Faire la manche

Le banni manchot 

Un manchot qui venait d'être mis à pied sans pour autant bénéficier des allocations chômage ou d'invalidité, se résolut pour gagner sa croûte à faire la manche. Pour lui, la chose allait de soi sans qu'il y vît la plus petite incongruité. Que cela se passa à Calais n'avait guère d'importance pour la compréhension de l'histoire même si pour notre ami, c'était un détail qui voulait dire beaucoup.

Se posa pour lui la question de l'instrument. Privé d'un membre supérieur, le choix fut rapidement assez restrictif. Ce n'est pas lui qui avait la main pour se lancer, tête baissée, dans une interprétation quelconque. Il lui fallait sérier le problème pour mettre tous les atouts dans ses mains. En dépit de son handicap, il ne devait pas rester les bras ballants et devait prendre à bras le corps la totalité de ce problème.

Nombre d'instruments n'étaient pas dans ses cordes et cette évidence avait bien des répercutions. Du côté des instruments à vent, le problème était similaire. L'usage des deux mains s'imposait. À tourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas comment s'en sortir quand justement lui vint à l'esprit la solution à l'énigme. Il se ferait tourneur, non sur bois mais d'orgue de barbarie pour pouvoir tendre sa sébile aux quidams de passage.

Si techniquement ce choix aplanit bien des difficultés, il lui fallut trouver des stratagèmes astucieux pour insérer le carton dans l'instrument. Pour le reste, il suffisait de tourner la manivelle pour obtenir un joli succès d'autant qu'il avait un fort bel organe. Il aurait dû se réjouir mais hélas, la folle marche du temps et ce progrès qui marche sur la tête le placèrent devant un obstacle insurmontable pour lui qui n'avait qu'un bras.

Le public, quoique touché par sa musique et poussé à la mansuétude et la générosité du fait même de son handicap pouvait bien avoir la main sur le cœur, il demeurait un obstacle infranchissable pour lui. Au moment de verser leur écot, nombre de spectateurs se trouvaient tout aussi désappointés que désargentés. Ils avaient pris l'habitude de n'avoir sur eux aucun argent liquide…

Tenir le chapeau d'une main passe encore, mais de l'autre qu'il n'avait plus, il lui aurait fallu tendre un terminal de paiement pour tous ces gens résolument modernes qui se refusaient à avoir de l'argent liquide sur eux. Pour ceux-là, payer avec un téléphone constituait la démonstration la plus éclatante de leur inscription dans une société de la dématérialisation.

Confronté à cette impossibilité, il lui fallait choisir pour un de ces deux modes de rétribution. Pour des raisons techniques liées à son handicap, il lui était impossible d'accepter les deux moyens de paiement qui s'offraient aux spectateurs. Il était fort embarrassé devant ce choix cornélien tout autant que face à un problème de société.

Le chapeau avait l'incomparable avantage de l'exonérer de toute déclaration fiscale tandis que le paiement par le substitut de la carte de crédit le contraignait à ne pouvoir échapper aux griffes du fisc. Sa conscience citoyenne le poussait à ne pas déroger à la loi tandis qu'objectivement il trouvait absurde de devoir ainsi déclarer alors que tant d'autres grugeaient l'État avec des sommes bien plus considérables.

Il en était là de ses tergiversations quand un malandrin lui déroba son terminal de paiement. Vol dérisoire s'il en était qui le contraignit à se rendre au commissariat. Le fonctionnaire lui recommanda de poser une main courante ce qu'il prit fort mal. Décidément, la vie n'est pas chose aisée quand, comme dans son cas, on se trouve en butte à des difficultés insondables.

L'envie lui prit de faire un doigt d'honneur à ce fonctionnaire maladroit qui courroucé par ce geste fort peu civique voulut dans l'instant lui passer les menottes. Ceci suffit à lui rendre le sourire et à effacer toutes ses contrariétés. Faire la manche quand on est manchot n'est pas une sinécure !