L'adieu aux larmes !
Chloé avait 24 ans, toute la vie devant elle, des amis à n'en plus savoir, de l'énergie à revendre, un amour qui naissait et des espérances magnifiques. Elle venait de réussir son diplôme d'éducatrice, avait des projets plein la tête, une envie de croquer la vie à pleines dents et tout s'est arrêté, sur des routes lointaines, au Chili, lors d'un banal et insupportable accident d'autocar.
Comme tant de jeunes gens à qui notre société n'ouvre plus spontanément ses portes, Chloé avait décidé de partir six mois à l'aventure en compagnie de celui qu'elle avait choisi. Six mois de vagabondage, six mois de rêves qui ont tourné au cauchemar une nuit ; bien loin de chez elle et de tous ceux qui l'aimaient.
Elle dormait, assise sur cette banquette arrière quand un autre autocar est venu percuter le sien. Elle ne se réveillera jamais. Son ami eut plus de chance, il fut éjecté et pour lui, le réveil fut plus brutal encore ; à la stupeur, à l'incompréhension, il fallut ajouter une peine ineffable. La suite dut être des plus prosaïques, les démarches innombrables, les appels en France pour annoncer la tragédie, le silence et la douleur, la solitude et les souvenirs ….
En France, Chloé avait été l'instigatrice d'une association de jeunes gens tous unis au départ par un séjour dans une école primaire. Un lien indéfectible, un esprit de corps, une connivence comme il n'en naît pas souvent et qui avait fédéré d'autres jeunes qui les avaient rejoints. Ils sont de plusieurs générations, ils partagent la même envie de faire la fête, de jouer à ne pas devenir grand, à parler et à être bien ensemble quelques fois dans l'année.
Cette fois, la fête était ternie, sabordée par une nouvelle qui les laissa pantois. À cet âge, la mort est une idée lointaine, une préoccupation qui n'a pas lieu d'être, une pensée fugace qui concerne les ainés. Cette fois, c'était l'une d'entre-eux qui ne reviendrait pas !
Ils ont réagi comme un seul cœur, se sont tous retrouvés. Ils ont traversé la France pour répondre présent et saluer l'absence. Ils n'ont rien changé de leurs convictions ni de leur farouche indépendance. La cérémonie serait leur, elle n'appartiendrait pas aux églises ni aux institutions. Ils l'ont préparée, l'ont conçue, l'ont vécue dans une dignité qui provoqué l'admiration et un brin de fierté des plus vieux, malgré l'abomination du moment.
Un seul bloc, une seule âme autour de ce cercueil insupportable. Une salle qui fut jadis l'occasion de tant de fêtes, une salle à deux pas de leur école, au cœur du quartier qui fut celui de leur enfance, pleine comme un œuf de proches, de copains, de parents, d'amis, de voisins. Tous les jeunes aux premiers rangs, cet adieu est le leur, personne ne le leur volera.
Des photographies partout, quelques fleurs mais surtout des taches rouges, des vêtements qui ne voulaient pas se draper du noir de nos cérémonies adultes. À tour de rôle, quand ils s'en sentaient le courage, quand les larmes et l'émotion leur en laissait le répit, ils sont allés témoigner d'un fragment de vie avec celle qui leur a joué une bien vilaine escapade.
Il était difficile de ne pas sentir des larmes monter, les témoignages étaient plus poignants les uns que les autres, il y avait tant de respect, tant de silence entre chaque intervention que le recueillement était bien plus réel que dans nos messes factices, nos homélies pompeuses. Je n'ai pu rester jusqu'au bout, je sais qu'ils n'ont pu se séparer, qu'ils ont eu besoin de poursuivre ainsi en faisant entre eux une fête dérisoire, un dernier hommage à l'absente à jamais.
Ils nous ont en tout cas montré la voie, affirmé haut et fort qu'il y a d'autres manières d'honorer les siens. Que quelques chansons, de la musique et des mots qui viennent du fond du cœur ont souvent plus de valeurs que des prières convenues, des paroles d'un espoir sans fondement. Je tiens ici à les remercier tous de cette leçon de vie qu'ils nous ont donnée malgré leur peine immense.
Admirativement et respectueusement leur.