Le pas est lent, la démarche lourde, les yeux tentent d’éviter les pièges que la rue lui tend ; dos voûté, épaules basses, ses mains devenues inutiles cherchent refuge dans des poches déformées par l’ennui.
Son regard a des reflets qui lui viennent du fin fond de son âme fatiguée, lasse de tout, revenue de tout.
Il ne supporte plus le vin qui lui donne des aigreurs d’estomac, il n’a jamais aimé le champagne à cause des migraines, son dernier joint remonte à près d’un quart de siècle, peut-être un demi-siècle…c’est passé tellement vite…les pétards passaient de main en main, Pierre qui nous approvisionnait, Barbara qui chaloupait sur du Marvin Gay après trois bouffées et moi qui pestait en attendant David Bowie, Patti Smith, Roxy music et le Velvet…
À cette époque il était impatient, aujourd’hui il est résigné, vide, un petit courant d’air intérieur lui rappelle qu’il vit.
Son pantalon s’est avachi, découragé par le temps qui passe, les semelles de ses chaussures usées jusqu’à la corde ne le protègent ni du froid ni de la pluie, pas même du vent d’hiver.
Son pouce droit arthrosique, celui de l'auto-stop, commence à le faire souffrir, la déformation est visible, la douleur va et vient au gré de ses caprices et du temps qu’il fait.
Il déteste la pluie et fui le soleil qui a déjà trop brûlé sa peau fragile.
En descendant du trottoir pour traverser la rue, il manque de se faire renverser par une trottinette silencieuse et virevoltante, la menace est partout, imprévisible, furtive.
Le silence devient hostile…
« Je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde », Meursault aurait-il eut tort d’être devenu indifférent ? Peut-il être « tendrement » indifférent, n’est-ce pas contradictoire ? N’a-t-il pas été toujours indifférent, après tout ? Sans le savoir, sans en avoir pris conscience ?
Une chose est certaine, l’indifférence est la fille du désespoir, il avait cette certitude-là, mais poursuivait ce dialogue imaginaire avec Camus depuis qu’il avait ouvert le premier roman du prix Nobel de littérature, quelque chose d’intime le reliait à cet homme mort beaucoup trop tôt.
Quand rien ni personne n’arrive à nous surprendre, quand le désir s’efface devant l’ennui ou devant l’habitude, son pire ennemi, quand le plaisir nous fuit et que l’horizon se dérobe, que faire ?
Il lui reste les douleurs de son corps fatigué pour lui rappeler qu’il existe encore un peu, le corps a toujours raison, c’est lui qui a le dernier mot.
Il collectionne ses souvenirs, il est définitivement prisonnier de son passé, son présent n’existe pas, il est donc incapable d’inventer l’avenir.
Nous ne parlerons pas ici de ses enfants, ils sont adultes depuis un certain temps déjà ; nous ne parlerons pas non plus de sa femme, encore moins des femmes, même si sa mémoire s’en souvient…
Ses amis se sont éparpillés, ils lui ressemblent…
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Cet homme a 45, 60 ou 70 ans, cela ne change rien au tableau, son destin restera figé, pris en étau dans la glace.
Il se sent « à part » et pourrait en être fier si ce n’était la solitude.
Il s’appelle Jean, Philippe, Patrick, Richard ou Michel, peu importe.
Les hommes n’ont pas l’exclusivité de ce mal-être, de cet inconfort intellectuel, de ces frustrations accumulées depuis trop longtemps, beaucoup de frangines sont dans son cas.
C’est un homme de gauche qui s’est essoufflé, c’est une femme idéologiquement épuisée.
Rectification : c’était un électeur de gauche, nuance ! une électrice de gauche, nuance !
Il traîne son lamentable désespoir comme certains cancres traînent leur cartable trop lourd en raclant un sol caillouteux, sa vie est devenue un fardeau.
Il, elle avance dans un cul-de-sac.
Il ne combat plus, il ne rêve plus, il ne pense plus, il se lamente silencieusement, avec délectation, il rumine.
Votera ? Votera pas ?
Pour qui, mais pour qui ??
Et l'union des gauches ???
Il est devenu cynique sans le savoir, nihiliste par habitude, indifférent par lassitude : à force de se poser des questions trop simples, trop binaires, on finit toujours par obtenir des réponses simplistes, donc inadaptées à la situation.
Il faut sortir du cercle dans lequel on essaye de t’emprisonner, mon ami, mes amies, car j'ai toujours beaucoup d'affection pour vous malgré vos malaises que je peux comprendre, mais il est temps de passer du constat à l'action !
Sois utile à toi-même, tu seras utile aux autres.
Nous avons une porte grande ouverte devant nous, des évidences et une urgence vitale, celles de combattre une droite et une extrême droite qui ne cesse de nous gaver d'arguments à force de haine, de racisme hideux, de clivage, de ségrégations en tout genre, de provocations et de peurs fabriquées, les maîtres-mots de ces droites sont l’exclusion et l’injustice érigées en système de pensée.
Et tu resterais là, à te lamenter, à attendre que cela se passe sans rien faire, sans rien dire ?
Viens, mon ami, nous ferons la fête ensemble, on rira ensemble, on picolera ensemble, nous avons besoin de toi comme toi de nous, il suffit de le vouloir, il faut d'abord que tu l'imagines, avec un sourire aux lèvres, c'est ce que j'appelle la subversion joyeuse.
Marche par marche, petit pas par petit pas.
La route est longue, camarade, il est temps pour toi de te reprendre et d’y aller franchement et surtout gaiement, ne prends pas trop au sérieux tous ces guignols qui tentent de te faire croire que la lutte ne sert plus à rien et que le diable, ces droites hideuses, n'existe pas.
Il n’est jamais trop tard, jamais !
Et dis-toi que « Pour un homme sans œillères, il n’est pas plus beau spectacle que celui de l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse1 ».
À bientôt, mon pote, je compte sur toi !
1 : Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942.