Hommage posthume

Agrandissement : Illustration 1

Il advint que Jean-Louis un jeune garçon, enfant d'humbles artisans : son père maître tailleur et sa mère couturière, entra dès son plus jeune âge dans la carrière de l'écriture. Non pas par la grande porte, celle réservée à ceux qui ont des lettres et souvent un capital, mais par la toute petite. Pour qui quitta vite l'école, l'étude notariale lui ouvrait ses bras sans qu'il eut pour tout bagage que ses jambes et son courage pour servir de coursier.
Aller de rue en rue, d'adresse en adresse, portant des actes notariés, des convocations ou parfois des billets doux sans qu'il n'en susse jamais rien, il était bien décidé à faire son chemin, à tailler sa route en faisant de même avec sa plume. Jouer au commissionnaire ne pouvait durer qu'un temps, il lui fallut mettre du plomb dans la tête de son employeur.
Petit Jean s'appliquait quand l'occasion lui était donnée de mettre le pied à l'encrier, ou plus exactement de démonter que c'était un excellent copiste, à l'écriture plaisante et fort lisible, qualités indispensables lorsqu'on passe à l'acte. Il cessa de courir les rues tout en conservant toute sa vie durant le sobriquet de Saute-Ruisseau qui lui fut octroyé en référence à ses penchants littéraires. Quoique faisant métier d'écritures, dans les études, nombreux sont ceux qui ont un penchant affirmé pour les chiffres.
Petit-Jean au sortir de son étude poursuivait des études qu'il avait abandonnées bien trop tôt. Double labeur et nuits écourtées pour celui qui voulait gravir les échelons, prendre du galon et des responsabilités. Le saute-ruisseau voulait franchir les obstacles, passer par dessus ce qui faisait barrage pour devenir clerc avant que d'accéder au titre suprême.
Ce fut un long chemin, semé d'embûches et de moqueries pour qui ne venait pas du sérail. Il avait l'obstination qui sied à ceux qui ne sont pas nés avec une cuillère d'argent dans la bouche. Il prit le temps qu'il fallut pour décrocher la timbale ou plus exactement ce panonceau de métal cuivré qui vit le jour lors de la guerre de cent ans. Des cours par correspondance lui permirent d'atteindre son Graal et ironie de l'histoire, de donner plus tard des cours au centre de formation professionnel des notaires à Paris.
Hasard ou coïncidence, ce signe tant convoité obtenu, c'est vers l'histoire qu'il se tourna tout en réalisant admirablement sa charge durement acquise. Il prit la plume pour évoquer la guerre de mille huit-cent soixante-dix, cette grande oubliée de l'Histoire, pourtant si annonciatrice de la boucherie suivante dont naturellement il tira là aussi des romans.
Il se souvint qu'on l'affublait de ce plaisant sobriquet, dont au fond de son cœur, il n'était pas peu fier même si parfois, chez des confrères finalement pas si respectables que ça, il devinait le mépris et la condescendance. Alors pour les prendre aux mots, il se tourna aussi vers la Loire et son histoire. Il fit le récit de l'aventure des quais d'Orléans et de la bataille de Loire que mena Gambetta à la manière d'un gars qui aimait plonger dans les archives.
Le notaire cachait aussi un romancier qui cette fois prit pseudonyme pour rédiger des ouvrages plus légers, policiers ou de pure fiction. Le saute-ruisseau ne dédaigne pas les romans fleuves tout en faisant les yeux doux aux muses. De coquecigrues en pétales poétiques, par mégarde sans doute, à l'insu de son immense modestie, il obtient des prix littéraires et l'estime de tous ses collègues de l'écriture.
Ironie de l'histoire, il se qualifia lui aussi de libre Bonimenteur, un clin d'œil qu'il fit à celui qui disposait d'une lettre de plus dans son patronyme ou bien n'est-ce que l'étrange mystère des coïncidences. Pour rendre hommage à la toute dernière minute à notre saute-ruisseau qui s'offre malheureusement sa dernière traversée, je lui dédie ce modeste billet à celui dont j'use désormais sous Tontine de ce curieux titre que nous avions jouissance en commun.
Je dois ce billet à Laurence qui fut de longues années durant sa précieuse associée.
Photographies de Christian Beaudin

Agrandissement : Illustration 2
