Le Conte de l'olivier créole, premier épisode
Ce texte assume la première personne, parce qu’il s’agit d’une expérience de vie, devenue l’humus d’une recherche ou d’une étude qui se nourrit à différentes sources, avec la terre comme maître à penser.
Je suis un homme de lettres, je vis du travail de l’écriture, et il y a six ans j’ai pris la décision de me retirer au fond d’une vallée du village de Tinjacá, dans la région de Boyaca, sur la cordillère orientale des Andes colombiennes. Non seulement pour donner de l’espace et du temps à mes livres et travaux de recherche, mais aussi pour me consacrer à la « culture de l’olivier » et à sa mémoire sur la terre colombienne. Un arbre qui vient de loin, et qui a produit une riche descendance sur nos hauts-plateaux et dans nos vallées – un arbre créole. En m’appuyant sur ma propre pratique, je propose d’inverser la logique dominante : les livres, les disques et les films ne sont pas condamnés à détruire des arbres, mais ils peuvent aussi en faire naître. Le « copytree » est un dispositif qui permettra à tout artiste, écrivain, chanteur, musicien, cinéaste ou interprète de consacrer un certain pourcentage de ses droits d’auteurs, pour les convertir en arbres plantés.
Si Bruno Tackels applique cette logique du "copytree", ce sont quelques centaines d'arbres qui vont naître. Mais avec 0,2% des royalties de Shakira, Paul McCartney ou de Bono, ce sont des centaines de milliers d'oliviers qui sont à venir...
« D’où vient ta passion pour les oliviers ?
Ce nom me projette toujours vers Delphes d’où l’on domine l’immense forêt d’oliviers millénaires
qui couvre les pentes jusqu’au golfe de Corinthe, tout en bas
j’aime l’huile d’olive - exclusivement ! »
Lettre de Bernard Noël à Bruno Tackels, août 2018
« Celui qui fait vivre un jardin se convertit en allié de la lumière, aucun jardin n’a jamais surgi des ténèbres. »
Proverbe perse
Premier épisode
Aujourd’hui je peux le dire, les oliviers m’ont sauvé la vie. Sans eux, je n’aurais sans doute pas surmonté les épreuves qui ont jalonné mon chemin. Non seulement ils m’ont aidé à tenir debout, mais surtout, ils m’ont accompagné tout du long lorsque j’écrivais la biographie du philosophe allemand Walter Benjamin. J’ai passé quatre ans à écrire les 48 années de sa lente descente vers la mort, et plus j’écrivais, plus je me sentais en danger, pris dans le tourbillon de sa dérive vers la frontière espagnole, où il se quittera la vie, au mois de septembre 1945. Je me souviens de nuits enfiévrées et sans sommeil, où je sortais dans l’olivette, en larmes, et je caressais l’écorce des oliviers, autour du Mazet qui me servait de refuge, près d’Uzès.
C’est une histoire qui semble sortie du XIXème siècle, mais elle a bien eu lieu au début de celui-ci. Lors d’une conversation avec une amie, je lui confie combien j’ai aimé passer l’été à écrire – déjà sur Walter Benjamin – au milieu d’un bois de chênes, dans la maison d’un ami. Et j’ajoute que j’ai ressenti la même force lorsque je travaillais sur l’île de Batz avec mon ami André Markowicz, relisant exhaustivement toutes les traductions françaises de Hamlet au cours des siècles.
La semaine suivante, je rencontre mon amie M. dans un théâtre, et elle me dit qu’elle a été très touchée par ce que je lui avais dit de mon séjour dans les bois, qu’elle en a parlé à un ami d’enfance, un médecin de Thonon-les-Bains, qui me propose de venir travailler dans l’oliveraie qu’il possède près d’Uzès dans le Gard. Je mets le papier avec son téléphone dans ma poche, et j’oublie la conversation.
Un mois plus tard, M. m’appelle pour me dire que son ami D. s’étonne de ne pas avoir de nouvelles de moi. Je prends conscience que j’aurais dû prendre au sérieux cet appel. Je le contacte immédiatement et il me dit tout à trac : « Bonjour Bruno, comment allez-vous ? Quand arrivez-vous au mazet ? Il vous attend. Les clés sont cachées sous un pot de lavande. » je m’entends lui répondre, presque mécaniquement : « J’y serai lundi prochain. » Je suis resté un mois, travaillant jour et nuit, jusqu’à ce qu’il vienne passer quelques jours pour les vacances de Pâques. Le soir de son arrivée, avec son épouse O., nous avons préparé un repas qui obéissait aux principes du régime méditerranéen : tomates, légumes, citron, olives, fromage de chèvre, et bien sûr l’huile d’olive, produite par la récolte de l’oliveraie.
Lorsque je lui demande quels seraient les conditions pour louer le mazet, D. me répond : « Je ne veux pas que nous parlions de cela. Ce lieu est à toi, tu peux y venir quand tu veux. Tant que je travaille, nous ne venons que deux ou trois fois par an, et quand je serai á la retraite, nous allons construire notre propre maison. Le mazet est à toi. C’est pour moi une évidence. Avec ma clinique, je gagne bien ma vie, très bien même, en particulier à travers la chirurgie esthétique. Si j’ai pu supporter cette vie, qui n’a pas beaucoup de sens, sinon celui de gagner de l’argent, c’est par ce que la nuit, je ne dors pas, et je lis. Je lis toute la nuit, et la lecture m’a toujours soutenu. C’est pourquoi il me semble naturel de rééquilibrer un peu les choses, en te permettant d’écrire dans de bonnes conditions. Car je trouve vraiment très injuste la manière dont les écrivains sont rémunérés. La seule chose que je te demande, c’est de m’offrir un exemplaire dédicacé de tes livres, et quand je viens, de prendre un café avec moi le matin, pour causer un peu. »
C’est ainsi que j’ai passé quatre ans avec les oliviers d’Uzès et les mots de Walter Benjamin. Où j’ai découvert la présence si étrange de ces arbres, leurs vibrations, la danse d’argent de leurs feuilles, et la force qu’ils me donnaient, jour après jour, quand je les caressais. Bien plus tard, je commencerai à comprendre que tout ceci n’a rien d’hasardeux. Dans sa fuite par les Pyrénées, quelques heures avant de mourir, il est passé devant un olivier de plus de mille ans. Dans « l’ABC de la guerre », Bertolt Brecht nous rappelle ce fait cruel : les oliviers touffus ont été utilisés par les nazis pour cacher des armes et des munitions. Je suis allé rendre visite à cet olivier, l’un des derniers êtres vivants qui ont vu cet homme en fuite, en train de livrer sa dernière bataille. En face de cet olivier, dans la roche de la montagne, on voit encore des cavités, creusés par les nazis pour stationner leurs tanks et en faire des check point.