À la baguette
Il est arrivé une aventure aussi étrange qu'inexplicable à un petit équipage qui se prit de l'improbable volonté de remonter la Loire en bateau par les seuls recours des procédés qui prévalaient jadis à la navigation fluviale. Hédonistes dans l'âme, ils entendaient descendre tous les vins de nos coteaux et de nos rives tandis qu'ils ne feraient jamais usage du moteur pour aller à contre-courant.
Si la chose vous parait saugrenue en cette époque de la motorisation et de la vitesse, elle ne doit en rien surprendre quand on connaît le penchant pour la dive bouteille qui sévit depuis belle lurette dans ce Val si plaisant. Bien mieux, ils avaient troqué les nourrices qui contenaient le carburant pour des outres à vin qu'ils tenaient au frais de la rivière.
Sans le savoir, nos lascars renouaient ainsi avec l'ancestral utriculaire, ce gros bateau des Gaulois qui tenait les flots grâce à des outres remplies d'air. Les leurs contenaient des crus qui comme ce mot le laisse supposer à l'oral, laissent espérer les plus charmants débordements. Mais ne leur jetons pas la pierre, se trouver ainsi au milieu de tant d'eau, risque bien souvent de vous tourner les sangs et vus donner grand soif.
Quand ils bénéficiaient d'un vent porteur que l'on dit par ici de mer, de galerne ou de norois, nos amis pouvaient tout à loisir s'hydrater le gosier et se donner de la force en prévision des moments où il leur faudrait prendre les bourdes, les avirons et la bricole pour pousser, ramer ou haler. Un travail de forçat pour ces marins d'opérette en goguette.
Ils n'avançaient guère tant la pratique est bien plus malcommode que ne laissent supposer les récits d'antan. Leur intempérance ajoutée à leur méconnaissance des techniques de navigation risquait fort de transformer la belle épopée en un long surplace purement œnologique. Pourvu qu'ils jouassent judicieusement de l'ancre, ils ne risquaient guère de faire machine arrière !
C'est après une longue séance de surplace durant laquelle ils éclusèrent plus que de raison que se produisit une surprenante rencontre. Ils avaient jeté l'ancre à proximité d'une île et après fortes ablutions du gosier, s'étaient tous trois assoupis lorsque surgit un individu à accoutrement digne des vieux grimoires.
L'homme était chaussé de sabots de bois, portait un velours côtelé qui était solidement amarré par une paire de bretelles Achille avec ses six anneaux de fixation. Une chemise de lin épaisse apparaissait sous un lourd « gariot » de toile huilée tandis qu'un chapeau en feutre à larges bords complétait l'allure du vieil homme. Un foulard rouge était noué à son cou tandis qu'il chiquait et que de temps à autre, il crachait fièrement un glaviot de belle taille aux teintes fort peu ragoutantes.
Il portait à sa ceinture une cabrette donnant à toute sa personne une touche anachronique qui sauta immédiatement aux yeux pourtant bien rougis de nos joyeux drilles. Il ne manquait vraiment plus que celui-ci pour compléter le tableau. C'est justement à quoi il fut promptement convié par les trois compères qui commençaient à trouver le temps long. Un peu de nouveauté agrémentera ce long voyage immobile.
Le personnage surgit dont ne sait où leur parut spontanément sympathique et n'hésita pas le moins du monde à trinquer avec eux, tirant même d'une vache qu'il portait à sa ceinture un petit vin aigrelet qui les changeaient de l'ordinaire. Immédiatement la glace fut rompue bien avant que les verres fussent vidés.
Les marins d'eau douce interrogèrent leur nouveau compagnon qui semblait en savoir bien plus qu'eux sur la rivière et l'art de la navigation. « Je connais la musique tout autant que ces eaux-là ! » leur dit-il d'un air entendu. « Il suffit même que je souffle dans mon biniou pour que vous sortiez le torchon et alliez vers le levant ! »
Cette fois les trois amis eurent comme un doute, jugeant leur visiteur non plus sur une allure qui leur laissait bien des interrogations mais sur un discours qui tenait plus de la vantardise que du propos sérieux. Ils n'eurent pourtant pas le temps de s'interroger plus avant que l'intrus gonflant sa cabrette, se mit en demeure d’en sortir un son aigrelet qui déclencha le zéphyr.
Plus l'homme jouait ce qui avait tout d'une bourrée à deux temps, plus le vent se mit à pousser dans le sens contraire du courant. L'ancre promptement levée, la voile carrée hissée au mât et larguée, le fûtreau se mit en branle, bondissant à la première risée puis gardant le cap avec un train soutenu. Nos amis n'en revenaient pas. Il y avait magie dans ce qui se passait sous leurs yeux.
C'est ainsi que la journée durant, l'instrumentiste à la manœuvre, l'embarcation fila, remontant la Loire mais aussi le temps. C'est justement ce qui échappa dans un premier temps à ceux qui avaient quand même largement mis en péril leurs facultés de jugement et de réflexion à force de libations intempestives.
C'est au bout d'une paire d'heure qu'ils virent apparaître sur les flots d'autres embarcations les unes à vapeur, les autres à voile, toutes chargées de marchandises ou de passagers, menées par des marins à l'accoutrement proche de celui de leur invité. C'est quand ils virent des changements notables sur les rives, la disparition des lignes électriques, la transformation des maisons et des fermes sur la berge qu'ils se doutèrent d'une faille dans le cours normal des choses.
Bientôt les bateaux à vapeur disparurent eux aussi pour ne laisser place qu'à une flottille de plus en plus importante sur la rivière. Ils se dégrisèrent soudainement, réclamant dans l'instant que le musicien cesse de souffler le vent et de remonter le temps. L'homme ne l'entendait pas de cette oreille, ayant la ferme intention de se rendre en un point précis de son histoire.
Il leur fallut faire escale dans un port qu'ils n'auraient jamais reconnu si ce n'était la présence d'un château qui leur indiquait sans risque d'erreur qu'ils se trouvaient à Blois. Pour le reste, la ville n'était en rien semblable à l'aspect pourtant fort plaisant aux yeux, qu'elle donne de la Loire. L'agitation sur les quais était impressionnante tandis que sur le port, grouillait une populace si peu semblable à celle de l'époque que venaient de quitter nos larrons en foire
Quand ils entrèrent dans une taverne à la suite de celui qui les avait soustraits à leur contemporanéité, ils furent l'objet de tous les quolibets et curiosités possibles. C'est leur vêture désormais qui passait pour un accoutrement incongru tandis que leur manière de parler passait pour incompréhensible à qui ne faisait pas effort de bien les écouter. Pire encore, quand il fallut payer le tavernier et que l’un deux sortit sa carte bleue, l'affaire eut tourné à l’algarade si ce ne fut l'intervention du joueur de cabrette qui paya dans une monnaie bien plus tangible.
Pour nos pieds nickelés de la navigation, le coup fut rude, ils avaient remonté le temps à l'insu de leur plein gré. Leur désir de ne pas user du moteur n'était pas de nature à s'inscrire véritablement dans une philosophie de la décroissance. Ils avaient besoin de leur époque en dépit de ses travers et de son cortège de désagréments. Ils entendaient inverser le cours de ce curieux destin qui s'était mis en travers du lit de la Loire.
Ils en touchèrent deux mots à leur compagnon d'un jour, par qui tout était advenu. L'autre ne fut guère surpris de ce revirement de posture tout en reconnaissant qu'il ne pouvait rien pour eux. Il y avait pourtant une manière d'inverser l'épisode qu'il venait de vivre en résolvant une énigme qu'il leur livra séance tenante : « Ce que le vent a fait, vous poussant à l'envers de la fuite immuable du temps, seul le tonnerre parviendra à vous laisser reprendre le cours normal de ce qui s'écoule, pourvu que vous usiez de la baguette pour accepter les répercussions d'un choix qui cette fois sera irréversible et exigera de vous grande intempérance ! »
C'était bien là discours abscons pour nos lurons qui durent se pencher sur la question fort longtemps au risque d'en attraper bon et virulent mal de tête. Quand entrèrent des carnavaliers en grand raout bruyant et chamarré, ils chantaient tous tandis que certains frappaient dans des tambours.
Qui veut chasser une migraine
N'a qu'à boire toujours du bon
Et maintenir la table pleine
De cervelas et de jambon
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Boute, boute, boute, boute compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Boute, boute, boute, boute compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
Le vin goûté à ce bon père
Qui s'en rendit si bon garçon
Nous fait discours tout sans grammaire
Et nous rend savant sans leçon
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Goûte, goûte, goûte, goûte compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Goûte, goûte, goûte, goûte compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
Loth, buvant dans une taverne
De ses filles enfla le sein
Montrant qu'un sirop de taverne
Passe celui d'un médecin
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Boute, boute, boute, boute compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Boute, boute, boute, boute compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
Buvons donc tous à la bonne heure
Pour nous émouvoir le rognon
Et que celui d'entre nous meurt
Qui dédira son compagnon
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Goûte, goûte, goûte, goûte compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
L'eau ne fait rien que pourrir le poumon
Goûte, goûte, goûte, goûte compagnon
Vide-nous ce verre et nous le remplirons
C'est alors que le plus malin des trois résolut dans l'instant l'énigme fort justement alambiquée de leur sonneur qui aimait à se faire appeler « biniaouer ». Il y avait sur le quai de la ville, une sapine lourdement chargée de tonneaux de vins. Ils s'emparèrent chacun d'un tambour et montèrent à bord au moment où elle quittait le port. En usant de la baguette pendant que l'équipage jouait de la bourde et du bâton de marine, ils rebroussèrent leur chemin en buvant du vin de Sancerre jusqu'à plus soif.
Ils se retrouvèrent ainsi à leur point de départ, curieusement à nouveau sur leur fûtreau, toujours à l'ancre tandis qu'ils avaient une violente gueule de bois et migraine plus tenace encore. Mais l'essentiel était bien d'avoir retrouvé leur époque et leurs esprits.
Agrandissement : Illustration 2