Détroussage et enfumage.
Les époques se suivent et ne se ressemblent guère pour les flibustiers. Les techniques évoluent avec le temps et s'adaptent au contexte, au sens de l'histoire tout en usant de moyens toujours plus sophistiqués. L'abordage n'est plus de mise, le corps à corps a cédé la place au patient et long travail de dossier, à l'analyse de la carte des tendances et des modes.
Le Graal désormais se trouve dans les caisses qui pourtant sonnent creux d'un trésor public toujours aussi prompt il est vrai à se laisser gruger par le tape à l'œil et le fumeux, le vide cérébral et le verbeux silencieux. Le nouveau pirate est d'abord un homme de dossier qui a troqué le crochet pour l'accroche ronflante et la sémantique absconse. L'essentiel est de noyer le poisson pour obtenir de belles subventions en criant « la bourse les amis » !
Car l’obséquiosité est de mise chez les nouveaux frères de la côte qui avec flagornerie et courbettes obtiennent ce qui jadis s'enlevait par la force. Il faut pour ça de solides arguments, des formules idoines et des termes si possible anglophones. N'allez pas par exemple qualifier votre embarcation de bateau ou bien de naute, le « boat » fera son effet chez celui qui va mettre en fond de cale l'argent du contribuable.
Le patrimoine vous constitue un bel habit de cour puisqu'il crée des relations de suzerain à obligé, de grand surintendant des finances à quémandeur habile, fourbe et retors. L'essentiel est de bercer le premier de belles paroles, de l'endormir avec des concepts oiseux et de lui mettre en main un projet au titre ronflant qui saura satisfaire les petits vassaux du grand comté.
Que le peuple n'y comprenne rien n'a d'ailleurs aucune importance une fois le projet bien ficelé, il parviendra malgré tout à rentrer dans les différents programmes des festivités, quitte à semer l'interrogation et la surprise chez les gueux atterrés de ne pas se sentir concernés par ce qu'on a leur vendu comme une grande création artistique.
Il est vrai que le décorum est à la hauteur du vide sidéral de l'argument. C'est la chose qu'il convient de soigner pour partir avec une bourse pleine qui se remplira au détriment des saltimbanques de second ordre, incapables de proposer production aussi creuse. Un peu d'agitation à visée chorégraphique, un environnement sonore issu des nouvelles technologies, l'absence fort commode de paroles, le clair-obscur d'une animation qui revendique elle-même sa dimension symbolique et le tour est joué.
Une fois grugé, tout l’aréopage évoluant dans les allées des différentes strates des pouvoirs va s'enthousiasmer pour ce qui a leur coûté fort cher et nécessite de plus une grande infrastructure très onéreuse tout en repoussant d'un geste plein de mépris ceux qui entendent malgré tout faire entendre une voix plus audible pour le bon peuple. On les priera même de se taire quand dans le même temps ils sont férocement écartés des programmations qui doivent toutes faire la part belle à cette sublime poudre aux yeux des nouveaux canons de l'esthétique savante.
Le bruit assourdissant de cette formidable arnaque est inversement proportionnel à la pertinence d'un spectacle qui laisse pantois, dubitatif, expectatif tous ceux qui restent les pieds sur terre. Fort heureusement, il y a toujours moyen de mettre les bons gros moyens de l'artillerie lourde, fanfare festive et autres clowneries de bon aloi pour faire avaler la pilule et la note.
Les pirates partiront plus tard avec la scène flottante qui en définitive constituera la seule prise de guerre que leur laisseront des argentiers fort généreux quand il s'agit de l'argent des imbéciles qui ne sont pas enthousiasmés. À bien y réfléchir, il y a largement de quoi en avoir gros sur le cœur.
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