquelle ce furent des aventuriers qui menèrent à bien la conquête. On trouve parmi les conquérants de nombreux membres de l’aristocratie la plus prestigieuse, souvent pauvres car ils étaient des puînés, mais aussi souvent cultivés.
Quant à l’œuvre intellectuelle, elle fut menée par le fleuron des élites universitaires.
- L’Espagne a bien découvert l’Amérique.
Peu importe que d’autres peuples aient abordé les côtes américaines avant les Espagnols. Les tenants de thèses hispanophobes s’appuient souvent sur cette idée pour dénier le mérite de la « découverte » aux navigateurs espagnols. Or Marcelo Gullo insiste sur l’idée que les Espagnols furent les premiers à « rendre publique la connaissance encore imprécise de terres au-delà de la grande mer que les Vikings avaient parcourue et dont ils ne crurent pas bon de divulguer l’existence.[14]» Rendre publique, c’est-à dire identifier ces terres comme quelque chose de nouveau et les donner à connaître ensuite en toute conscience.
- L’Espagne n’a jamais considéré l’Amérique comme un butin de guerre : l’Amérique hispanique comme réplique de l’Espagne et non comme colonie.
Nous poser la question du bien-fondé ou de la légitimité de la guerre de conquête menée en Amérique par l’Espagne n’est pas l’objet du travail mené dans cet ouvrage par Marcelo Gullo.
Le politologue argentin détaille les réalisations accomplies par l’Espagne en Amérique. Elles vont d’une industrie textile florissante à la construction d’églises, d’hôpitaux, d’écoles et d’universités où purent étudier aussi bien des créoles que des métis ou des indiens. Selon lui, l’Espagne envoya en Amérique le fleuron de ses professeurs qui, à une époque où se développait l’absolutisme monarchique, enseignèrent, comme Juan de Mariana, une doctrine révolutionnaire et anti-absolutiste. D’après Mariana, en effet, le peuple (et non le roi) est le véritable dépositaire du pouvoir qui émane toujours de Dieu. Cela a pour conséquence que le peuple est légitimé à mener une action révolutionnaire, pouvant aller jusqu’au tyrannicide, si le roi n’exerce pas son pouvoir pour le bienfait du peuple.
Il n’y eut pas entre l’Espagne et l’Amérique de relations du type métropole / colonie, dans laquelle la colonie fournit les matières premières et la métropole élabore les produits manufacturés. Les villes de l’Amérique espagnole connurent le développement de manufactures. Du fait des difficultés rencontrées par le commerce maritime, en particulier la piraterie, le Nouveau Monde dut s’équiper de manufactures afin de fabriquer les produits qu’il ne recevait plus d’Espagne. Ainsi, il devint, dans certains domaines, quasiment autosuffisant.[15]
L’industrie la plus développée fut l’industrie textile. Seules les classes sociales les plus privilégiées utilisaient les tissus fins importés d’Espagne. Les gens du commun s’habillaient avec les tissus fabriqués sur place.
Au contraire, les puissances coloniales, l’Angleterre ou la Hollande par exemple, ont tendance à fonder de simples villes portuaires ou comptoirs, et non de véritables villes avec des hôpitaux, des écoles et des universités. Leur but est exclusivement l’exploitation des territoires et populations.
Le monopole de commerce au sein de l’Empire, entre l’Espagne et l’Amérique, comparable à une forme de protectionnisme (comme celui décrété par Élisabeth Ière en Angleterre), créa les conditions nécessaires pour le développement de l’industrie sous le règne de Philippe II, en particulier l’industrie textile.
Cette industrie qui s’était développée pendant la période hispanique périclita lorsque les républiques hispano-américaines devenues indépendantes adoptèrent le libre commerce, fomenté par les élites créoles de Buenos Aires, Caracas et Guayaquil, influencées par le monde anglo-saxon. Ces élites descendaient bien souvent des contrebandiers qui faisaient affaire avec les Britanniques au temps de l’Empire.
- Intrication des questions sociale et raciale : la question raciale, une fausse question.
Marcelo Gullo insiste donc sur l’idée que l’Amérique espagnole compta des hommes riches et des hommes pauvres, mais que les différences ne se fondaient pas primitivement sur la couleur de la peau. L’exploitation dont furent victimes les indiens n’était pas différente de celle que subissaient les gauchos argentins ou la paysannerie européenne[16].
Selon l’Américain Clarence H. Haring, les Espagnols n’abolirent pas la noblesse chez les indigènes. Les chefs indigènes eurent le droit, comme les chevaliers espagnols, de monter à cheval, de porter des armes et de porter le titre de « don ». Certains d’entre eux devinrent des hommes riches et acquirent des titres de noblesse dans la nouvelle hiérarchie créée dans l’Empire.[17]
Le penseur et homme politique José Vasconcelos affirme que « les bénéfices concédés aux descendants de Moctezuma furent tels que certains d’entre eux furent admis dans la noblesse espagnole et devinrent même Grands d’Espagne. Il en fut de même pour les descendants de l’Inca. »[18] Le fils de l’empereur Moctezuma fut l’un des hommes les plus riches du Mexique ; sa sœur Isabel accumula une immense fortune.
Martin Cortés, premier espagnol américain né au Mexique, dit-on, fils du conquistador Hernán Cortés et de Doña Marina, princesse amérindienne convertie au christianisme, fut ainsi nommé chevalier de l’Ordre de Santiago. Sujet à part entière de l’Empire, il se distingua en particulier aux batailles de Mühlberg contre les princes protestants, de Saint Quentin contre les Français, dans la défense de Malte contre Soliman, contre les Morisques lors de la rébellion des Alpujarras.
Un autre bel exemple de cette politique de métissage est l’Inca Garcilaso de la Vega, illustre soldat, historien et poète, fils d’un officier espagnol et d’une princesse inca.
- Le métissage, une politique d’État.
Parmi les Espagnols qui arrivèrent en Amérique, l’idée d’une supériorité raciale n’était absolument pas dominante, entre autres parce qu’ils appartenaient eux-mêmes à un peuple métis dont beaucoup en Europe stigmatisaient les racines sémites (Al-Andalus).
Le métissage fut également une stratégie des Rois Catholiques pour mener à bien la christianisation des terres conquises. Le Décret Royal du 19 octobre 1514 (Loi 2, tit. I, lib. vi) déclare :
« C’est Notre volonté que les Indiens et Indiennes aient une totale liberté, comme il se doit, de se marier avec qui ils souhaitent, avec d’autres Indiens, mais aussi avec les personnes originaires de nos royaumes, c’est-à-dire des Espagnols nés aux Indes. Il ne leur sera fait aucun empêchement. Et Nous ordonnons qu’aucun ordre que Nous aurions donné, ou que Nous donnerions dorénavant, ne puisse empêcher le mariage d’Indiens ou Indiennes avec des Espagnols ou Espagnoles. Que tous jouissent d’une totale liberté de se marier avec qui ils voudront. Nous ordonnons que Nos tribunaux respectent et fassent respecter Notre décision. »
Tous les descendants de Ferdinand et Isabelle respectèrent cette décision jusqu’au début du XVIIIème siècle, jusqu’au changement de dynastie issue de la Guerre de Succession d’Espagne.
À ce propos, l’auteur rappelle que les mariages mixtes ne furent légalisés aux États-Unis qu’en 1967. Le Racial Integrity Act de 1924 interdisait encore toute union entre des personnes blanches et des personnes de couleur.
Ces mariages mixtes eurent lieu en Amérique hispanique jusque dans les plus grandes familles. Marcello Gullo énumère un certain nombre de cas. Quelques-unes des plus grandes fortunes des vice-royautés du Mexique (Nueva España) ou du Pérou appartenaient à des familles issues du métissage.
Cette histoire liée au métissage a toujours été occultée car l’idée d’une Espagne raciste est l’un des piliers fondamentaux de la légende noire.
Marcelo Gullo oppose la politique menée dans l’Empire espagnol à celle qui eut cours dans l’Empire britannique, en Australie par exemple. Déclarée terra nullius (« terre de personne »), l’Australie commença à être colonisée en 1788. Cette terra nullius comptait en fait sur son sol 900 000 aborigènes qui la peuplaient depuis environ 60 000 ans. Seuls 30 000 survécurent.
En conclusion, l’auteur souligne la différence entre les notions d’« empire » et d’« impérialisme ». L’Espagne a fondé un empire en dupliquant sur le continent américain ses structures nationales. Ce projet ne doit pas être confondu avec une politique impérialiste « à l’anglo-saxonne » qui promeut l’anéantissement des populations et l’exploitation pure et simple des ressources d’un territoire et non son développement grâce à son intégration dans un ensemble plus vaste.
- Une politique active de fondation d’écoles et d’universités.
Contrairement à ce qu’annonce la légende noire, l’Espagne prit la décision politique de donner la meilleure éducation aux indiens et aux métis.
Grâce aux intellectuels et aux centres d’études fondés, les créoles métis et les indiens d’Amérique eurent accès à une culture d’avant-garde. On compte parmi les premiers maîtres qui officièrent sur le nouveau continent des figures de la valeur de Pierre de Gand, proche parent de l’empereur Charles Quint, arrivé en 1523, ou Martin de Valence, missionnaire au Mexique.[19]
Le modèle des établissements universitaires d’Amérique fut l’Université de Salamanque. Dirigés par un recteur élu annuellement par les docteurs de l’institution, ils jouissaient d’une réelle autonomie malgré les pressions exercées par certains vice-rois. Les étudiants de Mexico avaient le privilège de ne payer ni impôts ni dîmes, et d’être évalués seulement par les autorités universitaires.
On peut dire ainsi que les Espagnols d’Amérique jouirent de conditions d’éducation et d’enseignement plus favorables que ceux de la Péninsule.
Dans tous les cas cités, il s’agissait d’une éducation gratuite.
- La promotion des savoirs et des langues indigènes.
À México, à proximité du couvent de San Francisco, Pierre de Gand édifia et dirigea l’école San José de Belén de los Naturales, une institution qui compta jusqu’à mille élèves indiens qui y apprenaient le nahuatl, l’espagnol, le latin (école trilingue donc), mais aussi des savoir- faire comme la peinture, la sculpture, la broderie, la musique, la charpenterie, la ferronnerie, la bourrellerie.
Des écoles de l’Amérique hispanique sortirent des figures complexes et riches, telle que celle de Diego Valdés, fils d’une indienne tlaxcaltèque et du conquistador Diego Valdès. Il fut le premier métis ordonné moine (franciscain) en Amérique en 1547. Philosophe, historien, dessinateur et linguiste polyglotte, il maîtrisait l’espagnol, le latin, le nahuatl, l’otomi et le tarasque. Il fut le premier mexicain à publier une œuvre en Europe, et le premier théologien métis en Europe.
La première institution d’éducation supérieure, préparatoire à l’université, le Colegio Imperial de la Santa Cruz de Tlatelolco, fut inaugurée en 1536, à peine quinze ans après la chute de Tenochtitlán. Elle n’était pas destinée aux enfants des Espagnols mais aux indigènes. Il s’agissait d’un établissement scientifique où l’on promouvait la médecine nahuatl, mais aussi les sciences politiques car il s’agissait de préparer les enfants des caciques indiens au gouvernement des villages indiens.
- Le développement des sciences.
L’importance de ce centre d’enseignement acquit une portée mondiale en raison du développement de connaissances tout à fait originales. En1552, deux scientifiques indigènes, Martín de la Cruz et Juan Badiano écrivirent un traité de botanique et de pharmacologie, le Libellus de medicinalibus indorum herbis ou Códice de la Cruz Badiano. Cet ouvrage décrivait les propriétés curatives des plantes américaines employées par les indiens Mexicas.
La Real Universidad de México fondée en 1553 comptait cinq facultés (Théologie, Droit Canonique, Droit Civil, Médecine et Arts), et plusieurs chaires « libres » dont l’une était consacrée aux langues indigènes (aztèque et otomi).
L’un des maîtres qui y exerça, Bartolomé de Albornoz, spécialiste des pensées d’Aristote et de Cicéron, se rendit célèbre en défendant l’abolition de l’esclavage. En 1573, il publia à Valence son Art des Contrats, où il réfute et nie tout caractère légal non seulement au trafic d’esclaves, mais à l’esclavage même.
En 1568, la Compagnie de Jésus fonda au Pérou le Colegio Máximo de San Pablo de Lima. Les professeurs qui y enseignèrent formaient un noyau d’excellence académique reconnu dans le monde entier, jamais égalé depuis dans le pays : José de Acosta, Diego de Avendaño, Pedro de Oñate furent les plus illustres.
Dans son De Natura Novi Orbis, le Père José de Acosta soutint pour la première fois la thèse selon laquelle les indigènes américains étaient arrivés sur le continent américain depuis la Sibérie. La publication de son ouvrage Histoire naturelle et morale des Indes, à Séville, en 1590, lui valut une renommée mondiale. L’œuvre, la description la plus riche et exacte des coutumes, rites et croyances du Mexique et du Pérou, fut traduite en anglais en 1604.
Ce même auteur fut chargé de rédiger le premier Catéchisme trilingue, en espagnol, quechua et aimara.
Le Père Diego de Avendaño fut précurseur dans l’étude des systèmes politiques comparés. Il développa une profonde réflexion sur les problèmes politiques qui se posaient sur le continent américain.
Dans ses classes, le Père Oñate, économiste, enseigna et diffusa la pensée des grands auteurs de l’École de Salamanque, Francisco de Vitoria (père du Droit International), Domingo de Soto, Tomás de Mercado, Martín de Azpilcueta, Domingo Báñez, Luis de Molina, Juan de Salas, Leonardo Lessius, Juan de Mariana y Francisco Suárez.
Pour sa part, Oñate produisit toute une réflexion sur la théorie de la valeur et sur le concept de « prix » qui eurent leur part dans la naissance de l’économie moderne.
Marcelo Gullo regrette que la paternité de celle-ci ait été exclusivement attribuée à Adam Smith.
En 1750, la bibliothèque de cette institution comptait 43 000 livres.
La première bibliothèque de l’Amérique hispanique avait été fondée par Fray Alonso de la Vera Cruz en 1540. Le philosophe augustin se livra à une intense réflexion sur le pouvoir, sur l’autorité royale et sur la légitimité de la Conquête, énumérant les motivations illégitimes avancées pour justifier la Conquête, mais critiquant aussi le « régime tyrannique des princes barbares », c’est-à-dire les princes aztèques, adeptes des sacrifices humains et de l’anthropophagie.
À l’université de Lima également, enseignèrent des professeurs formés à Salamanque comme Pedro Gutiérrez Flores, Francisco de León Garavito, qui furent tous deux recteurs, et Alonso Velázquez. Ils introduisirent aux Indes l’esprit novateur qui fleurissait à Salamanque.
En 1573, Philippe II ordonna la fondation dans toutes les provinces et évêchés du Pérou d’écoles et de séminaires destinés à l’éducation de la noblesse inca. C’est ainsi qu’en 1621, fut créé le Real Colegio de caciques San Francisco de Borja, dans la ville impériale de Cuzco, dont la mission était l’éducation de la noblesse inca.
En sciences politiques, les penseurs les plus « révolutionnaires » sur la question du pouvoir furent Francisco de Vitoria (1483-1546), Juan de Mariana (1536-1624) auquel nous avons déjà fait allusion, et Francisco Suárez (1548-1617) qui eut la pensée la plus influente en philosophie politique dans les universités hispano-américaines.
Francisco de Vitoria soutint que le monarque était choisi par le peuple qui lui remettait le pouvoir social provenant de Dieu, unique pouvoir supérieur naturel des hommes, qui par essence sont libres et égaux. Pour Vitoria, le roi n’était pas le maître du royaume mais le « père » de son peuple, de sorte qu’il ne pouvait gouverner sans lui ; il se devait de l’écouter selon le droit et pour le bien commun.
Juan de Mariana écrivit en 1598, à la demande du précepteur de Philippe III, De rege et regis institutione, son œuvre politique la plus importante. Il y soutient que le pouvoir royal ne provient pas de Dieu mais d’un contrat établi entre le monarque et le peuple, ce dernier étant représenté par le Parlement (les Cortes). Si la monarchie dégénère en tyrannie, le peuple a un droit légitime à la révolution et à l’exécution du tyran. L’ouvrage sembla si révolutionnaire qu’il fut brûlé à Paris, alors capitale de la monarchie absolue.
Quant à Francisco Suárez, il soutint une polémique avec le roi d’Angleterre Jacques Ier, tenant de l’absolutisme. Sa thèse était que le roi ne tient pas sa légitimité de Dieu, mais qu’elle est de caractère humain, et que lorsque la loi est injuste, la désobéissance et la révolution sont justifiées. Ses réflexions sont rassemblées dans un ouvrage intitulé Defensio fidei catholicae (1613).
Suárez fut le pionnier de l’idée de souveraineté populaire dans l’Amérique hispanique, et non Locke ou Rousseau.
On retrouve dans certaines pratiques politiques de l’époque impériale cet esprit quasiment démocratique, par exemple le principe du juicio de residencia. Il s’agissait d’un outil pour éviter la corruption, d’une portée démocratique indéniable puisque le fonctionnaire royal se soumettait au jugement de ses administrés. Marcelo Gullo veut vanter ainsi les mérites de la première nation hispano-américaine et les pratiques de bon gouvernement qui la caractérisèrent.
- Les hôpitaux en Amérique : des hôpitaux gratuits pour toutes les races, l’orgueil de l’Empire espagnol.
Après la Conquête, fut développée une politique d’État qui favorisa la protection sociale. Elle concerna toutes les races et conditions sociales selon les Leyes de Indias (Lois des Indes, 7 octobre 1541).
À la fin du XVIème siècle, les sciences médicales espagnoles, héritières des traditions juive et arabe, étaient à l’avant-garde en Europe. La qualité de cette médecine, sa « modernité », en firent un outil précieux, adjuvant de la volonté politique des Rois Catholiques dans la construction des nouvelles sociétés.
En 1503, le premier hôpital du Nouveau Monde fut fondé en accord avec le chapitre 12 des instructions des Rois Catholiques : « construire dans les lieux où cela s’avérerait le plus nécessaire des édifices destinés à devenir des hôpitaux où l’on accueillerait et soignerait les pauvres, tant parmi les chrétiens que parmi les indiens. »
Au Mexique.
En 1521 fut fondé le premier hôpital de la Nouvelle Espagne, l’hôpital de la Purísima Concepción y Jesús Nazareno. Il s’agissait d’un projet personnel de Hernán Cortés. Il est aujourd’hui l’un des dix hôpitaux les plus anciens du monde. Y naquit en 1578 la Faculté de Médecine de l’Université de México (l’actuelle Université Nationale Autonome de México – UNAM). Le médecin Juan Correa y réalisa la première dissection anatomique en 1646, à des fins didactiques.
En 1531, fut fondée l’infirmerie Saint-Joseph. Insuffisante pour lutter contre l’épidémie de rougeole qui se déclencha à México en 1553, l’on construisit alors l’hôpital Real de Naturales, qui possédait une administration mixte, à la fois civile et religieuse. Peu fréquenté à ses débuts par la population indigène par manque de confiance, sa fréquentation devint massive et les indiens en arrivèrent à le considérer comme étant leur bien propre. Il fonctionna également comme auberge de passage ou comme lieu d’accueil pour les indiens pauvres qui arrivaient à México et ne savaient pas où aller. Il reçut essentiellement des nahuas et otomis, car les tarasques du Michoacán et de Jalisco se tournaient vers des hôpitaux qui se trouvaient sur leurs territoires.
La nourriture que l’on y servait était d’une qualité et d’une abondance remarquables. Le service que l’on y dispensait possédait des atouts précieux :
- prise en charge trilingue du patient ou du nécessiteux.
- mise en œuvre d’une médecine qui mélangeait les savoirs de la tradition médicale européenne et ceux de la médecine préhispanique. Cela permit la guérison de certaines maladies avec des herbes ou substances totalement inconnues en Europe.
- réalisation massive d’autopsies, en particulier en période d’épidémies, dans le but de trouver de nouveaux traitements, ce qui permit de créer une école de chirurgiens d’excellence.
Cet hôpital fut le premier au monde à tenir un registre statistique mensuel des mouvements de ses patients dans les différentes salles d’hospitalisation (nombre d’admissions, en tenant compte du sexe ; durée totale du séjour ; sorties dues à la guérison ou au décès, etc.).
En 1539, le premier évêque de la Nouvelle-Espagne, Juan de Zumárraga, décida de fonder l’hôpital del Amor de Dios, pour accueillir les personnes atteintes de la syphilis.
Face aux grandes avancées réalisées par l’hôpital Real de Naturales, Charles Quint envoya au Mexique son propre proto-médecin, le docteur Francisco Hernández, afin qu’il réalise une étude exhaustive des herbes médicinales utilisées en Amérique.
Au Pérou.
La politique de protection sociale atteignit son apogée au Pérou où furent fondés 59 hôpitaux entre 1533 et1792.
En 1548, on y entama la construction d’un hôpital pour les autochtones des deux sexes, l’hôpital Santa Ana. Les soins dispensés y étaient gratuits.
On pratiqua même dans ce pays des services à domicile.
En 1556, fut créé l’hôpital Real del Espíritu Santo ou hôpital General de Naturales, destiné à dispenser des soins aux vaincus.
À la fin du XVIIIème siècle, on comptait à Lima 15 lits pour 1000 habitants.
En Équateur, l’hôpital de Quito (hôpital de la Santa Misericordia de Nuestro Señor Jesucristo), en revanche, dont la construction fut décidée par Philippe II en 1534, accueillait aussi bien les indigènes que les personnes qui étaient nées en Espagne. Il fut actif jusqu’en 1974.
Le personnel soignant était constitué à la fois de barbiers et de proto-médecins, mais aussi de chamanes et guérisseurs appelés yerbateros.
Marcelo Gullo rappelle que c’est à l’hôpital San Juan de Dios de Quito que fut théorisé le problème des infections. Luis Chusig (Eugenio Espejo) y découvrit, bien avant la découverte de Pasteur, que beaucoup de maladies étaient provoquées par « des animaux microscopiques qui s’introduisent dans le corps des personnes ».
Ce fut également en Amérique hispanique, plus précisément en Équateur, que le médecin et cacique indien Pedro Leiva découvrit que le remède contre la malaria se trouvait dans l’écorce du quinquina.
L’auteur souligne le contraste de cette œuvre philanthropique de fondation d’établissements de santé, avec la pratique bel et bien impérialiste des Anglo-Saxons, comme le montre la création, en1664, à New York, par la Compagnie Britannique des Indes Orientales, du premier hôpital des États-Unis, destiné à soigner exclusivement les soldats et marins blancs.
- Les processus d’indépendance : l’incompétence royale entraîne l’échec de la diplomatie espagnole ; victoire, mais sans le soutien des peuples, de la propagande anglo-saxonne.
- Les « peuples originaires », contre l’indépendance.
Au Chili, au Pérou, en Équateur, en Colombie et au Venezuela, la partie la plus humble du peuple et les masses indigènes restèrent fidèles à la Couronne durant les processus d’émancipation, et ce, malgré la malveillance et l’incompétence du roi d’Espagne Ferdinand VII.
Dans le nord de l’Amérique du Sud, le processus d’indépendance fut engagé par la minorité créole fortunée. Marcelo Gullo souligne le rôle crucial dans la déstabilisation des différents pays de forces militaires étrangères. Par exemple, dans la vice-royauté de la Nouvelle-Grenade, la résistance des « peuples originaires » au parti de Bolívar fut menée par le général indien Agustín Agualongo. Marcelo Gullo nous fait remarquer que le nom de ce leader indien ne figure dans aucun livre d’histoire. Fidèle au roi d’Espagne et à l’Empire, il fut fusillé en 1824 par les troupes de Bolívar. Son nom n’apparaît tout simplement pas dans les livres d’histoire. Son cas ne fut pas isolé.
Les indiens furent dans leur grande majorité contre l’indépendance puisque, sujets de la Couronne, ils bénéficiaient, dès l’origine, de sa protection.
- Incas, Mapuches et Guajiros fidèles à l’Espagne et au roi.
À Cuzco, tous les descendants de l’ancienne noblesse de l’Empire inca affirmèrent leur fidélité à la monarchie espagnole. L’armée levée par le vice-roi De La Serna (environ 30 000 personnes), essentiellement des indiens péruviens, ne comptait que 1500 Espagnols européens. De même, la fidélité des Mapuches à la Couronne espagnole a été occultée par le mouvement indigéniste. Il en alla de même pour les Guajiros dont le territoire se trouvait à cheval entre le Venezuela et la Colombie actuels. Après l’Indépendance, les Guajiros furent exterminés par les armées républicaines du Venezuela et de Colombie. L’histoire officielle a tout fait pour discréditer ces autochtones qualifiés de « bandits sauvages » qui s’opposaient « à la civilisation et au progrès ».
Marcelo Gullo revient également sur la version officielle attachée à l’indépendance du Mexique. Le mouvement insurrectionnel conduit par les révolutionnaires Hidalgo et Morelos ne cherchait pas l’indépendance de la Nouvelle-Espagne, mais était une protestation contre le mauvais gouvernement exercé par l’administration de la vice-royauté et visait essentiellement l’élite des gachupines, à savoir les Espagnols fraîchement immigrés et qui contrôlaient le commerce. En aucun cas il ne s’agissait d’un mouvement dirigé contre le roi d’Espagne. On pouvait ainsi entendre, lors des affrontements, des slogans tels que « Vive le roi et mort au mauvais gouvernement ! ».
De fait, lorsque furent proclamées les indépendances (voulues par les descendants des Espagnols en terre américaine, c’est-à-dire les nouvelles élites), le sort des masses indigènes se détériora notablement. En particulier, au Mexique, la Loi Lerdo de 1836 et la Constitution de 1837, conduisirent à la dissolution des « républiques d’indiens »[20] et des parcialidades [21] ou entités indigènes situées au sein de certaines villes. Le régime juridique spécial dont jouissaient les indiens et qui supposait l’existence de tribunaux spéciaux qui traitaient les affaires les concernant fut supprimé, ainsi que la propriété communale des terres. La conséquence de cette dernière mesure fut l’appropriation par les propriétaires créoles des terres indiennes.
- Les invasions anglaises : « Notre vieux maître ou rien. »
L’échec des tentatives d’invasion britanniques lancées contre le vice-royaume du Río de la Plata en 1806-1807 montrent qu’il n’existait pas de sentiment antiespagnol à ce moment-là où que ce soit en Amérique hispanique. Il existait plutôt une vive conscience antibritannique ou antifrançaise.
L’auteur note cependant la tendance collaborationniste des élites de Buenos Aires.
En revanche, tous les groupes ethniques, mulâtres, noirs, indiens, firent corps contre l’envahisseur anglais ; de nombreux caciques tehuelches se présentèrent à Buenos Aires pour offrir leur appui contre l’envahisseur.
- Le début du grand désordre. Les antécédents : les territoires américains devenus des colonies.
Marcelo Gullo situe à l’origine du divorce entre l’Espagne et les autres territoires de l’Empire l’accession au trône d’Espagne de Philippe V, duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Trahissant la tradition des Rois Catholiques, puis celle des Habsbourg, il imposa un schéma de domination du type « métropole vs colonies », suivant ainsi la tradition absolutiste française. Suivant l’usage des Bourbon, il mit à mal le statut de « territoires d’Empire » des possessions américaines, statut qui garantissait une égalité de traitement entre elles et les territoires espagnols européens.
- Le traumatisme de l’invasion napoléonienne.
- En Espagne, un monarque et des élites inféodés à la France.
La seconde cause découle de ce qui précède. C’est, selon lui, le comportement servile, pusillanime, du roi d’Espagne Charles IV lors de l’invasion napoléonienne.
Lui-même et son fils Ferdinand, héritier de la Couronne, préférèrent se résoudre à une captivité confortable aux mains des Français, plutôt que d’opter pour l’exil comme la famille royale et l’ensemble de la noblesse portugaises. La noblesse espagnole, quant à elle, façonnée par la Cour des Bourbons, « francisée », suivit le monarque à Bayonne, ce qui lui ôta toute autorité morale et légitimité pour décider du destin de l’Espagne. Face à cette ignominie, de nombreux Espagnols européens et américains se détournèrent de la monarchie et devinrent républicains.
Charles IV mit donc la Couronne espagnole entre les mains des Français. Napoléon Bonaparte désigna son frère Joseph comme roi d’Espagne. L’indignité de Ferdinand VII atteignit son comble lorsqu’il écrivit une lettre à Napoléon pour lui demander de devenir son fils adoptif. Afin de consommer le déshonneur, l’empereur ordonna au journal Le Moniteur de publier les lettres que Ferdinand VII lui adressait …
Marcelo Gullo cite, au contraire, les noms d’Hispano-Américains qui combattirent contre les troupes françaises sur le sol espagnol, par exemple Dionisio Inca Yupanqui, descendant en ligne directe de l’inca Huayna Cápac. Il souligne ainsi l’héroïsme de ces figures, à l’opposé de l’attitude servile du roi et de la cour espagnols.
- Le miroir tendu de la Cour portugaise.
Bien différent fut le comportement de la famille royale et de la cour portugaises, c’est-à-dire de l’État portugais. Ils débarquèrent à Río de Janeiro et firent alors la promotion de la culture portugaise en territoire américain (fondation de collèges de médecine, d’une Bibliothèque Nationale, d’une École des Beaux-Arts, d’une Académie Militaire, etc.), à savoir ce que les Espagnols avaient fait deux siècles auparavant.
Cette différence dans les réponses face à l’envahisseur explique, selon Marcelo Gullo, la préservation de l’unité de l’empire lusitanien dans un cas, la dissolution de l’Empire espagnol et la fragmentation qui s’ensuivit dans l’autre. On peut noter au passage que le Portugal lui aussi se trouvait confronté à des tendances séparatistes au Brésil (souvent encouragées par les Britanniques), face auxquelles ses élites surent trouver une parade.
Ferdinand VII, le grand responsable.
En réponse à l’invasion française et à la capitulation de la monarchie espagnole, partout sur les territoires espagnol et américain, naquirent des juntes qui ne reconnaissaient pas le gouvernement de l’envahisseur. En Amérique, ces juntes prirent en charge le pouvoir tout en restant fidèles à l’Espagne. Conscientes de faire partie d’un même royaume ou empire et non d’un système colonial, elles organisaient la résistance que la monarchie espagnole n’avait pas su incarner. Bien pire, une fois Napoléon vaincu, Ferdinand VII qui avait pour projet de rétablir une monarchie absolue, entra en conflit, sans distinction idéologique, avec toutes ces juntes qui incarnaient de son point de vue non la fidélité et la résistance mais un danger pour son pouvoir personnel. En Espagne, il persécuta et fusilla les meilleurs officiers qui s’étaient distingués pendant la guerre nationale contre Napoléon.
En Amérique, si la confusion idéologique était grande à l’époque (anti et pro-monarchistes, partisans du protectionnisme ou au contraire du libre commerce, catholiques ou anticatholiques, etc.), l’établissement d’une monarchie constitutionnelle et d’une confédération entre les différents royaumes des Indes et de la Péninsule, aurait sans doute sauvé l’intégrité de l’Empire espagnol. Les propositions de San Martín et Bolívar visaient à la création d’un royaume qui s’étendrait du Pacifique à l’Atlantique, et qui aurait à sa tête un membre de la famille royale espagnole[22]. Fidèle à son manque d’intelligence politique, Ferdinand VII refusa de négocier avec l’envoyé de Bolívar à Londres. Les leaders américains, Bolívar, San Martín, se virent ainsi poussés vers l’indépendance.
Le morcellement de l’Empire espagnol supposa une immense victoire britannique. Marcelo Gullo détaille les objectifs britanniques dans le cadre d’une rivalité d’empires : faire en sorte que les processus d’indépendance aboutissent à une fragmentation la plus importante possible ; l’adoption par les nouveaux états, réduits à de simples producteurs de matières premières, du libre commerce et leur intégration au marché mondial dont le centre était l’Angleterre ; l’endettement de ces mêmes états auprès du secteur bancaire anglais, ce qui constituerait un lien de subordination indissoluble.
Le succès britannique dans cette entreprise fut total. Bien pire, les nouvelles élites hispano-américaines au service de l’Angleterre adoptèrent une attitude viscéralement anti-hispanique et n’eurent de cesse d’attribuer à l’Espagne l’origine de tous les maux dont souffraient les pays qu’elles-mêmes dirigeaient. Cette histoire revisitée par les élites hispano-américaines issues de l’indépendance est toujours hégémonique aujourd’hui. Elle n’est que l’écho servile de l’impérialisme culturel anglo-saxon, grand diffuseur de la légende noire attachée à l’Espagne, promoteur en Amérique hispanique du libre commerce et du « nationalisme de clocher », comme le nomme l’auteur.
- Les élites hispano-américaines.
- Les intellectuels hispano-américains contre la légende noire.
Marcelo Gullo cite l’exemple de Faustino Sarmiento, président argentin de 1868 à 1874. Ce dernier proposait d’affamer les populations héritières de la culture hispanique, en particulier les gauchos de l’intérieur du pays, ou de les laisser mourir de maladie, la peste par exemple, et préconisait leur remplacement par des immigrés anglo-saxons, une épuration de la race en somme.
Pourtant, prenant le contrepied de tels comportements hispanophobes, des mouvements de résistance naquirent en Amérique hispanique. En 1898, le dernier processus d’indépendance, celui de Cuba, fit de l’ancienne colonie espagnole une semi-colonie nord-américaine. L’indignation suscitée en Amérique latine par la guerre que firent les États-Unis à l’Espagne fit naître le premier mouvement d’insubordination idéologique contre l’impérialisme culturel anglo-saxon, la « génération de l’indignation ». Les membres de cette génération, des intellectuels, réaffirmèrent leur vœu de voir les différents pays d’Amérique du Sud renoncer à leur « nationalisme de clocher » et ressusciter l’idée d’une magna patria. Ses membres engageaient les jeunes générations à réfléchir sur des concepts comme ceux d’« Amérique espagnole » ou de « peuples hispanoaméricains »[23].
Plus tard, des mouvements tels que l’« aprismo » (fondé par le péruvien Victor Raúl Haya de la Torre - 1895-1979) ont repris le flambeau de la lutte contre l’impérialisme américain.
Dans son ouvrage Bolivarisme et monroïsme, le mexicain José Vasconcelos (1882-1959) exposait déjà le danger que supposent ces deux idéologies si différentes pourtant, pour l’intégrité de l’Amérique hispanique. La première, le bolivarisme, a mêlé ses eaux avec l’Internationale Communiste puisque le développement de l’indigénisme a été encouragé à la fois par les États-Unis et par l’Union Soviétique afin de venir à bout des vestiges de l’Empire espagnol. Il s’agit d’une idéologie de balkanisation. Dans le cas de la Bolivie, par exemple, l’Internationale Communiste soutenait que la solution aux problèmes de ce pays était la création de vingt républiques indépendantes ; pour le Pérou, la fragmentation en trois républiques indigènes semblait suffisante … Dans tous les cas, la fragmentation linguistique précède la fragmentation politique et territoriale.
Selon Marcelo Gullo, l’indigénisme est un fondamentalisme et une illusion : sous prétexte de ressusciter les identités originelles, il nourrit une régression à l’époque de l’Amérique précolombienne qui sert les intérêts de nouvelles puissances comme les États-Unis ou la Russie en excluant l’héritage hispanique. L’auteur insiste sur l’absurdité de cet esprit séparatiste qui se répand comme une traînée de poudre dans le monde hispanique (il compare les séparatismes sur le sol espagnol et le fondamentalisme indigène). Il génère selon lui des questionnements vains, qui équivalent à se demander si un Français « d’origine gauloise »[24] pourrait être considéré aujourd’hui comme davantage français que les descendants des Romains qui combattirent en Gaule sous les ordres de Jules César.
L’Internationale Communiste a, pour sa part, entretenu le mythe des empires aztèque et inca comme empires socialistes qui étaient parvenus à un haut degré de développement social. Ils ont ainsi été décrits comme des paradis communistes avant l’heure que la Conquête est venue anéantir. Le penseur mexicain Vasconcelos dénonce ici une grossière falsification de l’histoire et rappelle que c’étaient surtout le despotisme, le cannibalisme et les sacrifices humains qui avaient cours sur le continent américain avant la Conquête. Loin de l’image idéale que l’on a voulu nous en donner, les nations indiennes précolombiennes évoluaient de façon disparate, étrangères les unes aux autres, et se faisaient la guerre tout autant que les nations européennes à la même époque.
On peut ajouter à ces projets unificateurs du monde hispanique la prise de position originale de Trotski, puisqu’elle se démarqua de celle de l’Internationale Communiste. Pour lui, une révolution nationale devait accompagner la révolution socialiste. Les différents pays qui s’étendaient depuis le Río Grande jusqu’à la Terre de Feu, unis par la même langue, par une histoire commune, constituaient une seule unité politique et économique, en somme une nation inachevée. Lors de la préparation d’un congrès ouvrier organisé en Amérique Latine par l’Internationale Communiste, il proposa au leader syndical argentin Mateo Fossa la création des États-Unis Soviétiques du Sud et de l’Amérique centrale.
- Les politiciens hispano-américains contre la légende noire.
Le président argentin Juan Hipólito Irigoyen fut le premier président d’une république hispano-américaine à s’ériger contre la légende noire. Héritier de la tradition hispanique du fédéralisme argentin, il instaura la date du 12 octobre comme Jour de Fête Nationale en Argentine, jour baptisé « Día de la Raza » dans ce pays.
Toujours en Argentine, le président Perón fit de l’hispanisme le drapeau de la classe ouvrière de son pays. Il ne se contenta pas de revendiquer l’œuvre de l’Espagne dans le Nouveau Monde, en particulier sa politique de métissage, mais il qualifia d’« impérialistes » les détracteurs de la Conquête espagnole de l’Amérique et leur reprocha de juger une entreprise héroïque selon des critères de marchands. En évoquant les figures de Juan et Evita Perón (pour laquelle la Conquête fut une « épopée populaire »), Marcelo Gullo revient sur la définition du terme « raza » dont le véritable sens échappe aux adeptes du « politiquement correct », parmi eux les membres de nombreuses ONG dont le siège se situe à Londres, New York ou Amsterdam. Ce terme n’a, en fait, dans la culture hispanique, aucune connotation biologique ; il renvoie à un style de vie, celui d’une communauté historique et culturelle.
Vient ensuite, dans l’ouvrage de Gullo, l’évocation de Victor Raúl Haya de la Torre, penseur et politicien péruvien (1895-1979), fondateur de l’Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine (APRA). Haya de la Torre évolua d’une approche ethnique de la question, non dénuée d’anti-hispanisme, vers une approche historico-culturelle qui le conduisit à préconiser une « réconciliation » avec l’Espagne. Sa pensée s’inspire de celle de Manuel González Prada. Ce dernier aborde la question de l’indigénisme dans son article « Nuestros indios ». Il érige en maxime le principe selon lequel l’idée de l’indien latino-américain ne correspondrait pas à une race biologique mais à une entité sociale. Cette pensée constituera le fondement de la doctrine de l’aprisme quant au problème indigène.[25]
Enfin, Marcelo Gullo rappelle que le Che fut un grand admirateur des conquistadors. Membre de l’élite argentine, il renonça à ses préjugés antipéronistes en comparant la condition des travailleurs argentins à celle de la classe laborieuse dans les autres républiques hispano-américaines. Quant à Fidel, il devint communiste et s’allia avec l’URSS pour résister à l’impérialisme nord-américain et à une éventuelle invasion des États-Unis. Imprégné d’un pro-hispanisme semblable à celui de Haya de la Torre ou de Perón, il dut faire quelques concessions idéologiques lors de son alliance avec l’Union Soviétique.
- Un nouveau destin pour tous les Espagnols ?
Selon Marcelo Gullo, la diffusion de la légende noire antiespagnole a été l’un des composants essentiels de l’impérialisme culturel pratiqué tout d’abord par les puissances européennes rivales de l’Espagne, l’Angleterre, les Pays-Bas et la France, puis, à partir du XIXème siècle, par les États-Unis.
À cette désinformation s’est malheureusement ajoutée la mauvaise conscience d’une bonne partie de l’intelligentsia espagnole qui a cru bon de penser que l’Espagne était le problème et l’Europe la solution. Pour aggraver encore ce marasme idéologique, les vainqueurs de la Guerre Civile d’Espagne (1936-1939) se sont emparés du concept de Nation espagnole excluant de la Nation leurs adversaires politiques, les Républicains, considérés comme de mauvais Espagnols, des traîtres à la patrie. Ainsi, bien après la fin du franquisme, de nombreux Espagnols continuent de penser que le problème est l’Espagne et, avec une confiance aveugle, voient en l’Europe « la solution ».
C’est pourquoi, dans la plus grande indifférence, l’Espagne a vu fleurir à Londres et ailleurs des ONG qui n’ont de cesse de financer des mouvements sécessionnistes en Amérique Latine comme le mouvement mapuche. On peut remarquer d’ailleurs que l’instrumentalisation de l’histoire et sa conversion en légende noire espagnole nourrit de la même façon maintenant des mouvements séparatistes sur le sol espagnol (séparatismes basque et catalan).
- Le séparatisme catalan ou le coup de poignard géopolitique.
Marcelo Gullo voit à l’origine du séparatisme catalan non la lutte d’une nation opprimée contre une nation qui l’opprime. Il est la conséquence de l’invention d’un « sentiment antiespagnol » issu de la falsification de l’histoire par l’imposition totalitaire de fausses idées. Dernièrement, la principale source idéologique en est la pensée du « politiquement correct », le principal instrument la manipulation médiatique.
Quelques données historiques étayent cette thèse. La Catalogne a été l’une des régions, si ce n’est la région la plus privilégiée d’Espagne. Les privilèges qui lui ont été accordés pendant des siècles par le gouvernement central de Madrid, et en premier lieu le protectionnisme économique imposé à tout le royaume (entre autres un marché captif qui garantissait à l’industrie textile catalane une protection à l’égard de la concurrence étrangère, française ou anglaise), ont été un lourd obstacle au développement de l’ensemble du pays.
L’auteur nous rappelle que le sentiment hispanophobe en Catalogne est la création des élites nationalistes. Il cite comme exemple le nom du journaliste et politicien Vicentí Almirall qui publia en 1887 un ouvrage en français d’une hispanophobie virulente, L’Espagne telle qu’elle est. De telles œuvres connurent un écho souvent limité jusqu’au désastre de Cuba, en 1898, c’est-à-dire la défaite espagnole face aux États-Unis qui mena à la perte de cette dernière colonie où la bourgeoisie catalane faisait, soit dit en passant, des affaires juteuses dans une situation de quasi-monopole. En effet, la Catalogne avait fait pression sur le gouvernement espagnol pour que l’île soit un domaine de chasse-gardée commerciale. Le patriotisme affiché de ladite bourgeoisie jusqu’à ces événements ne résista pas au dépit de voir disparaître une source de revenus aussi juteuse. Le nationalisme catalan s’est nourri du sentiment de la décadence espagnole. Pourtant, l’idée d’indépendance totale n’est pas présente dans l’œuvre d’Almirall.
Pour certains d’ailleurs, la perte de Cuba fut la conséquence des privilèges cédés à la Catalogne. La bourgeoisie catalane, consciente de la fragilité de son industrie face à la concurrence anglaise ou française, fut en effet particulièrement hostile aux revendications des Cubains sur un plan administratif, politique et surtout économique. En 1901, le Président du Conseil des Ministres Mateo Sagasta affirmait : « Nous avons sans doute perdu Cuba du fait des privilèges dont a joui la Catalogne. » 60% du négoce industriel catalan fut perdu à Cuba. Pour Marcelo Gullo, cela explique beaucoup de choses.
En considérant les clichés véhiculés dans les œuvres produites par le nationalisme catalan sur l’Espagne en général et plus particulièrement sur la Castille, Marcelo Gullo décèle une similitude avec la légende noire construite par les monarchies européennes rivales de l’Empire espagnol. On peut ainsi dire que le nationalisme catalan a construit sa propre légende noire sur l’Espagne, celle de la Conquête de la Catalogne par l’Espagne. La mythologie catalane rapproche ainsi abusivement les dates de 1521 (prise de Tenochtitlan par Hernán Cortés) et de 1714 (défaite à Barcelone des partisans du candidat des Habsbourg au trône d’Espagne face aux troupes du candidat des Bourbon). Cette vision anachronique et révisionniste de l’histoire conduit aujourd’hui les nationalistes catalans à financer en Amérique hispanique, avec l’argent des contribuables espagnols, le fondamentalisme indigéniste. Pour exemple, en 2009, le vice-président de la Generalitat José Luis Pérez Carod a promu l’octroi d’une subvention de plusieurs millions accordée à l’Équateur, non pour y construire des hôpitaux ou des écoles mais pour encourager l’enseignement des langues autochtones.
On retrouve des comportements séparatistes tout aussi virulents en Patagonie argentine, par exemple, où le fondamentalisme mapuche mène une politique d’expulsion de la population non mapuche. Le Mouvement de Résistance Mapuche (RAM) organise ainsi des incendies de forêts ou dans des zones habitées pour contraindre la population non mapuche à quitter le territoire.
- L’Europe, la solution pour l’Espagne … vraiment ?
La thèse de Marcelo Gullo est que le processus d’intégration européen s’est transformé : de processus égalitaire et solidaire, il a évolué vers un « mécanisme d’intégration satellisant », qui convertit la plupart des membres de l’Union Européenne, et en particulier les pays du Sud, en états subordonnés à l’Allemagne par un mécanisme de déficit commercial chronique qui les conduit à l’endettement voire à la ruine. L’auteur s’interroge sur le caractère involontaire de cette construction sournoise d’un IV Reich. L’Europe n’est pas du tout selon lui un projet d’avenir pour l’Espagne mais bien au contraire la certitude d’une inféodation économique et culturelle.
- Une « fenêtre d’opportunité » pour le monde hispanique : la confédération hispanique pourrait cesser d’être un songe.
Marcelo Gullo rappelle que la Grande-Bretagne a été le premier état-nation industrialisé au monde. Elle créa ainsi un ordre mondial dont elle était le centre. Suivant le même processus d’industrialisation, d’autres états-nations naquirent en Europe, la France, l’Allemagne et l’Italie, ces deux derniers pays menant dans le même temps un processus d’unification. En ce qui concerne les États-Unis, le processus d’industrialisation s’accompagna d’un processus d’expansion territoriale sans précédent dans l’histoire qui en fit un état-continent. C’est ce statut d’état-nation-continent qu’est en train de conquérir la Chine.
Tout cela a lieu dans un contexte de crise de pouvoir mondiale. L’auteur souligne la dissolution de la bourgeoisie industrielle nord-américaine et son remplacement par une élite mondiale transnationale dont les intérêts ne correspondent plus à ceux des États-Unis. La compromission des élites aussi bien démocrates que républicaines avec ce processus a suscité une réaction qui a conduit Donald Trump au pouvoir.
Deux facteurs donc pourraient bien ouvrir une « fenêtre d’opportunité » pour l’Espagne et les pays hispano-américains. Tout d’abord, il y a cette crise de pouvoir mondiale générée par une mutation économique qui déstabilise tous les États, y compris les plus puissants. À cela s’ajoute la lutte qui oppose déjà les États-Unis et la Chine. Cette « fenêtre d’opportunité » pourrait ouvrir la possibilité d’une plus grande intégration des pays hispaniques, de la naissance d’une « Confédération Hispanique de Nations », une sorte de « Patria Grande », en somme. Une telle réalisation, rappelons-le, fut le projet de Bolívar et San Martín. Elle serait le premier pas vers la création d’un espace panibérique. Dans le cas contraire, les pays hispaniques courent le risque de devenir des segments anonymes du marché mondial au lieu d’augmenter leur autonomie économique et politique.
Marcelo Gullo souligne que l’Espagne est le seul pays de l’Union Européenne qui peut compter sur une immigration massive d’une population qui parle la même langue, et qui partage des valeurs communes avec la société d’accueil. C’est pourquoi, il défend la sortie de l’Espagne de l’espace Schengen. Mais cela suppose la mise en échec de la légende noire espagnole, source de divisions, de rancœurs voire de haines profondes, auprès des peuples d’Amérique hispanique, ainsi que la disparition du sentiment de supériorité culturelle qui habite encore un certain nombre d’Espagnols européens.
[1] Marcelo Gullo cite des pratiques qui mettent en évidence l’impérialisme aztèque et inca. Il fait allusion en particulier à deux tributs que les peuples conquis et dominés par les Incas devaient verser à ceux-ci, bien avant l’arrivée des conquérants espagnols. La mita était un tribut occasionnel dû en travail à la noblesse quechua. Ces peuples devaient envoyer des groupes de travailleurs et payer leur voyage et leur approvisionnement pendant toute la durée de leur tâche. Quant au yanaconazgo, il consistait à soumettre à un servage perpétuel – au service de l’Inca – les prisonniers de guerre et les peuples dans leur ensemble qui s’étaient rebellés contre son autorité.
[2] (NT) Cette notion de « raison d’État » est à rapprocher bien sûr de la notion de « sécurité nationale » avancée systématiquement par les États-Unis pour justifier leurs interventions plus ou moins impérialistes à travers le monde.
[3] On nomma ainsi au XVIIème siècle les élites espagnoles formées à la Cour des Bourbons ou simplement influencées par la culture française fraîchement importée, après l’éviction du candidat des Habsbourg lors de la Guerre de Succession au trône d’Espagne. Le nouveau pouvoir exercé par Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, n’eut de cesse de discréditer le legs Habsbourg en Espagne.
[4] Pour comprendre la soumission des élites espagnoles à ce révisionnisme historique pratiqué à l’étranger par les puissances rivales de l’Empire espagnol, la lecture de l’ouvrage de María Elvira ROCA BAREA, Fracasología. España y sus élites: de los afrancesados a nuestros días, Barcelona, Editorial Planeta, 2019, s’avère être un précieux instrument. L’auteure analyse avec beaucoup d’érudition et de pertinence les facteurs qui les ont conduites à cette servitude volontaire.
[5] (NT) Sans vouloir établir de parallèle abusif, on peut faire néanmoins la réflexion que l’interventionnisme du Royaume-Uni à travers le monde afin de servir ses propres intérêts, en affaiblissant ses concurrents par exemple, est une constante. Le rapprochement avec l’attitude agressive et va-t-en-guerre de Boris Johnson en Ukraine n’est pas tout à fait déplacé. On sait l’inimitié viscérale que les gouvernants britanniques éprouvent traditionnellement pour la Russie.
[6] CONESA Pierre, La Fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Paris, Robert Laffont, 2011.
[7] Des articles intéressants sur les « limites » de ce genre d’initiatives sont disponibles, par exemple https://journals.openedition.org//cal/12198
[8] Lire sur le sujet le petit ouvrage extrêmement éclairant de Peter GORDON et Juan José MORALES, The Silver Way. China, the Spanish America and the birth of globalization (1565-1815), Australia, Penguin Books, 2017.
[9] Dans https://fr.globalvoices.org/2016/04/20/197150/
L’article complet est disponible dans « Le jour où Eduardo Galeano a renié son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique Latine », https://www.infobae.com/2015/04/131721977-el-dia-que-eduardo-galeano-renego-las-venas-abiertas-america-latina/
[10] RAMOS Jorge Abelardo, «El campo de batalla del imperialismo», Marcha, Buenos Aires, année I, num. 1223, octubre 1986, p.13.-14.
[11] Ce concept forgé par William S. Lind a été théorisé dans un article de 1989 paru dans la Marine Corps Gazette, “The Changing Face of War: Into the Fourth Generation”.
[12] « Amérique Latine » est un concept forgé par Michel Chevalier, l’idéologue de Napoléon III. Il ne vise pas tant à supplanter l’influence culturelle hispanique sur le continent américain, qu’à distinguer et opposer la culture latine de la culture anglo-saxonne de l’Amérique du Nord. Le leadership de ce projet d’unité des peuples latins n’en revenait pas moins à la France.
[13] Pour aborder cette question, Marcelo Gullo fait référence à plusieurs théories énoncées par des politologues.
D’après Hans Morgenthau (1904-1980), politologue allemand exilé aux États-Unis, chef de file de l’école réaliste et professeur à l’Université de Chicago, l’action de dominer est la principale caractéristique dans le grand jeu de la politique mondiale.
Selon Raymond Aron (1905-1983), les unités politiques ont pour premier objectif la sécurité, fondée sur leur propre force ou sur la fragilité des rivaux ; pour second objectif de susciter la crainte, le respect et l’admiration ; enfin, en dernier lieu, il faut ajouter à ces objectifs la quête de la gloire.
On trouve dans l’appât du gain, l’appétence pour la richesse, la lointaine origine de l’impérialisme. Selon John Strachey, lorsque les sociétés atteignent un certain degré de civilisation (développement social), elles se mettent à conquérir, subjuguer, réduire à l’esclavage les autres sociétés. Ce moment advient lorsque leur production est supérieure à leurs besoins. Se fait jour alors la possibilité de vivre du travail des autres. Ainsi, la grandeur du Royaume-Uni se fonde sur l’échange de matières premières bon marché et de produits industrialisés chers.
[14] GULLO OMODEO Marcelo, MADRE PATRIA, Barcelona, Editorial Planeta, 2021, p.185.
[15] Voir ROSA José María, Defensa y pérdida de nuestra soberanía económica, Buenos Aires, Huemul, 1954, p.21,
ou encore SÁNCHEZ Luis Alberto, Breve historia de América, Buenos Aires, Losada, 1965, p. 171.
[16] Il donne l’exemple des châtiments exercés en Angleterre sur les paysans expropriés, appauvris et souvent réduits à l’état de vagabondage par l’enclosure à partir des XVIème et XVIIème siècles.
[17] HARING Clarence Henry, El Imperio hispánico en América, Buenos Aires, Peuser, 1958, p.253.
[18] VASCONCELOS José, Breve historia de México, México D.F., Continental, 1959, p.121.
[19] L’auteur dresse une liste des établissements d’éducation fondés à l’issue de la Conquête, pp.239 à 241. Elle ne compte pas moins de 32 noms.
[20] Républiques indigènes : À l’époque de l’Empire espagnol, deux formes d’organisation socio-politique ont cohabité dans les vice-royautés, les républiques des Espagnols d’origine européenne et celles des indigènes, même si tous étaient considérés comme des sujets de la Couronne. Les républiques d’indiens bénéficiaient ainsi d’une autonomie, en particulier dans le domaine de la justice ; elles avaient le droit de posséder des terres.
[21] La parcialidad indigène avait le statut de personne juridique. Elle était formée par une communauté d’individus qui possédait un territoire de façon collective et était régie par un conseil, une organisation traditionnelle.
(NT) Il est très étonnant que lorsque l’on cherche sur internet, en français, des informations sur ces structures d’organisation de l’Empire espagnol, l’on ne trouve aucune entrée qui rend compte de cette originalité socio-politique. Seule la recherche en espagnol donne des résultats ... un blanc qui montre à quel point l’ignorance est grande quant aux expériences originales menées dans l’Empire espagnol d’Amérique. On préfère véhiculer, répéter jusqu’à l’écœurement, des clichés négatifs qui enfouissent la réalité historique dans l’oubli.
[22] Voir par exemple le plan présenté le 16 juin 1820 en Grande-Bretagne au duc de Frías, ambassadeur espagnol, par l’émissaire plénipotentiaire colombien dépêché par Simón Bolívar, Francisco Antonio Zea. Il proposait la « réconciliation et la réunion de notre grande famille (hispanique) minée par la discorde et la dispersion (…), la régénération complète de la monarchie et la création d’un nouvel empire. » Il s’agissait de construire un empire démocratique dont la capitale serait Madrid, et de sauver ainsi l’unité de l’Espagne et du Nouveau Monde.
[23] Deux de ses membres les plus éminents furent l’uruguayen José Enrique Rodó, auteur d’Ariel, œuvre dans laquelle il appelle à l’unité hispano-américaine, et José Vasconcelos, mexicain, qui, dans son ouvrage La Race cosmique, entame une réflexion sur le processus historique caractérisé par la lutte entre l’hispanité et l’« anglo-saxonisme ».
[24] À supposer que l’on puisse identifier un tel individu tant une telle identité relève aujourd’hui de la fiction.
[25] Marcelo Gullo cite González Prada : « Par l’expression “race biologique”, on entend l’homme avec ses caractéristiques somatiques, la couleur de sa peau, sa texture, son angle facial, la forme de ses yeux, etc. Mais, d’un point de vue social, la race est donnée par son insertion, par son rôle dans la société. »
Quant à Haya de la Torre, il soutient que « “indien” au Pérou est synonyme de “pauvre”, de “paysan”, “exploité”. » Il poursuit : « Lorsqu’un indien s’enrichit, il blanchit (…), il agit comme un blanc, et lorsqu’un blanc perd son capital, alors il s’indianise parce qu’on le traite comme un pauvre, comme un exploité, on l’exploite et il est comme un indien. (…) La cause de l’indien est une cause sociale et non raciale. (…) Notre lutte pour l’indigène péruvien et américain est donc une lutte contre le latifundisme ; ce n’est pas une lutte de couleur, car il y a des millions de blancs opprimés de par le monde, et des hommes à la peau cuivrée oppriment de façon sanglante au Pérou et en Amérique. »