Le mélange des genres

Il advint qu'un équipage se forma de bien curieuse manière, provoquant de par toute la contrée bien des commentaires et des propos peu amènes dès que le « Rigorisme » avait quitté un port. Il faut bien admettre que rien que cette devise avait fait couler beaucoup d'encre, ce qui en matière de navigation n'est jamais encourageant. Il convient de vous éclairer à propos de ce qui fit tant parler afin que vous puissiez établir votre opinion.
Le voiturier qui baptisa ainsi son petit chaland avait toujours eu une réputation de sérieux au-delà parfois des limites convenables pour établir avec lui des relations commerciales sereines. Tatillon, procédurier, exigeant, tels étaient les reproches qu'on lui faisait jusqu'à le traiter de rigoriste, ce qui finissait toujours par l'amuser. C'est ainsi que son bateau, par un petit glissement lexical auquel il tenait finit par se nommer « Le Rigorisme », comme une marque de fabrique assumée pour rassurer les marchands.
Notre homme n'eut hélas pas le bonheur de naviguer bien longtemps sur ce chaland de 20 mètres de long, conçu pour fendre les flots plus vite que ses homologues tant sa conception privilégiait la maniabilité et le faible tirant d'eau en charge. Armé d'une voile que ses détracteurs qualifiaient volontiers de démesurée, il se faisait fort de transporter des chargements certes moindres mais dans des délais qui défiaient toute concurrence. Un coursier express avant l'heure.
Menant sa vie à toute allure, personne ne fut surpris qu'il passât de vie à trépas de la même manière. Par contre, ce qui fit causer et mit en branle les langues vipérines ce fut la décision de son épouse de prendre sa suite, devenant Capitaine du bateau de son défunt marin. On riait sous « gariot » d'un choix qui conduirait immanquablement à l'échec commercial, c'est du moins ce qu'espéraient nombre de candidats potentiels à l'achat d'un bateau qui après avoir provoqué moqueries et sarcasmes, s'était avéré un formidable coursier et qui plus est, extrêmement rentable.
La dame leur coupa la renoncule sous les pieds en réussissant sa reconversion, s'avérant même une formidable navigatrice, apprenant la Loire avec une facilité extrême qui en laissa pantois plus d'un. Fille d'une région lointaine, elle n'avait jamais raconté autour d'elle qu'elle avait grandi sur Garonne (comme on disait chez elle en oubliant l'article) et que les secrets de la navigation lui avaient été enseignés par son père batelier.
Elle conserva l'équipier de son mari qui était, pour ne rien gâcher, le meilleur ami du couple donnant un nouveau sujet de médisance pour tous ceux qui aiment les pièces de théâtre de monsieur Eugène Labiche, un dramaturge qui était maire de Souvigny, une charmante petite commune solognote. Les supputations allaient bon train sur ce qui devait se passer lors des nuits d'escales entre la Capitaine et son matelot, matelot qui du reste avait une épouse qu'il chérissait.
Le temps passa et les langues finirent par cesser de déverser leurs vilenies. La réputation du « Rigorisme » n'avait pas eu à souffrir du changement de capitanat tandis que la satisfaction des clients suffit bien vite à clouer le bec des jaloux. Il faut avouer que la dame avait non seulement du caractère mais aussi du chien et une fort belle tournure de sa personne.
Les années passèrent, on cessa de jacasser, la dame oublia sa peine et le hasard des rencontres sur les quais des différents ports ligériens fit qu'elle croisa un saltimbanque qui toucha son cœur. Personne cette fois n'aurait rien trouver à redire à ce qui somme toute, n'était que l'appel naturel de la nature pour satisfaire des émotions si, pour l'avoir à ses côtés, elle l'embarqua à bord sans demander son avis à son compagnon.
Au début, tout nouveau tout beau, la cohabitation se passa tant bien que mal, le pauvre compagnon de toujours, devant dormir en dehors d'un carré qui désormais ne lui était plus ouvert. Il se fit un bel abri dans l'entrepont, assez confortable du reste, qu'il équipa d'un petit réchaud : la place ne manquant pas à bord puisque ce n'était pas le volume qui était privilégié sur Le Rigorisme mais la qualité d'une marchandise qu'il fallait livrer au plus vite..
Ce qui mit le feu aux poudres fut l'envie du nouvel élu de profiter de chaque escale pour mettre à profit ses qualités artistiques. Le Saltimbanque avait non seulement trouvé belle chaussure à son pied mais qui plus est, un espace scénique remarquable en tête de proue. À chaque arrêt portuaire, il haranguait les gars de la rivière qui œuvraient là ainsi que les curieux et les villageois qui baguenaudaient dans le secteur.
Il prenait son violon puis se lançait dans des tirades drolatiques, jouait quelques scènes et finissait par faire passer le chapeau sur le quai par sa belle. Voilà une pratique qui ne fut pas du tout du goût du troisième larron. Que le nouveau venu tire la couverture à lui dans le secret de la carré, passe encore, il n'avait jamais eu autre chose qu'une profonde amitié pour l'épouse de son vieux compagnon, mais qu'il transforme le bateau en scène de théâtre et fasse la quête dans tous les ports de la Vallée de la Loire, lui restait en travers de la gorge.
Le succès de la nouvelle activité du Rigorisme ne fut d'ailleurs pas sans incidence sur sa fonction première. Les escales dans les ports devinrent une nécessité pour remplir le chapeau. Le bateau fit halte bien des fois alors qu'il aurait pu continuer son chemin pour pousser plus loin sa progression avant que de s’amarrer en pleine campagne sans représentation de l'artiste. Les délais de livraisons s'accrurent singulièrement ce qui provoqua un recul des propositions de contrats d'autant que certains marchands ne voyaient pas d'un bon œil que leur marchandise fut associée à une opération artistique.
Il y eut bientôt conflit d'intérêt. Pour le matelot, sa part sur les commissions pour le transport diminuait tandis que pour le couple, les baisses de revenu étaient largement compensées par un écot qui se montrait fort juteux. Il y avait maintenant de l'eau dans le gaz et un homme de trop à bord. Celui qui n'était plus le bienvenu aurait pu trouver nouvel embarquement aisément tant sa réputation était excellente mais cela ne suffisait pas à son honneur bafoué.
Une nuit, alors que les tourtereaux roucoulaient dans leur carré, il entreprit de changer la devise du chaland. Il était tellement excédé par ces représentations ridicules qui dénotaient tellement avec le rigorisme initial de l'embarcation qu'il décida de la gratifier du nom approprié : « Le Quiproquo ». L'homme voulait ainsi affirmer la confusion qui désormais régnait à bord et le peu de cas qu'on accordait désormais à l'activité marchande.
Au matin, l'équipage mit les voiles comme bien souvent pour filer vers un nouveau théâtre des opérations. C'était naturellement l'objectif premier de la Capitaine que de choisir le prochain arrêt là où son artiste trouverait auditoire nombreux. Ce fut même en milieu de journée qu'eut lieu l'accostage pour obtenir une belle chambrée dans un grand port ligérien.
C'est en préparant le décor, l'artiste ayant pris l'habitude d'installer des accessoires pour grimer totalement ce pont et donner l'illusion d'une scène de théâtre que son amoureuse vit avec effroi le nouveau nom dont un inconnu avait affublé son bateau. Elle en fut si courroucée qu'elle entreprit dans l'instant d'effacer cet outrage d'autant plus qu'on riait sur le quai en voyant ce Quiproquo dont chacun interprétait aisément la signification.
Tandis que le Saltimbanque se préparait, son amie avait pris un chalumeau pour retirer ce qu'elle vivait personnellement comme une insulte. Elle était tellement enragée qu'elle força le trait et finit, c'était inévitable par mettre le feu à la coque. Le feu prit rapidement assez d'ampleur qu'il finit par lécher les arpions du violoniste pour qui, étouffer un début d'incendie n'était pas dans ses cordes. Sur le quai on riait beaucoup surtout qu'un spectateur plus avisé que les autres, déclara à la cantonade : « Regardez braves gens, voilà un artiste qui brûle les planches ! ». L'expression du reste fit rapidement le tour du pays tandis que soucieux de préserver son outil de travail, le responsable de ce quiproquo étouffa le feu avec une voile usagée.
Le rideau venait de tomber sur cet épisode et la Capitaine ouvrit un peu tard des yeux que l'amour lui avait obstrué. Le mélange des genres n'était pas souhaitable, elle le comprit mais un peu tard, elle gardait un amant déconfit et quelque peu échaudé et perdait un compagnon précieux. Ainsi s’achève ce récit sur un coup de théâtre dont on ignore les répercutions commerciales.
