Le jazz a toujours été une musique de métissage. Pour David Ehnco, co-directeur artistique de l'Amazing Keystone Band, aucune ambiguité. Depuis une quinzaine d'années, dans la formation qu'il a co-créée dans la région lyonnaise avec Fred Nardin, Jon Boutellier et Bastien Ballaz, quasiment tous les musiciens ont suivi un cursus classique. Le jazz, toutefois, s'intercale dans chacune des sections de l'orchestre. Pas seulement dans la marge! Les improvisateurs développent leur propre discours original, cela en survol du son général. Une particularité unique, primée par les instances suprêmes (Victoires du Jazz - Prix de l'Académie du jazz). Chaque musicien prête allégeance à Count Basie, à Duke Ellington, "à Mel Lewis ET à Thad Jones", complète spontanément David Ehnco, du respect dans la voix. On aurait dit Lancelot qui prête serment devant le Roi Arthur dans Les Chevaliers de la Table ronde.
Nous nous rencontrons au domicile du trompettiste, boulevard Voltaire (Paris 11e). Frappé par l'impressionnante faculté de communiquer de mon vis-à-vis, j'en arrive très vite au fait. Je renvoie le leader sur la présentation de l'Amazing Keystone Band, disponible sur leur site: "cet orchestre d’amis triés sur le volet leur permet d’expérimenter des idées neuves, tout en revisitant les perles d’un répertoire insubmersible. Le big band perpétue cette musique ondulatoire tout en donnant libre cours à la créativité de ses musiciens, de leurs arrangements, compositions, et soli". David Ehnco résume : "le son de l'orchestre se base sur un socle primordial : l'écriture, garante de l'équilibre général". Le spectateur ébloui des concerts comprend que l'écriture de la musique va permettre - sur leurs différents instruments - aux solistes d'incarner Pierre et le Loup, Le Carnaval des Animaux, Django Reinhardt, Ella Fitzgerald, Alice aux Pays des Merveilles et le grand dernier : George Gershwin. David Ehnco, limpide : " Les musiciens jouent au service du son d'orchestre. Dans les séquences improvisation, toutefois, l'orchestre endosse une parure différente. Il se porte au service du soliste."
Par la vertu de ce concept, la grande formation (17 musiciens aujourd'hui) nous gratifie d'une réjouissante complexité. La preuve? Que l'on s'applique à repasser Fascinating Rythm(s) : The Music of George Gershwin, le disque de l'Amazing Keystone Band, sorti en novembre dernier. Le mariage bien compris de la musique savante et de la musique populaire, la marque de fabrication de George Gershwin, habite les membres du big band. Avec bonheur s'enchaînent mille découvertes, mille détails, mille sensations. Nous voilà confrontés à des personnages de roman, tant la narration est dense, riche, changeante, mouvementée. Le discours diversifié implique l'auditeur dans l'action, dans un contexte, dans une époque. Les concerts se déroulent dans des salles surchauffées par le contenu proposé. On pourrait en rédiger un sujet de thèse. Grâce à la double culture partagée par les quatre directeurs artistiques, les héros s'incarnent devant nous. Un petit quelque chose, déjà dans les titres des albums, nous ramène à l'enfance : Alice, Django, Ella, Pierre. L'impression que le prénom suffit. Que le reste suit spontanément. Allant de soi. Le plaisir, de surcroît, se renouvelle à chaque écoute.
David (durant l'interview, on se tutoie sans même s'en rendre compte), fils de deux célébrités - le jazzman (Didier Lockwood) et la chanteuse lyrique (Caroline Casadesus) - incarne l'excellence de la méthode. "Je suis adepte d'une musique de transmission", déclare le Parisien né en 1986. Personne ne s'y trompe. L'Amazing Keystone Band croule sous les commandes. Malgré son grand format, la formation tourne non-stop. Le Théâtre du Châtelet a programmé le spectacle (le 9 février) à l'affiche de son festival de jazz 2025 .
Bruno Pfeiffer
CD'S
Fascinating Rythm(s) : The Music of George Gershwin, par l'Amazing Keystone Band
(Un conte musical disponible en CD sur le label Nome, et livre-CD aux éditions Gautier Languereau)
CONCERTS
Guillaume de Chassy passe par Trénet, avec André Minvielle (chant) & Géraldine Laurent (sax alto) ce mercredi 29 janvier 2025 au Studio de l'Ermitage (Paris 20e). Avec Trénet, ce n'est pas le moment d'avoir peur des mots, le pianiste sort un album exceptionnel ("Trénet en passant" - L'Autre Distribution) Je suis allé écouter le trio au Bal Blomet, fin 2024 : la super-claque! André Minvielle a inventé une nouvelle boîte à outils vocaux pour incarner les mots de Charles Trénet. Géraldine Laurent, égale à elle-même - c'est à dire fantastique - multiplie la puissance swinguante des musiques du Fou chantant. La salle ovationne ses chorus torrides. La tournure de l'un, les impros de l'autre, font merveille. Tout ce chargement sous les rafales de rythmes du pianiste, frais comme un chamois de montagne. Et sublimé par la direction artistique de Daniel Yvinec. On savoure chaque seconde, en priant qu'en sus du disque, le récital présente le max de rappels (il y en a eu). Guillaume de Chassy pousse ses deux solistes à donner leur meilleur, les amenant mine de rien à éclater le format des premières chansons du poète (en 1937, il n'y avait que des 78 tours)... André Minvielle scatte avec gourmandise. Géraldine Laurent époustoufle. Guillaume de Chassy vrombit. Attention délit de beau. Sorti sur un nuage de ce bain de jouvence.
Médéric Collignon le 30 janvier 2025 en septet au Théâtre du Garde-Chasse (Les Lilas). Médo a lui aussi régénéré la tradition, plaçant sa musique au pinacle du jazz, cela depuis plusieurs dizaines d'années. Il a remodelé Miles Davis, King Crimson, et bien d'autres. Aujourd’hui, le cornettiste-compositeur-arrangeur nous réjouit d’un cadeau du même tonneau. Conspiration comprise. Car celui qui, dès l’ONJ de Claude Barthélémy, le MégaOctet d’Andy Emler, et surtout son top extravagantissime Jus de Bocse, promettait d’assurer la relève des grandes figures du jazz français, a prémédité un coup fin. Le projet King Crimson, du nom du formidable groupe anglais des années 70, certes, annonçait la couleur (quel concert au New Morning en 2013)! La prestation avait tourneboulé dans tous les sens possibles une salle en extase, retournée sur les fauteuils, tête à l’envers (le lendemain : footing). Le disque mijoté maintenant rehausse encore le niveau d’adrénaline. Un exemple? Immergez-vous dans les onze minutes et demi de « Street Songs« , le deuxième titre de "Arsis Thesis" (Label : "Le Triton"). Médo, sa bande, ses compositions, sa voix, son bugle, persévèrent. Ils nous transportent là où les voyagistes n'osent plus aller. Progressions, freinages, accélérations (Ah! Les souffleurs - Géraldine Laurent, Pierrick Pedron, Christophe Monniot - en forme post-olympique). Les vocaux ensorcelants. La section rythmique déchaînée (Emmanuel Harang formidable bassiste sur « Felix is Back » - Nicolas Fox aux baguettes infatigables sur "Pique-nique à la Mer"). La présence inspirée du piano et des claviers (Yvan Robilliard). Surprises sans pause pendant 65 minutes. Quel trip! Quant au groove ultime ("Optimistique"), coup de chapeau. L’on descend à quai à regret, entre plaisir, apothéose, apaisement, installé enfin dans le paradis des rêveries éveillées. Tarifs : Places de 9 à 18€. Date du concert : Jeudi 30 Janvier 2025. Horaires : Jeudi 30 Janvier : 20h00
Pierrick Pédron & Gonzalo Rubalcaba le mardi 4 février au Théâtre Claude Debussy (Maisons-Alfort) à 20h, dans le cadre du festival Sons d'Hiver. L'aboutissement d'un grand disque primé en 2023 dans tous les coins par l'Académie du jazz (Meilleur disque) et les Victoires (Pierrick Pédron - Meilleur instrumentiste), consacré enfin par un concert du Français et du Cubain écouté à genoux par les festivaliers de Jazz sous les Pommiers (Coutances). Le duo d'artistes d'exception devrait revisiter les standards. Pédron, de son côté, m'a régalé au concert de Médéric Collignon jeudi 31 janvier 2025. Croyez-moi, les yeux me sortaient des orbites, tant la grâce, la beauté lyrique, la poésie, l'architecture de ses impros, rayonnaient sur le public venu nombreux au Théâtre du Garde-Chasse (Les Lilas). Ovation debout pour Médéric et pour les autres. L'on reviendra ici sur Médéric's "Artis Thesis" (Label : "Le Triton"). Nous évoquerons du reste également le petit dernier de Pédron "The Shape of Jazz to Come" (Continuo Jazz), où le quartet Pédron-Morisset-Bramerie et Martin-Charrière plient les compositions d'Ornette Coleman, comme pour prouver (style La Fontaine) que celles-ci ne pourront jamais rompre.
Sylvain Luc Célébration, le samedi 8 février 2025 à 19h au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet ( Paris 1er. Tél. : 01 40 28 28 40)
M° Châtelet. Sylvain était un guitariste virtuose, un improvisateur hors-du-commun, une personne en or. Nous étions voisins dans le Vingtième. Nous prenions parfois le café, autour de la place Henri-Malberg (anciennement Place des Grandes-Rigoles). Pendant plus d’un quart de siècle, le musicien d'exception a profondément marqué le monde du jazz, grâce à des qualités humaines sans pareil; artistiques (un virtuose reconnu dans le monde entier); de partage (il pouvait jouer dans toutes les configurations). À la fois musicien-interprète, compositeur et arrangeur, il a été pleuré dans le monde du jazz. Unanimement. Le guitariste américain Pat Metheny - pourtant réputé avoir la dent dure - le considérait comme « le plus grand guitariste du monde ». Sylvain a réalisé de nombreux albums, remporté de multiples récompenses, fréquenté les studios du monde entier, soulevé les salles les plus exigeantes, brillé. Cela de la fin des années quatre-vingt à sa disparition soudaine, au printemps 2024. Le périodique Jazz Magazine, dans son édition de février 2025, le place parmi les guitaristes culte des dernières décennies, entre Wes Montgomery, Pat Metheny, et Pat Martino. Maître de cérémonie : Laurent de Wilde, au milieu d'une myriade (le mot est faible; je n'avais jamais vu pareil rassemblement) de musicien(ne)s de jazz. Il nous manque tellement, et à tellement de monde. Repose en paix, cher Sylvain. Prix des places : de 5 à 55 euros.
Brad Mehldau le mercredi 12 février (20h00) à la Grande salle de La Philarmonie de Paris (Porte de Pantin, Paris 19e), revisitera son disque sorti au printemps dernier intitulé : Après Fauré. On sait le penchant du pianiste américain pour les grandes figures de la musique classique européenne. En privé, m'ont confié plusieurs pianistes de jazz français proches du géant, Mehldau reconnaît l'influence cardinale de la musique européenne sur la sienne. Yaron Herman, par exemple : "il peut passer des heures sur une partition de Bach". Les collaborations du pianiste américain avec la soprano Renée Fleming et avec la mezzo Anne Sofie von Otter, font date. De même que sont de notoriété publique les emprises diverses de Beethoven, Schumann, Schubert ou Bach sur sa densité narrative. Les reprises des « classiques » par le virtuose ne sont jamais linéaires. Elles se dilatent pour ouvrir sur un imaginaire monumental, virtuose, accueillant. Je cite le communiqué de presse de La Philarmonie de Paris : "Bach soufflait déjà à l’oreille de Brad Mehldau en 2018 un projet de recomposition et d’improvisation sous double signature. Nouvelle figure inspirante, présente de longue date à ses côtés, Fauré l’invite à converser à clavier égal".
Abdullah Ibrahim SOLOTUDE le 7 mars à 20h30 à l'Auditorium de La Seine musicale ( Île Seguin, 92100 Boulogne-Billancourt / Métro : Pont de Sèvres- ligne 9). L'une des affiches de l'année 2025 à Paris. Le sens surnaturel de la mélodie du maître du piano jazz né au Cap - 90 ans en octobre dernier - reste intact. J'ai déjà eu la joie de l'entendre en solo, il y a trois ans, dans les Écuries du Château lors du premier festival TSF Jazz de Chantilly. Une magie unique. Un envoûtement. Quelques traits inattendus de la douceur du soleil. L'on fond. La minute suivante, un déhanchement de jeu du Sud-Africain, un retournement, une accélération, transforment le morceau. Nous voilà en train de sauter du fauteuil comme l'antilope qui vient de sentir, en pleine savane, l'odeur des lions au moment du repas. Duke Ellington (il s'y connaissait en musiciens), prit sous son aile le styliste. Par ce soutien, par le talent, Dollar Brand (son premier nom de scène), atteignit très jeune le haut du pavé. Il effectua plusieurs séjours en Europe et aux USA. De courageuses prises de position ont érigé l'artiste en figure de la lutte contre l'apartheid et de l'émancipation des Noirs. Tout cela suffit à forger une légende. Vous avez l'occasion de l'entendre en vrai! Courez-y...
Magma le vendredi 16 mai 2025 au Grand Rex (Paris). Le groupe emblématique du Progressive rock à la française, avec : Christian Vander, Stella Vander, Isabelle Feuillebois, Hervé Aknin, Rudy Blas, Simon Goubert, Thierry Eliez, Jimmy Top, Caroline Indjein, Sylvie Fisichella, Laura Guarrato. La musique de Magma déverse un torrent d'émotions. Fondé en 1969 par le batteur visionnaire Christian Vander, l’influence du groupe a gagné le monde entier, jouant dans tous les festivals de jazz et de rock mondiaux, aussi bien qu'avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. On doit à la ribambelle libertaire de Vander - un personnage hallucinant - des centaines de morceaux, des dizaines d’albums, quelques chefs d'œuvre enfin dans un courant musical entre le rock progressif et l'avant-garde du jazz. Tout ça, et pas une seconde d'ennui. À voir également le 5 mars à Bruxelles (Cirque royal) et le 15 mars à Strasbourg (Palais de la Musique et des Congrès). Entre autres dates de 2025.
CD'S
Little Big Top - Sur ce CD, Guy Klucevsek entremêle désormais ses talents avec le trompettiste allemand Volker Goetze. Le premier CD (Label Motema Music) de l'accordéoniste américano-slovène avec Goetze, sorti cet hiver, tient les promesses de sensations inédites et de puissance mélodique. Sur ce recueil de quatorze créations signées Klucevsek, écrites sur deux décennies - arrangées par lui - l'instrumentation inhabituelle met en avant l'approche mélodique pleine de feeling de la trompette de Goetze. Deux briscards new yorkais du jazz et de la musique classique (Doug Wieselman ; clarinette basse et clarinette, et Jeff Hudgins ; saxophone alto), pourvoient un interface déterminant aux solistes dans la sonorité du quartet. Jana Herzen, fondatrice et présidente du label Motema, que j'avais rencontrée à Marciac (personnalité pour le moins marquante, car également poète et interprète), a salué un disque "joué avec l’âme". On ne saurait mieux dire.
LIVRE/DISQUE
Monk, quand un jazzman raconte un génie - Thelonius Monk, the genius of modern music, raconté sur un double CD par un admirateur, l'éminence grise également pianiste Laurent de Wilde. Ce dernier vit le livre qu'il lui a consacré, un récit truffé d'anecdotes, d'analyses, et de sensualité. Cet objet culturel vaut par toutes les histoires qu'il réserve. L'auteur déclame avec ferveur et conviction son ouvrage MONK paru en 1996 chez Gallimard, sorti en poche devant le succès immédiat en librairies. L'écrivain a replacé dans son contexte un personnage pour le moins énigmatique. La performance concernant l'ostrogoth en question est à ma connaissance unique. Car Monk, pour le trouver, une seule solution : il faut le chercher. La récompense aura valu la quête. Enfin, raison ultime, le pianiste français (Laurent de Wilde, né en 1960) évoque une musique qu'il connaît sur le bout du cœur. Tout simplement parce que le musicien l'a revisitée fréquemment. Avec bonheur notamment dans le disque New Monk Trio (Label GAZEBO, 2017), primé à plusieurs reprises. C'est un mystère partagé : ceux qui ont goûté au charme inaccoutumé de Monk ne le quittent plus. Le spécialiste du piano jazz Pierre de Choqueuse, m'apprenait l'autre soir que le compositeur de jazz le plus repris par les jeunes artistes du jazz n'était pas Duke (comme je le croyais), mais Monk. Grâce aux intonations du récitant, habité par son sujet, Monk se dévoile, comme un code secret, petit à petit. Lisez ce conseil d'ami : écoutez Monk par de Wilde. Vous vous apercevrez, en définitive, de ceci : Grâce à la passion du Parisien pour son sujet, le Moine, comme ses pairs le surnommaient (Monk = Moine en anglais), n'était pas indéfinissable. La conférence du Français a fait un tabac à Jazz sous les Pommiers (Coutances) cet été. En outre, Laurent de Wilde sera le Maître de cérémonie de la Soirée-hommage à Sylvain Luc jeudi 8 février (Théâtre du Châtelet - voir plus haut).
Prochaine "Conférence Monk" de Laurent de Wilde, le 6 février 2025 au Golf de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine)
Monk, quand un jazzman raconte un génie /Editions Frémeaux et Associés - 7h38 / Double CD
CD : Laurent de Wilde's New Monk Trio (Label GAZEBO)
B.P.