La célébration décennale.
Les amis se perdent de vue, la vie reprend ses droits, les rencontres sont plus rares, les retrouvailles si épisodiques qu'un jour, on en vient à espérer une occasion pour combler ce lourd et douloureux phénomène. Nos carnets de rendez-vous se comblent alors de célébrations décennales ou bien de cousinades, de fête des anciens ou de rassemblements associatifs.
Il y a une multitudes de cérémonies pour faire ce retour en arrière qui semble vouloir effacer le temps qui passe, rattraper les années perdues, arrêter l'horloge qui ne cesse de nous pousser vers l'issue fatale. C'est devenu un phénomène de société, une marque d'un corps social qui ne cesse de fuir en avant tout en ne cessant de regarder en arrière.
C'est encore l'opportunité de retrouver des êtres qui vous furent chers, qui marquèrent un épisode de votre existence, qui sont restés dans vos souvenirs. Vous voulez les confronter à votre présent, les mettre en relation avec ceux qui, autour de vous, ont pris une place que les hasards de la destinée avaient laissée vacante.
Vous invitez à l'occasion d'un changement de dizaine, les amis d'hier, les copains d'avant-hier, la famille de toujours et les relations nouvelles. Vous vous mettez au cœur de la fête, vous êtes le pivot de ce rassemblement hétéroclite, de cette macédoine de vielles grumes et de jeunes pousses. Vous espérez alors que l'alchimie prenne, que d'un réseau de liens convergeant vers votre seule personne, naisse une toile complexe et magique qui laissera passer un courant de sympathies multiples.
Quel risque, quel pari insensé ! Le temps a fait son œuvre, les chemins de vie furent différents, les conceptions du monde, les idées politiques, les différences de fortune, les coups du sort, les drames ou les bonheurs de chacun ont bouleversé la géographie des amitiés anciennes. Dans ce paysage chamboulé, il faut encore glisser la famille, les frères, les sœurs et leurs enfants.
Comment la mayonnaise peut-elle prendre ? Qui fera le lien ? Comment le miracle aura-t-il lieu ? De tout cela, je suis de ceux qui se refusent à prendre le risque de l'impossible. D'autres ont une telle appétence de la fête que le risque n'est rien par rapport au plaisir escompté. Chacun joue ici avec ses peurs ou ses enthousiasmes pour répondre à ce défi.
Je viens de vivre un tel rassemblement improbable. Il fut, comme souvent d'ailleurs, miraculeux. Les contraires s'effacèrent, les différences s'oublièrent, les montagnes finirent par se rencontrer. D'autres amitiés se firent, de nouvelles connexions s'établirent. Tout cela pourtant inscrit dans un temps si bref qu'il est presque certain que rien ne se prolongera, que ceux que l'on vit ainsi pour la première fois resteront à jamais un beau souvenir sans lendemain.
C'est ce qui m'a toujours pousser à refuser d'être au centre de ce fragile équilibre temporel. J'admire ceux qui se lancent dans cet exercice périlleux qui les place, ce jour-là, au centre de toutes les évocations, au cœur de la conversation initiale. Quel risque ! Quelle impudeur merveilleuse ! On expose les photographies d'alors, on évoque les souvenirs, on rappelle les tours pendables, les heures de gloire et les déboires.
Tout repose sur ce personnage qui est ainsi célébré. Il se joue alors une ronde d'émotions et de fous rires, de récits et de d'anecdotes. Le point de convergence est au milieu de tout, il lui faut accepter ces regards, tenir le cap, faire bonne figure, maîtriser émotions et peines. Pourtant, immanquablement, surgit alors l'ombre des absents, le souvenir des partis. Il faut encore faire bonne figure, avancer toujours pour que cela reste une fête.
J'admire ceux qui se lancent dans ce numéro d'équilibriste entre mémoire et présent. Jamais, je ne serai celui qu'on fêtera ainsi. C'est au-dessus de mes forces. Je préfère la position de celui qui regarde et qui raconte. Une lâcheté de plus de ma part … ?
Festivement leur.