Je n’en peux plus, j’ai vraiment envie de lui faire mal.
Depuis que le fils de ma petite sœur adorée, Caroline, est né, il y a de cela un peu moins d’un quart de siècle, j’essaye de me contrôler, mais plus il avance en âge, moins je le supporte.
Cerise sur le gâteau, il se prénomme Emmanuel ! On tient quelque chose, là …ce n’est pas normal !
Il a une façon de vous fixer droit dans les yeux, un peu comme s’il attendait de vous tomber dessus à la moindre occasion. Et tout le monde y a droit, tôt ou tard…forcément, le dimanche, après un repas, il arrive qu’on se lâche …mais pas lui ! Jamais !
Premier signe d’alerte : à deux ans, il parlait déjà beaucoup trop, avec un vocabulaire très élaboré pour un …pour un …tout petit bonhomme …mais pas pour un petit monstre !
Au début, toute la famille s’émerveillait, on en riait même, mais j’ai commencé à m’inquiéter quand, vers 8 ou 9 ans, peut-être dix ans, il a essayé de me déglinguer mon Camus, il avait lu L'Étranger « C’est son premier roman et ça se voit…à la fin quand Meursault explique qu’il s’abandonne à la tendre indifférence du monde, c’est contradictoire avec le personnage, avec son parcours ».
Ah, le petit con !
Je lui ai appris à jouer aux échecs le jour de son anniversaire, pour ses 7 ans, je suis son parrain : j’avais acheté un magnifique échiquier chez VA Variantes, avec les pièces en bois et un bouquin « Le bréviaire des échecs » de Xavier Tartakover.
Un an plus tard, il me battait 7 fois sur 10 …alors que j’étais un joueur de club honorable, suffisamment bon pour faire de la compétition, à un petit niveau, sans prétention, mais quand même, merde !
Une scolarité exemplaire, il était bon en tout, premier en tout, du CP jusqu’au bac S qu’il a obtenu avec mention « Très bien », 19.5 de moyenne, concours général de mathématiques …il a terminé second …
Direction l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm à Paris, agrégation de mathématiques. À 20 ans … et major de sa promo, le petit saligaud.
Caroline est tellement fière de son « bébé » que je ne peux rien dire, évidemment.
Thèse de 3e cycle sur « L’étude des propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets et dans les transformations continues appliquées à des êtres mathématiques » : tu prends une feuille de papier 21/29.7, tu l’écrabouilles dans ta main, il va te calculer tous les segments de la boulette de papier …de la topologie, dit-il …
Il s’est inscrit à la Sorbonne, juste à côté de la rue d’Ulm, pour passer un doctorat en sociologie, comme ça, pour le plaisir, les doigts dans le nez.
Très bon pianiste grâce à ma sœurette …
Rugby aussi, comme son tonton, 14, trois-quarts aile droit, comme tonton … il a couru le 100 mètres en 10.6, le petit salaud, pour 87 kilos …
Il est fiancé à une petite crevette qu’il a rencontrée à l’ENS, elle est agrégée d’histoire, incollable sur le moyen âge européen, ils vivent ensemble depuis 4 ans.
Pas un nuage, ils s’adorent.
Jamais d’alcool.
N’a jamais fumé le moindre tarpé, l’idiot.
Pas une seule cuite, jamais !
Un cauchemar !
Je me pose un tas de questions : ma sœur n’a pas le bac, mon beau-frère à une vague maîtrise de littérature moderne, non, ça ne vient pas de là …en plus, mon beauf est limite limite en termes d’alcools.
À la fin de leurs études, ils ont pris une année sabbatique, ils ont visité l’Amérique du Sud, jusqu’à Ushuaia. Une année entière à glander pendant que d’autres triment pour essayer de survivre …
Il ne cherche pas de boulot, Emmanuel, c’est le boulot qui le cherche …ça m’énerve à un point que vous ne pouvez pas imaginer !
La semaine dernière, Caroline m’appelle et m’explique qu’elle est inquiète, que son fils n’a pas l’air de vouloir travailler, elle veut que je vienne pour discuter avec lui … Ah, ben non, je ne suis pas le bon interlocuteur, mais alors pas du tout. Moi, lui faire la leçon ? Mais c’est contraire à tous mes principes, enfin !
Elle me supplie, je ne peux rien lui refuser, nous avons 17 ans d’écart, je me suis beaucoup occupé d’elle quand elle était petite.
— Emmanuel, ta mère se pose des questions, je peux la comprendre, que vas-tu faire avec tous tes diplômes, il paraît que tu ne cherches pas de travail, que vas-tu devenir ? Est-ce bien raisonnable ?
J’ai honte d’avoir dit cela, je n’en pense pas un mot …est-ce bien raisonnable, c'est moi, ça ?
— Mon rêve, Bruno, c’est de combattre la connerie sous toutes ses formes, un peu comme tu le fais dans Médiapart. Mais en mieux.
J’en reste bouche bée. Il ajoute :
— On pourrait se partager le boulot : toi tu illustres la connerie avec tes exemples personnels, apparemment très nombreux, moi je la commente pour mieux la combattre, de cette façon, on ne risque pas de se marcher sur les pieds, chacun son domaine, chacun sa spécialité. Je donnerais des cours de maths pour vivre, je n’ai pas de gros besoins.
Si je résume bien, c’est moi le con et lui le guerrier !
Finalement, je l’aime bien ce gamin, je trouve même qu’il me ressemble un peu …un tout petit peu ...comme quoi, il ne faut jamais se fier aux apparences.
Ah, le con !
Bonnes vacances à tout le monde, on se retrouve en septembre. Peut-être.