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Billet de blog 10 septembre 2022

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Ma nuit chez Élisabeth II

Lisbeth était une lectrice assidue et passionnée du blog « Contre la connerie envahissante », c’est comme cela que nous nous sommes connus ...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lisbeth, que dans l’intimité j’appelais Lili, était une lectrice assidue et passionnée du blog « Contre la connerie envahissante » : elle trouvait là matière à sourire et partageait avec moi un puissant sentiment de révolte que lui inspiraient les nombreuses injustices auxquelles sont confrontés, quotidiennement, les plus pauvres d’entre nous, partout dans le monde ; curieusement d’ailleurs, elle connaissait beaucoup plus de pauvres que je n’en avais croisé, question de référentiel plus que d’âge, peut-être.

Bien au contraire.

C’est comme cela que nous nous sommes connus, elle parlait un français fluide, sans chercher ses mots, avec un léger accent qui la rendait encore plus sexy, il y a quelques heures encore …

Sa fortune personnelle, estimée à 350 millions d’euros (en dehors des faux-frais, chauffage, électricité, essence, coiffeur, crème dépilatoire, pâte dentifrice, chaussures orthopédiques, etc.) ne l’empêchait pas de se sentir très proche, très solidaire de ses sujets, moins gâtés qu’elle par la nature et les généreux aléas de l’histoire.

Bien au contraire !

Elle avait le sens de l’humour, le goût de la dérision, elle maniait l’ironie avec talent et ne se refusait pas quelques bons jeux de mots, toujours cocasses, parois coquins, avant-hier soir encore …

Bien au contraire !

Je suis arrivé à Balmoral Castle, très discrètement, dans la nuit du 6 au 7, en VTT électrique pour échapper à toute vigilance : malgré le vent glacial, Lili m’attendait vêtue d’une longue nuisette rose bonbon et chaussée d’une paire de rangers parfaitement cirée, avec la photo d’Edwy Plenel, en noir et blanc, floquée sur sa poitrine et celle de Raoul, mon gorille, dans le dos ; l’inverse ne m’aurait pas étonné venant d’elle…elle était facétieuse. Délicate attention, Raoul, Edwy.

Bien au contraire !

Nous avons dîné ensemble dans la vaste cuisine du château écossais, sombre, froid et austère, elle m’avait fait préparer un tournedos Rossini cuit à basse température, un bourgogne rouge et un camembert au lait cru entier…la pauvre, elle ne savait pas que je tourne le dos (évident, non ?) à ce type d’agapes depuis plus de quinze ans. Mais c’est l’intention qui compte.

Ce château fait de granit et d’ardoises noires a quelque chose d’effrayant et de lugubre quand on le voit s’approcher de loin, de très loin, en pleine nuit.

Bien au contraire !

Lisbeth ne ressemble pas du tout aux portraits que l’on fait d’elle, c’est probablement pour cette raison que les journalistes en parlent tant …quel exercice de style quand on y pense : essayez de déverser un torrent de banalités ampoulées et grandiloquentes, une hagiographie standardisée à l’extrême faite de clichés éculés depuis des décennies pendant plus de dix heures par jour et vous m’en direz des nouvelles …ah ces journalistes, des champions de la connerie lyophilisée ! Et ce Stéphane Bern, quel athlète ! Delahousse n’est pas mal, non plus.

Nous allions rejoindre nos lits douillets à baldaquin quand soudain, je lui ai posé cette question qui me taraudait depuis au moins…au moins …depuis toujours : « Lili, mais à quoi ça sert tout ça, quel est le sens profond de cette monarchie, de ces traditions et de tout ce folklore que tu incarnes et devant lequel le monde entier se prosterne ? ».

« À rien, Bruno, c’est ça le secret ! », elle en riait, elle ajoutait « mais attends que je ne sois plus là pour en parler, je ne peux pas être complice de cette dérision, car je vis sur une illusion, je suis l’illusion ».

Elle s’est éteinte quelques heures après cette confession pleine de sincérité et de lucidité qui en dit long sur la connerie envahissante de ce monde dans lequel nous vivons, ce spectacle anachronique et ahurissant n’a, en effet, ni queue ni tête, sans aucun fondement réel, sans le moindre intérêt …mais les caméras du monde entier se précipitent, avides, pour filmer ce non-sens qui les fait tellement baver.

Faut-il que nous n’ayons, à ce point, rien à nous dire, rien à faire, rien à changer, rien à espérer, pour se gaver d’images que la téléréalité mondialisée nous impose à grand renfort de niaiseries et de lieus communs prédigérés ?

L’idée qu’un large consensus, mondial nous dit-on, serait à l’origine de cette bouillie parfaitement indigeste a de quoi nous interroger, et accessoirement a de quoi nous inquiéter quant à notre santé mentale.

Ce voyeurisme organisé est un signe de cécité intellectuelle, une preuve supplémentaire de connerie collective volontaire.

Le règne de la médiocrité, lui, est éternel.

La reine est morte, vive l'insolence !

Bien au contraire !

P.-S. – Les cinéphiles l’auront compris, le titre de ce billet, et de ce cauchemar, fait allusion à l’excellent et très excitant film de Rohmer « Ma nuit chez Maud », film qui, d’après moi, est un acte militant d’insolence, car sans insolence nous serions encore moins libres.

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