J’ai lu Psychologie de la connerie, un ouvrage collectif sous la direction du très brillant Jean-François Marmion. Il est psychologue, écrivain, journaliste scientifique et rédacteur en chef de la revue Le Cercle Psy.
Des noms prestigieux l’accompagnent dans cette aventure risquée : Jean-Claude Carrière, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Howard Gardner, Alison Gopnik, Daniel Kahneman, Edgar Morin, Tobie Nathan, Emmanuelle Piquet. D’autres encore…
Boris Cyrulnik, Edgar Morin ! Du très lourd, du consistant, du prestigieux, de l’incontestable.
Des auteurs que j’ai lus, parfois étudié et que j’aime. Et pourtant…
D’entrée de jeu, une question m’embarrasse au plus haut point : « Un monde sans connards est-il possible ? »
Je passe sur la naïveté apparente de la question et l’optimisme relatif qui se cache mal derrière. Non, ce qui me gêne, c’est le mot connards : la connerie n’a rien ou pas grand-chose à voir avec eux, même s’ils peuvent y contribuer.
Imbécile, idiot, zinzin, con – petit ou gros –, stupide, bête, abruti, connard… Des mots qui évoquent la connerie, qui l’effleurent, sans jamais vraiment l’atteindre. Un piège dans lequel il ne faut surtout pas tomber.
Puis arrive l’expression que je redoutais plus que tout : la connerie humaine.
Quelle tragique erreur, quel terrible pléonasme ! Faut-il vraiment préciser que la connerie est essentiellement, exclusivement et tragiquement humaine ? Apparemment, oui !
Les animaux ne font pas la guerre, n’ont jamais organisé de génocides, ne sont ni islamophobes ni antisémites. Ils héritent d’un bagage génétique, mais ne connaissent ni Freud, ni Lacan, ni Françoise Dolto.
Certains ont la notion de territoire, mais pas celle de frontière au sens juridique et historique du terme. Ils ignorent tout de la géopolitique, du droit et de la philosophie. Ils ne fabriquent pas d’armes. Sauf, peut-être, les singes, qui nous ressemblent un peu trop…
Mêmes constats pour les plantes.
Cher Edgar, cher Boris, cher Jean-François, la connerie se définit par des caractéristiques et des propriétés humaines ; elle est collective, jamais individuelle : c’est un phénomène de masse. Le con, l’imbécile et l’idiot qui « font des conneries » n’entrent pas dans le périmètre de la connerie au sens où nous l’entendons : trop isolés, trop anecdotiques, ils nuisent à leur environnement, parfois très gravement, c’est certain, mais leur rayonnement est très limité.
Autre signe qui doit être intégré dans les processus de la connerie telle que nous l’envisageons : on la subit, mais elle est polymorphe et fantasmagorique, on peut passer à côté sans la voir ; elle se drape des habits de la rationalité, elle ne déteste pas le raisonnement, l’analyse, bien au contraire, il lui arrive même d’interpréter l’histoire, les sciences, les technologies, la littérature…
Affirmer (bêtement ?) que la connerie est le contraire de l’intelligence est une… connerie !
Il est difficile d’ignorer ou de feindre d’ignorer un dernier point : nous pouvons raisonnablement affirmer qu’à certains moments de notre vie nous avons été de tristes cons, des idiots, des imbéciles.
Je suis incapable de calculer avec un minimum de précision le nombre de conneries que j’ai pu faire au cours de ma vie : je ne sais pas si je dois compter en dizaines, en centaines ou en milliers. Mes conneries n’ont pas toutes la même texture.
Mais je sais une chose : j’ai passé mon temps à limiter mes conneries, à les contrôler, à les maîtriser autant que faire se peut afin d’épargner mon entourage et tous ceux que j’aime et que j’ai aimés. Ma participation à la Connerie, au sens collectif du mot, est donc très timide, quasi nulle ou, en tout cas, totalement insignifiante.
J’ai certainement été un « petit con ».
C’est ce chemin que j’ai emprunté il y a onze ans environ dans les colonnes de Médiapart avec le blog de « Contre la connerie envahissante », car le plus grand danger de la connerie est là : elle est en expansion continue, elle gagne du terrain, elle est de plus en plus sophistiquée, insidieuse, sournoise, en un mot envahissante. Et dangereuse !
Les racines psychologiques de la connerie permettent de mieux comprendre les mécanismes individuels et interpersonnels en jeu. Sous cet angle, La Psychologie de la connerie est un ouvrage essentiel qui fait date – c’est incontestable. Mais il s’agit d’une vision microscopique, qui ne rend pas compte d’une logique de masse tout aussi irréfutable : la connerie est un authentique phénomène social.
Sa dimension géopolitique, ses origines philosophiques et historiques exigent une autre approche, avec un objectif clair : contribuer à la combattre efficacement, à condition d’être encore plus lucide.
La connerie n’est pas indifférente à la technologie. Les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle sont devenus ses vecteurs les plus puissants, démultipliant son emprise, agrandissant son territoire. La bête hideuse, jamais rassasiée, se goinfre et enfle. Son obésité morbide est facilement identifiable : rumeurs, théories du complot, fausses nouvelles, tout y passe. La terre est plate, ma tante était mon oncle.
Les démagogues et les populistes – ces apprentis dictateurs – raffolent de ses raccourcis et de ses approximations. Immigration, peur de l’autre, islamophobie, homophobie, wokisme, vaccination, antisémitisme : autant de tremplins pour la connerie, où la simple corrélation remplace sans scrupule le principe de causalité et se prive opportunément d’une analyse digne de ce nom, en profondeur. La connerie repose sur la paresse et la pauvreté intellectuelle.
L’élection de Donald Trump aux États-Unis illustre à la perfection une connerie de masse devenue envahissante. La vraie question n’est plus seulement de savoir dans quel état se trouvera le pays quand il aura terminé son mandat, mais bien dans quel état sera le monde. C’est ce que nous appelons ici le risque d’irréversibilité.
Lorsqu’il envisage sérieusement de briguer un troisième mandat – à 82 ans –, Trump s’inscrit pleinement dans cette logique. Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999, prévoit sa retraite pour 2036 : près de 40 ans de dictature…
Le président des États-Unis et le président de la Fédération de Russie partagent cette folle ambition. Ils sont complices, ils s’estiment et revisitent Flaubert, Bouvard et Pécuchet : « Ainsi, leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? »
Oui, comment les expliquer ? Quelles sont ces fibres secrètes ?
« Mon empire vivra mille ans ! » prophétisait Adolf Hitler. Les dictateurs se veulent éternels. Hitler, lui, restera au pouvoir douze ans – mais avec quel bilan ! La connerie, dès qu’elle s’installe aux commandes, n’a pas besoin d’éternité pour tout renverser, tout massacrer. Son règne, aussi bref soit-il, laisse une empreinte indélébile : des millions de tombes et une humanité à jamais marquée par l’irréversibilité de sa folie meurtrière.
Oui, la connerie tue. Guerres, génocides, ethnocides, féminicides. Chasses aux homos.
Le vol noir des corbeaux sur nos plaines projette son ombre menaçante sur l’Europe. En France, en Italie, en Slovaquie, en Hongrie, plus timidement en Allemagne, en Belgique et en Suède, la Connerie avance masquée, insidieuse, patiente. Elle ne craint plus de s’afficher, elle revendique ses outrances et se repaît de ses contradictions. Elle a cessé de s’excuser. Mieux, elle s’indigne qu’on ose encore la contredire.
Depuis quelques années, elle dispose de relais d’opinion puissants, nombreux, et surtout, très riches : presse écrite, télévision, radios, maisons d’édition, productions cinématographiques, experts auto-certifiés, journalistes soumis. Elle a su se parer des oripeaux du sérieux et du savoir, enrôlant dans ses rangs des gens réputés « intelligents », parfois « cultivés », toujours prompts à distiller des vérités aussi approximatives que péremptoires. Des faussaires du réel, présentés comme des savants, dont l’unique ambition est de faire progresser l’approximation en surfant sur l’ignorance et la crédulité.
Mais ici, deux écueils à éviter.
Premier écueil : Trump n’est pas Hitler, Méloni n’est pas Poutine.
L’amalgame est l’antichambre de la Connerie : confondre, simplifier à l’extrême, c’est tomber dans le piège même que l’on dénonce. Il y a plusieurs types de dictatures, plusieurs formes d’oppression, plusieurs déclinaisons de la sottise organisée. Staline et Hitler ont des points communs, mais ils ne sont pas des frères jumeaux. C’est précisément ce qui explique qu’ils se sont d’abord associés pour, ensuite, s’opposer. Il faut garder à l’esprit que la Connerie n’est jamais uniforme, elle mute, elle s’adapte, elle emprunte à l’air du temps, ce qui la rend acceptable, voire désirable.
Deuxième écueil : Les dérives dextrogyres menacent les démocraties occidentales.
Ne nous y trompons pas : ce n’est plus le droit qui encadre le pouvoir, mais le pouvoir qui façonne le droit selon ses caprices, avec un cynisme tonitruant. Et chaque recul, aussi minime soit-il, prépare le terrain à l’irréversible. Mais ce glissement ne se fait pas en un jour, ni toujours sous la même bannière. La Connerie, c’est aussi la myopie des postures, l’incapacité à voir que la destruction de la pensée critique n’est pas l’apanage d’un camp politique. L’idéologie, quelle qu’elle soit, lorsqu’elle devient dogmatique, est un incubateur parfait.
Nous aurions tort, encore une fois, d’opposer l’individu à la société, l’approche psychologique à l’approche sociologique, politique et économique. La Connerie ne se niche pas uniquement dans le cerveau d’un leader populiste ou dans les lubies d’un démagogue médiatique : elle est un système, une mécanique collective, une contagion orchestrée.
Nathalie Bulle, directrice de recherche au CNRS au Groupe d'Étude des Méthodes de l'Analyse Sociologique de la Sorbonne (GEMASS, Paris), spécialiste reconnue de Pierre Bourdieu, rappelle : « La sociologie de Bourdieu est construite autour d’une idée centrale : la réalité du monde social ne repose ni sur les individus ni sur les groupes, mais sur les relations entretenues entre ces éléments. »
Or, ces relations créent une illusion. Une illusion qui nourrit la Connerie, car elle repose sur une succession d’illusions. Un empilement de croyances, de mythes modernes, de récits simplistes que l’on nous martèle jusqu’à les rendre indiscutables.
Les réseaux sociaux, au sens le plus large, spéculent sur l’ignorance, sur la facilité, sur la crédulité, sur la vitesse, sur les fantasmes et le fétichisme fabriqués à la chaîne, puis répétés sans cesse. La technique bien connue de l’ancrage : une idée absurde répétée mille fois devient une évidence. L’individu exposé à ce feu roulant de peurs et de menaces finit par garder l’empreinte neuronale, et donc comportementale, de ce matraquage psychologique. Il ne pense plus, il réagit. Il ne comprend plus, il ressent. Et cet esprit parfaitement formaté n’est pas seul, ils sont très nombreux : nous parlons ici du concept de masse virtuelle. C’est ainsi que les idées absurdes se reproduisent. Il faut lire Bourdieu.
La réalité, les faits, la notion de vérité sont mises à mal. La branche du savoir et de la connaissance ploie sous le poids des fausses émotions et des vraies peurs. On lit peu et on lit mal. On remplace l’esprit critique et l’analyse par des impressions, des sensations qui, si l’on prenait un peu de temps, ne résisteraient pas longtemps à la réflexion. Mais tout est fait pour qu’on ne prenne plus ce temps.
Question de temps.
Question de méthode. Ou plutôt : d’absence de méthode.
La Connerie est fertilisée par ce terreau d’ignorance. L’odeur qui s’en dégage ne les gêne pas ; au contraire, c’est leur parfum commun. On se renifle, un peu comme le font les clébards, au hasard d’une rue. On se reconnaît de loin.
Si, comme le pensait Alain, « La plus haute valeur au monde, c’est l’esprit libre », alors la Connerie envahissante est incontestablement véhiculée par un troupeau d’aliénés méticuleusement endoctrinés « à l’insu de son plein gré », même s’ils revendiquent bruyamment leur sacro-sainte liberté d’expression, nouveau cheval de bataille des autocrates en quête de totems. J.D. Vance, Trump, Poutine et d’autres en sont les apôtres. Un comble ! Ils inventent un autre réel. Parfois avec talent.
La masse virtuelle est un troupeau au sens nietzschéen du terme, mais un troupeau enfermé dans un enclos numérique, entouré de barbelés virtuels et surveillé par des algorithmes ultrapuissants, eux bien réels.
Prenez garde, mes amis, vous allez devenir virtuels, vous aussi. Vous l’êtes déjà un peu, beaucoup. Trop !
La curiosité se prostitue. Elle n’est plus spontanée, elle est spéculative. Elle n’est plus gratuite, elle est orientée. Le troupeau court au point d’eau le plus proche, une flaque nauséabonde où pullulent les mouches, les tiques et les moustiques, mais peu importe. La flaque CNEWS, Pascal Praud, Ferrari, Morandini, Hanouna. Les flaques Tik Tok, X, Instagram, Facebook, jusqu’à en vomir.
Vite, vite, j’ai besoin de ma dose de conneries, sinon je coagule…
La masse virtuelle adore les selfies et se les échange : l’égocentrisme remplace l’altérité, question de valeurs. Génial de raconter une connerie et de la propager en 280 caractères maximum. D’ailleurs, 280 caractères, c’est déjà trop…
L’effet de bulle et son corollaire, l’auto-confirmation, provoquent ce que j’appellerais l’enfermement cognitif. La connerie, prisonnière d'elle-même !
Le microblogging pourrait bien m’assurer une reconnaissance… sait-on jamais, sur un malentendu, ça pourrait « le faire ». L’argent, peut-être ?
La machinerie mise en branle par ces réseaux sociaux transforme leurs gentils adhérents en moutons assoiffés, frustrés et dociles. Certainement l’outil le plus sophistiqué jamais conçu pour que la Connerie prospère. Le « temps de cerveau disponible » est surveillé de très près, nuit et jour. Du portable au réfrigérateur en passant par le fer à repasser et l'alarme.
L’intelligence artificielle arrive à point nommé pour prolonger l’emprise, jusque dans les écoles, les lycées, sous les préaux, les universités. Elle pourrait combler les vides et faire illusion.
Les professeurs sont mis sous pression par cette concurrence déloyale. Et ils ne sont pas les seuls.
La grande victoire de ce système est d’avoir transformé la Connerie en un gigantesque marché, très juteux, dopé à la technologie la plus avancée. L’enjeu est le contrôle de l’esprit, mais il faut comprendre « connerie » en langage Tech.
Nous vivons l’ère de l’enfermement cognitif, objectif final d’une société qui a longuement mûri son modèle. Musk, Zuckerberg, Bezos, Tim Cook, Sundar Pichai : voilà les architectes de cette prison virtuelle qui s’enrichit sur fond de connerie généralisée.
Ils ont réussi à accélérer le caractère envahissant de la connerie. L’informatique quantique viendra parachever l’entreprise d’ici une quinzaine d’années…
Réagissons !
Parlons d’éducation, de formation, d’apprentissage ; parlons de « culture », de connaissance, d’art, de littérature, de musique.
Dansons.
Chantons.
Écoutons Bach, Beethoven, Mozart, Chopin…La Callas, Pavarotti. Et Bruce Springsteen. Je reste plus circonspect sur Mireille Mathieu et Sheila, on ne se refait pas...
Apprenons de l’histoire, celle de Boudieu et d’autres.
Lisons Jack London, Dos Passos, Steinbeck, Balzac, Victor Hugo, Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, Maupassant, Zola, Brecht, Jules Valles, Cervantes, Shakespeare …
Contemplons Monet, Manet, Degas, Renoir, Sisley…
Allons au cinéma revoir Harold et Maud, une merveilleuse et surprenante histoire d'amour, pleine d'humour et de tendresse, mise en scène par Hal Ashby.
Encourageons, supportons nos instituteurs, nos professeurs, nos maîtres de stages, c'est le nerf de la guerre, ne l'oublions jamais !
Aiguisons notre curiosité, allons là où elle a envie de nous conduire, sans calcul. Laissons le hasard nous guider, nous inspirer, nous surprendre.
Enrichissons-nous de nos différences.
Écoutons. Parlons. Échangeons. Écrivons. Aimons.
Respectons la nature sans laquelle la vie n’existerait pas, cessons de la maltraiter comme on maltraite les femmes.
Enfin, le plus important : rions ensemble !
Telles sont les meilleures armes à notre disposition pour lutter contre le fléau de la connerie envahissante.
Utilisons-les puisqu’elles sont là pour cela !
« L’homme a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur. »
Rêvons ensemble avec Zarathoustra.