L’élection de Donald Trump pour un second mandat en 2024 ne relève pas du hasard, mais d’un aboutissement logique.
Avec ses 34 condamnations judiciaires, son usage effréné des fake news et sa rhétorique de vérités alternatives, il incarne parfaitement l’ère de la connerie industrialisée.
Son succès politique ne s’explique pas seulement par un rejet des élites traditionnelles, mais par un écosystème qui a favorisé la bêtise et la crédulité comme outils de domination et de contrôle des masses.
Rappelons que le 47e président des États-Unis est à la tête de la première puissance économique mondiale, de la plus grande armée du monde, dont le budget militaire s’élève à 1011,5 milliards US$ par an, selon les données de mars 2019.
Nous avons déjà démontré, dans nos précédentes analyses sur la lucidité et l’esprit critique, que la connerie prospère là où la pensée rationnelle et critique recule. Trump n’est donc pas une anomalie : il est le produit naturel d’un système économique, le capitalisme financier, qui a transformé l’information en spectacle et la politique en pur divertissement. En attestent ses propos tenus juste après la réunion scandaleuse du 28 février avec Zelensky dans le bureau ovale : « Je pense que nous en avons vu assez. Cela va faire un grand moment de télévision ». La mise en scène est évidente.
Il représente la synthèse parfaite d’un système où l’abrutissement devient un levier de pouvoir et de profits, les deux étant maintenant indissociables l’un de l’autre, totalement intriqués.
Pas un hasard si Trump passe son temps à se mettre en scène et à occuper l’espace des réseaux sociaux. Il pousse son narcissisme pathologique jusqu’à créer son propre réseau : le Truth Social (également stylisé TRUTH Social) est un réseau social de microblogging du Trump Media & Technology Group (TMTG).
Les vérités alternatives, les mensonges et les provocations en tout genre, y compris contre la justice, la santé, l’éducation, la science et le droit, prennent le pouvoir.
C’est pour cette raison qu’il a été élu : s'affrranchir, une bonne fois pour toutes, de tous les obstacles rationnels ou réels susceptibles de freiner ou d'empêcher le business. Le sien, notamment, et celui de ses amis.
D’une certaine façon, on peut affirmer, sans prendre trop de risque de se tromper, que Trump, à la tête de la première puissance économique et militaire du monde, est l’acmé de la connerie moderne dans sa version la plus envahissante qui puisse être imaginée.
La question que l’on est en droit de poser dans ce contexte est de comprendre comment le capitalisme financier a fait prospérer la bêtise jusqu’à élire un président aussi « typé ».
En effet, la connerie ne prolifère pas seule : elle trouve un terrain fertile dans les structures économiques et politiques qui la favorisent et l’exploitent.
Terrain fertile dont on ne peut pas exclure la composante technologique, les GAFAM, dont nous reparlerons, puissants vecteurs de démultiplication et de généralisation de la connerie, comme nous avons pu l’expliquer dans nos deux précédentes dissertations.
Depuis les années 1970, le capitalisme a muté, passant d’un modèle industriel (« paternaliste », dit-on) à un capitalisme financier qui, au tournant des années 2000, a transformé la connerie en une ressource stratégique particulièrement lucrative.
Cette analyse explore comment cette évolution a rendu la bêtise non seulement tolérée, mais encouragée, systématisée et rentabilisée.
1 : Le capitalisme fordiste et industriel : un modèle réglementé (années 1970)
Dans les années 1970, après les Trente Glorieuses, le capitalisme repose sur un équilibre (élastique) entre production de masse et consommation. L’État joue un rôle régulateur : économie mixte, protections sociales, salaires indexés sur la productivité.
Mais ce système atteint ses limites : chocs pétroliers, inflation, stagflation, perte de compétitivité. Une crise s’installe, ce qui marque le début d’une réorientation idéologique : la remise en question de l’interventionnisme étatique et la montée du dogme du marché tout-puissant. Les sources de profits existantes doivent être protégées, mais elles ne suffisent plus, il faut en créer d’autres.
2 : L’avènement du néolibéralisme et la financiarisation (années 1980-2000)
Dès les années 1980, sous l’impulsion de Thatcher et Reagan, l’économie mondiale bascule vers un modèle ultralibéral. On dérégule, on privatise, on flexibilise le travail. Le capitalisme se détourne (en partie, selon les pays) de l’industrie pour se concentrer sur la finance et la rentabilité à (très) court terme.
Ce changement s’accompagne d’une révolution managériale, les « bullshit jobs » (David Graeber) se multiplient. La langue de bois « corporate » remplace la pensée critique, et la bêtise bureaucratique devient systémique : « vision stratégique », « synergies », « efficience », « excellence » … autant de formules plus ou moins creuses servant à masquer la remise en cause, voire la destruction du tissu social quand c’est possible. Le couple Elon Musk-Donald Trump est l’expression la plus aboutie de ces remises en cause.
3 : Le capitalisme financier et numérique : l’explosion de la connerie industrialisée (2000-aujourd’hui)
Avec les années 2000, la finance prend le pouvoir total. Les banques d’investissement, les hedge funds et les GAFAM redessinent l’économie mondiale. L’attention devient une marchandise, un enjeu, les algorithmes favorisent l’indignation et la polarisation ; la complexité cède la place à la pensée simpliste.
Le cerveau qui pense, qui analyse, qui soupèse, qui compare, en un mot, qui utilise toutes ses ressources (esprit critique) fait courir un risque économique et financier majeur aux acteurs, aux décideurs et aux actionnaires du néolibéralisme, synonyme de capitalisme financier.
À l’inverse, la crédulité, l’ignorance et la destruction progressive de l’identité culturelle d’une grande partie de la population, son morcellement tel que nous les avons évoquées dans L’éloge de la lucidité et L’éloge de l’esprit critique, permettent de tout entreprendre, de tout oser, quels que soient les risques que les décideurs économiques et financiers font courir à un pays et au monde
Illustrons cette mécanique.
1 : Le High Frequency Trading
Le High-Frequency Trading (HFT) est une forme de trading algorithmique qui repose sur des supercalculateurs capables d’exécuter des ordres en quelques microsecondes (millionièmes de seconde). Son but est de profiter d’infimes écarts de prix sur des actions, des devises ou des produits dérivés.
Une plateforme de trading haute fréquence traite en moyenne 50 000 transactions par seconde. À l’échelle mondiale, on estime que le HFT représente plus de 50 % des transactions boursières aux États-Unis et en Europe.
Un seul algorithme HFT peut générer plusieurs millions de transactions par jour ; un hedge fund spécialisé en HFT peut engranger des millions de dollars de profits quotidiens, avec une rentabilité de l’ordre de 0,01 à 0,05 centime par transaction.
Il faut se souvenir qu’en 2010, le Flash Crash a vu le Dow Jones perdre près de 1 000 points en quelques minutes, en partie à cause du HFT. Ce type de trading hyperoptimisé exploite chaque microseconde pour engranger des gains colossaux, tout en générant des risques systémiques sur les marchés.
Ces supercalculateurs fonctionnent en continu, 365 jours par an, 24 h/24, dans les salles de marchés du monde entier. En France, on recense plus de 150 salles de marchés, et à l’échelle mondiale, ce chiffre atteint plusieurs milliers.
Allons encore un peu plus loin :
- Le volume moyen des transactions boursières mondiales est estimé à 30 000 à 50 000 milliards de dollars par jour (actions, obligations, devises, produits dérivés).
- La valeur totale des biens matériels (approximative) est estimée entre 800 000 et 1 000 000 milliards de dollars.
En moins d’un mois, le volume financier traité en bourse dépasse la valeur de tous les biens matériels sur Terre !
Un édifice financier hors-sol, déconnecté de toute contrepartie matérielle.
Là encore, nous sommes entrés dans un espace virtuel, ils ont inventé une autre réalité, une économie virtuelle. Sans nous demander notre avis, mais pas sans nous solliciter quand le système s’écroule, comme nous le verrons plus loin.
Les ratios de solvabilité bancaire, censés éviter les effondrements, évoluent au gré des crises et des krachs boursiers. Ils permettent de limiter les secousses mineures… mais, en cas de crise systémique, ils ne suffiront pas à éviter le Big Crunch.
Nous sommes donc face à une architecture financière qui s’auto-alimente, avec une instabilité chronique, prête à exploser au moindre choc majeur.
Supercalculateurs, réseaux ultrarapides, algorithmes sophistiqués, intelligence artificielle : nous retrouvons ici exactement le même écosystème technologique que dans d’autres domaines du capitalisme financier.
À quelques différences près, cette même infrastructure technologique alimente les réseaux des GAFAM, gigantesque machine à façonner un monde où se croisent, sans vraiment se connaître, mais en s’identifiant à une même « caste », des zombies numériques, fidèles dévots de la conosphère, et une cohorte d’« influenceurs » dont la pauvreté intellectuelle force l’admiration.
Difficile de les blâmer, ils sont plus victimes qu’acteurs volontaires.
Mais surtout, tous ces acteurs convergent vers le même objectif : le surprofit. Tous spéculent sur la désinformation, sur les contre-vérités, sur la crédulité, la passivité et l’absence d’esprit critique.
2 : La crise des subprimes
Nous entrons au cœur du réacteur de l’écosystème économique de la connerie massive.
Pour mieux saisir l’ampleur de la folie spéculative qui caractérise la finance moderne, il est nécessaire de revenir à la crise des subprimes de 2007-2008.
Elle illustre parfaitement ces martingales financières suicidaires, où des esprits cyniques spéculent sans scrupule sur la crédulité d’une population précaire, vue comme une proie à dépouiller. Les classes moyennes sont une cible.
Trump veut dépecer l’Ukraine ? Pas étonnant, c’est toujours la même logique prédatrice qui est à l’œuvre.
Mode d’emploi des subprimes : comment ?
Grâce à un système de taux progressifs, les mensualités de remboursement des prêts subprimes augmentaient progressivement : 200 dollars les deux premiers mois, 350 dollars les deux suivants, puis 600, 850, 1 500, 2 500 dollars et ainsi de suite.
Mécanisme qui s'aggrave avec la montée des taux d'intérêt et la chute des prix de l'immobilier.
Les banquiers savaient pertinemment que ces prêts finiraient par être impayables. Connaissant mieux que quiconque (et pour cause !) les risques de défaut de paiement massif, ils ont anticipé le chaos et trouvé une parade : regrouper ces prêts toxiques en produits financiers complexes via la titrisation. Ces produits ont ensuite été revendus à la hâte à des assureurs, à des investisseurs peu regardants, et surtout sans aucune transparence.
Mais la bombe à retardement a fini par exploser. Les institutions financières qui détenaient ces actifs pourris ont subi des pertes colossales. La méfiance s’est installée entre les banques, déclenchant une crise de liquidité : les établissements bancaires ont cessé de se prêter entre eux, précipitant l’effondrement du système.
Lehman Brothers a fait faillite. AIG, au bord du gouffre, n’a survécu que grâce à des injections massives de fonds publics. La crise financière s’est muée en récession mondiale : des millions de personnes ont perdu leur emploi, leur maison, leur épargne.
Cette catastrophe a mis en lumière les pratiques irresponsables et frauduleuses des banques et des agences de notation. Les banques ont sciemment trompé emprunteurs et investisseurs sur la véritable qualité des prêts et des produits financiers qu’elles vendaient.
Too big to fail, trop gros pour être laissés tomber : les profits restent privés, mais quand l’édifice menace de s’écrouler, ce sont les États – donc les citoyens – qui payent l’addition. À la privatisation des gains succède la socialisation des pertes.
Très peu de temps après que les États se soient mobilisés pour renflouer les banques et les assurances, les bonus et rémunérations excessives des dirigeants de banques ont choqué, à raison, l’opinion publique.
En résumé, loin d’être une anomalie ou une simple dégénérescence culturelle, la connerie massive est devenue une ressource stratégique, entretenue et exploitée par l’écosystème économique et financier. Elle n’est pas seulement tolérée, mais activement encouragée, car elle garantit la pérennité d’un système où la spéculation, la désinformation et l’illusion priment sur l’esprit critique, sur la lucidité.
La liste des aberrations humaines (que nous appelons « conneries ») au nom de la profitabilité ne s’arrête pas là, on peut citer, pêle-mêle :
La maladie de la vache folle (encéphalopathie spongiforme bovine), apparue à la fin du XXe siècle, a été causée par l’alimentation des bovins avec des farines animales issues de carcasses de moutons. Cette pratique aberrante, motivée par la recherche de gains de productivité, a provoqué une crise sanitaire majeure, avec des transmissions à l’homme sous forme de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Notons au passage que l’expression « maladie de la vache folle » est révélatrice : il s’agit avant tout de la folie humaine, et non de celle de ces malheureux herbivores abattus par centaines de milliers. La véritable déraison a consisté à tenter de franchir une limite que la nature impose : la barrière d’espèce entre herbivores et carnivores.
Autres aberrations du même type :
Poussins broyés vivants : dans l’industrie des œufs, les poussins mâles sont éliminés, car non rentables.
Antibiotiques en élevage intensif : pour accélérer la croissance et compenser des conditions insalubres, entraînant l’émergence de bactéries résistantes.
OGM et pesticides : certaines cultures ont été génétiquement modifiées pour tolérer des herbicides ultras puissants, favorisant leur surutilisation et détruisant la biodiversité.
Pêche industrielle : surpêche massive avec destruction des écosystèmes marins et gaspillage (prises accessoires rejetées mortes).
Déforestation pour l’huile de palme et le soja : destruction de forêts primaires pour des cultures destinées à l’élevage ou à l’industrie agroalimentaire.
Tous ces exemples relèvent du même schéma : une maximisation du rendement immédiat au mépris des conséquences sanitaires, environnementales et éthiques.
Bien d'autres encore...
De la lucidité à la crise : comment le capitalisme financier a-t-il fait de l’abrutissement une ressource rentable ?
Dans nos deux précédents articles, nous avons démontré que la connerie massive ne relève pas d’un phénomène isolé ou d’une simple dégénérescence culturelle. Son expansion résulte d’un processus systémique où l’abrutissement collectif devient un levier de pouvoir et un instrument de contrôle. La lucidité et l’esprit critique sont les ennemis naturels de cette mécanique, car ils empêchent la crédulité nécessaire à son fonctionnement.
Le capitalisme financier, dans sa forme actuelle, ne peut pas se permettre une population trop lucide, trop critique, trop informée. Il prospère sur l’illusion, la spéculation et la croyance en des fictions financières qui n’ont plus de lien avec l’économie réelle. Plus une population est capable d’analyser, de comparer, de douter, plus elle est correctement informée (merci Martine Orange) moins elle est susceptible de se laisser piéger par les montages hasardeux, les bulles spéculatives et les schémas pyramidaux qui caractérisent la finance moderne.
En France, la mainmise de la presse par Bolloré, Arnault et consorts répond à ce danger que constituerait une population avisée et vigilante.
Rappelons ici une évolution juridique récente qui ne doit rien au hasard : Art. L. 153-2. -Toute personne ayant accès à une pièce ou au contenu d'une pièce considérée par le juge comme étant couverte ou susceptible d'être couverte par le secret des affaires est tenue à une obligation de confidentialité lui interdisant toute utilisation ou divulgation des informations qu'elle contient.
Fermez les écoutilles ! Circulez, rien à voir !
Le Nutri-Score, qui informe objectivement les consommateurs sur la composition des produits alimentaires, fait l'objet d'un tir de barrage de la part des industries agroalimentaires et de la grande distribution. Certaines enseignes vont jusqu'à couper le Wi-Fi pour empêcher l'accès aux applications comme Yuka. Encore une fois, une population informée, vigilante et dotée d'esprit critique constitue un obstacle majeur au business. Vive le diabète ! Vive l'obésité ! Vive les maladies cardiovasculaires qui, en plus de tuer, coûtent une fortune à la collectivité en termes de santé publique ! Vive la connerie !
Le High-Frequency Trading illustre cette logique : il ne repose pas sur la production de valeur réelle, mais sur la captation de micro-écarts de prix à une vitesse inhumaine, imperceptible pour un esprit critique. Ce marché ultrarapide, opaque et déconnecté du réel est un monde où seule l’automatisation purement algorithmique a du sens. Il en va de même pour la crise des subprimes : elle a reposé sur une ingénierie financière absconse, rendue volontairement incompréhensible pour masquer son absurdité et son risque systémique.
Dans ces deux cas, nous voyons comment la complexité technico-financière devient une arme au service de la connerie massive. L’opacité volontaire des marchés, des instruments financiers et des mécanismes spéculatifs empêche toute véritable analyse critique. De même que Trump a transformé la politique en pur spectacle pour mieux désorienter la pensée rationnelle, la finance moderne a fait de l’économie un casino dont les règles sont conçues pour être incompréhensibles aux non-initiés.
C’est ainsi que se referme le piège : une population abrutie par la désinformation, la distraction permanente (stress et émotions) et la perte des repères intellectuels est une population incapable de comprendre comment elle est pillée.
À l’ère du capitalisme financier, la connerie massive n’est pas une dérive : elle est une condition d’existence du système.
Si Trump est le pur produit de ce système, Poutine, dans un autre style et dans un pays qui a une autre histoire, est la version slave des mêmes dérives avec des objectifs qu’ils peuvent facilement, ou naturellement partager : ils s’entendent comme larrons en foire, là encore pas de hasard.
Nous n’avons fait qu’effleurer d’autres aspects fondamentaux : la destruction du tissu social, l’explosion des inégalités, l’érosion culturelle, la montée d’un racisme décomplexé, l’ascension des fascismes « en cravate » et ce sentiment d’injustice grandissant qui, tôt ou tard, fera sauter la marmite – à moins qu’une guerre ne vienne, une fois de plus, servir de diversion.
Mais une chose est certaine : la démocratie occidentale est rongée par un cancer dont les métastases ne demandent qu'à proliférer, chaque jour un peu plus.
« L’optimiste espère vaincre l’imbécilité et l’imbécile fait perdurer le suspense jusqu’à la fin des temps ».
Mostefa Khellaf.