Ça me chiffonne

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Il se peut que je sois le seul à être chiffonné ce qui pour un biffin est sans doute la moindre des choses. Qu'autrefois ce terme désignât une étoffe rayée avant que de célébrer la noble activité du chiffonnier en cette époque lointaine ou le papier ne venait pas de la pâte de bois et demeurait parfaitement blanc, il n'en fallut pas plus pour que le verbe biffer fit son apparition lorsque d'un trait vengeur ou simplement songeur, un écolier ou un écrivain, biffait un mot erroné ou une phrase bancale.
Le biffin maniait la biffe, un crochet pour aller quérir dans les ordures les vieux chiffons dont il ferait commerce ce qui valut à ce mot de s'exporter dans l'armée pour désigner un soldat et si possible un fantassin, la baïonnette au canon. Celui-ci n'éliminait pas son adversaire d'un trait de plume même si le verbe fit alors son apparition pour rayer de la carte ou du cahier de composition les fautes semées en route dans un sillon d'encre.
L'argot s'empara encore de la chose pour des raisons étranges désigner les sécrétions féminines entre les fesses et le vagin. Nous n'épiloguerons pas sur ce petit dérapage sémantique qui risquerait de me donner des sueurs froides à l'envie de me lancer dans une explication possible. Il est préférable de rester dubitatif quant à cet emploi discutable.
Mais revenons à ce trait qui d'un ample mouvement, venait abolir un énoncé pour laisser place par la suite à ce qu'on estimait être la bonne formule. Il avait le merveilleux avantage de signaler au correcteur ou au relecteur, l'intention initiale du scripteur tout en permettant alors de comparer la proposition initiale et celle retenue après réflexion. L'erreur éventuelle en ce temps-là n'était ni gommée ni effacée et demeurait possiblement sujet d'analyse et d'explication.
Puis vint le temps d'un désir fallacieux de pureté, d'esthétique ou même de refus de montrer qu'à un moment donné le doute a fait son apparition. L'effaceur a connu son heure de gloire pour réduire à néant les éventuels errements du scribouillard. Ne pas montrer qu'on ait pu se tromper était devenu une nécessité dans une société visant à la perfection. La gomme avait rempli cet usage uniquement pour la mine à papier tandis que sa partie colorée de bleue avait tendance à préférer le trou à l'effacement.
Le « blanco » apporta une touche plus inélégante dans ce désir d’annihiler toute trace d'une possible confusion. La surcharge blanche sautait aux yeux sans permettre cependant de donner à voir la nature de ce qui avait été pris pour une bévue qui soudainement bavait de manière fort désagréable. Mais à ce moment-là, faire entendre raison aux artistes du blanc, les rivaux de Soulages, n'avait aucune chance d'être entendu. Il ne fallait plus montrer qu'on pouvait se fourvoyer.
L'outil informatique a pris le relais pour fournir une copie indemne de toutes les traces qui jadis exprimaient le chemin de la rédaction et de sa cogitation. Avec les correcteurs automatiques, même la faute d'orthographe, celle qui donne vie à un écrit, a eu tendance à se faire plus rare. Le biffin rentrait dans le rang. Les exégètes futurs de nos grands écrivains en devenir n'auront plus le bonheur d'examiner leurs manuscrits et toutes les hésitations qui donnèrent lieu à leur création.
Mais ceci était hier car nous avons franchi un nouveau pas dans la négation même du risque d'erreur, de maladresse ou de je ne sais quel autre pas de côté. Plus la moindre correction n'est désormais nécessaire quand la rédaction n'est plus création humaine avec ses hésitations, ses atermoiements ou ses fausses-pistes, une machine s'en charge, revendiquant par le truchement de ses créateurs, bien présomptueusement le titre d'Intelligence.
Qu'on lui ajoute, cerise sur ce fardeau, comme une forme d'avertissement ou de mise en garde : Artificielle, ne change en rien à cette volonté toujours plus présente de gommer toutes les aspérités, les difficultés, les doutes, les hésitations, les confusions qui étaient jadis le lot de ceux qui ne comptaient que sur leur modeste capacité intellectuelle pour écrire. Le pape doit se faire du mouron, il n'est plus le seul à se réclamer de l'infaillibilité, même les plus sots d'entre-nous, coinceront la bulle sans la moindre erreur.

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