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Un balancement charmeur de deux notes ouvre Begin Again,le premier morceau du CD The Sati Suite, enregistré en studio avec le Crosby Street String Quartet. Deux accords de velours achèvent d’embarquer l'auditeur! Dans la foulée, le quatuor noue le dialogue richissime avec Hersch. Au clavier, un style unique. Un son identifiable entre mille. La marque de Fred Hersch, né à Cincinnati en 1955 : des harmonies simultanément aériennes et déconcertantes, des discours singuliers, autant de nappes servies avec puissance et grâce. On pense au cygne qui se pose sur le fleuve. Une carrière fantastique (d’Art Pepper à Joe Henderson, à Chet Baker, à Charlie Haden). D'emblée, Hersch accompagne les légendes. Compositeur et formateur d'exception, Fred Hersch a tout prouvé, y compris une résistance hors-normes (en tri-thérapie depuis presque quarante ans pour cause de SIDA). Nous voici dans le salon d'un hôtel parisien derrière la rue Lecourbe, proche du Bal Blomet, où il donnera quatre concerts, du 11 au 14 mai prochain. La figure, avec une douceur confondante, évoque le confinement ("the lockdown", disent les Américains); la part de la méditation dans la recherche du niveau supérieur de maîtrise; la Sati Suite; sa conception de l’improvisation dans les standards. Et les projets. Fred Hersch s’exprime d'une façon exquise.
INTERVIEW FRED HERSCH
Bruno Pfeiffer - Comment se sont passées les périodes de confinement?
Fred Hersch - Première réaction en 2020 : voilà le moment d'arrêter. La vie m'a comblé. J'ai joué avec des géants. J'ai occupé la scène de Carnegie Hall. C'est bon, nice job, j’ai 64 ans, stop! Je suivais déjà des séances de méditation en autodidacte, cela depuis 20 ans. La pratique m'a beaucoup apporté. Ainsi, moi qui passait ma vie penché devant le piano sans y prêter attention, ai-je corrigé ma respiration. Quel bénéfice pour l'esprit de méditer! Au confinement, j'ai multiplié les retraites silencieuses à domicile en ligne. Une des premières a duré une semaine, puis 9 jours. J'ai lu des polars pendant les dix premiers mois. Les rues vides de New York charriaient une source d'angoisse incroyable. J'ai ressenti le besoin de donner du plaisir à mes contemporains. J'ai inauguré sur FACEBOOK les Tune For a Day, je jouais une nouvelle pièce par jour, pendant 2 mois, en accès libre. Succès considérable. Retour inattendu. Certains soirs, dix mille connections, 200 commentaires. J'ai accepté des propositions de concerts. J'ai senti que les gens en avaient besoin. Au concert du 26 juin 2021 pour la sortie du CD en solo Songs From Home, au Bal Blomet, j'en ai aperçu dans la salle qui pleuraient. Sans doute leur premier concert après l'isolement. Émotion énorme. Pour moi aussi. L'heure de reprendre le bâton de pèlerin avait sonné.
Comment méditez-vous?
Fred Hersch -Sur le disque, je dédie spécialement le morceau Breath by Breath à la méditation. Il faut s'assurer d'un endroit tranquille : votre cerveau va travailler. Régler le minuteur pour, disons, 35 minutes. Avoir un but. Pour moi, clairement : composer. Enfin, je ferme les yeux. Je me connecte à la respiration. Et je reste présent. Le confinement peut bien exercer une pression externe : tout se passe à l'intérieur. En 15 mois, mon jeu a évolué à deux reprises.
Tous les morceaux de la Suite Sati sur le CD font référence au déroulement de la méditation, nous apprend le livret. Un autre exemple?
Fred Hersch - Monkey Mind. L'état où d'autres pensées vous assiègent. Une peine, une distraction vous envahit. Il s'agit d'un bavardage mental discursif. Vous luttez difficilement contre. L'habitude de méditer fournit à votre cerveau les parades. Si je ne résiste pas aux parasites, mon esprit s'absente quelques minutes. Alors je peux perdre une mélodie.
Dans le même registre, il y a Mara. Une divinité séductrice, celle de la tentation. J'introduis des sonorités asiates dans le titre.
Autre exemple, Know what you are. Je désigne une instruction élémentaire. Quand vous vous asseyez, sachez que vous êtes assis. Figurez-vous qu'avant, je ne m'en apercevais même pas! Un peu dommage quand on passe sa vie sur un tabouret de piano...
Il y a aussi Begin Again. Un engagement à se reconnecter quand l'attention décroche. Comment? Tout simple. En se raccrochant à la respiration. Et en redémarrant la tâche entamée.
Pour la Suite Sati, j’ai voulu adapter d’une manière spécifique un quatuor à cordes. Avec des textures originales. Les mouvements de la Suite Sati reflètent musicalement ma pratique de la méditation Vipassana, cela depuis 20 ans. Je recommande d'écouter la Suite d'un trait.
De quand date la passion pour les quatuors à cordes?
Fred Hersch - J’avais 8 ans. Ma professeure de piano vivait avec le violoncelliste du quatuor La Salle. Je surprenais parfois la formation en train de jouer. J’ai prêté attention. Leur mise en place me captivait : celle-ci m’est apparue naturelle, instantanément. Je percevais l’emboîtement de la partie du violon alto avec le premier violon. Ou alors le croisement du deuxième violon avec le violoncelle. L’expérience a structuré ma lecture de la musique. Mieux encore : ma manière de composer a toujours fonctionné sur cette configuration de quatre parties mélodiques.
Vos grands disques sont des live, des prestations en public. Vous êtes-vous déjà produit live avec un quartet pour la Suite Sati?
Fred Hersch - Nous avons joué la Suite Sati au début du printemps, en Belgique avec le Desguin String Quartet. Communion totale. Je me produirai le 12 mai prochain au Bal Blomet avec eux. Oui, je préfère enregistrer en live. En plus, j'adore le Bal Blomet. L'interaction avec les gens m'est profitable; à chaque fois unique. Au cinéma, les acteurs bénéficient de plusieurs prises. Là, en face-à-face, l'échange aboutit à un effet sans égal. On n'a pas le droit de perdre le fil.
Votre traitement des standards régale l'amateur. Comment devenir original sur des airs joués mille fois, sans les trahir?
Fred Hersch - Il n'y a pas de secret. Un grand thème reste un grand thème. Prenez Mood Indigo, de Duke Ellington. Insurpassable. Le morceau reste le même, toutefois il évolue. Mon approche se résume à apporter ma sauce à chaque détail. Car je suis concentré sur la manière, de bout en bout. Sur le "Comment". Récemment, je demandais au trompettiste Enrico Rava, avant un enregistrement pour le label ECM : "que veux-tu jouer?". Réponse de Rava : "l'important sera surtout comment on le joue".
Bruno Pfeiffer
CONCERTS Fred Hersch au Bal Blomet (Paris 15e), du 11 au 14 mai 2022
CD Fred Hersch : The Sati Suite, avec le Crosby Street String Quartet (Palmetto Records/L’Autre Distribution)
CD Fred Hersch solo : Songs From Home (Palmetto Records/L’Autre Distribution)
Au BAL BLOMET, le 1er juin 2022, CONCERT de sortie de la Suite Wilson, un album où brille l'esprit des petites formations qu'anima l'époustouflant pianiste Teddy Wilson, à la fin des années trente. Il fallait des pointures pour incarner le programme, ultra-swingant. Le trompettiste Michel Bonnet et sa bande réussissent leur pari. Pure félicité de bout en bout, qualité de jeu, solos qui percutent, déhanchement permanent, bain de jouvence, on en perd pas une miette. CD Suite Wilson (Camille Productions).
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