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Billet de blog 16 juillet 2023

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Des Géants aux pieds d'argile.

Petit Pierre roule sa bosse.

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Il n'y a pas de fumée sans eux ...

Illustration 1

Tout le monde l'appelait Petit Pierre tant par affection pour ce gentil gamin serviable et d'humeur toujours joyeuse, que pour sa taille qui se singularisait des autres enfants de son âge. Il n'était pas bien grand certes mais comme aimait à la dire sa mère, l'essentiel n'était-il pas que ses pieds touchent par terre…

Il en avait soupé de cette réflexion que lui-même jugeait au ras des pâquerettes. Il entendait se faire autre chose qu'un prénom flanqué d'un adjectif. Sa taille pour modeste qu'elle fut ne devait en rien l'empêcher d'accomplir de grandes et belles choses. Il avait appris à serrer les dents, à faire bonne figure devant les moqueries et de temps à autre, à jouer des poings pour les mettre non pas sur les « i », la chose lui était trop compliquée mais dans le ventre des lourdauds qui abusaient un peu trop de la remarque acerbe.

Petit Pierre allait leur montrer à tous que la taille n'est pas un handicap et qu'au contraire, il en tirerait partie pour s'élever au-dessus des mortels et des représentations standardisées. Des promesses qui souvent n'engagent que celui qui se persuade ainsi de sortir la tête haute du traquenard dans lequel l'avait placé la loterie de la génétique.

Illustration 2

Dans son malheur ou pour le moins par la faute d'une constitution qui lui valait une différence notable, il eut la chance de naître dans la bonne période au début de ce dix-neuvième siècle qui promettait tant d'évolutions. Lui le gamin des bords de Loire, l'enfant d'une rivière où les hommes étaient de préférence fort en gueule, grands et costauds, il allait s'imposer malgré sa toute petite stature.

Sa mère lui avait mis les pieds à l'étrier avec sa formule absurde qu'elle répétait sans cesse pour conjurer ce qu'elle pensait être une calamité en dépit de ce qu'elle pouvait lui dire. Ses pieds ne toucheraient pas par terre ou du moins ce n'est pas sur le plancher des vaches qu'il entreprendrait son ascension sociale. Pierre était de ces êtres obstinés qui dans la difficulté prenait appui pour s'élever au-dessus du commun.

Illustration 3

C'est donc tout naturellement vers la Loire qu'il porta ses regards. Lui le petit homme, celui qui n'est pas plus haut qu'une roue de charrette (1m 46) n'entendait pas se faire écraser sur les quais d'un port. Il lui fallait la sécurité de la rivière pour aller sans crainte sur un pont débarrassé du fatras des marchandises, tonneaux et autres ballots qui risquaient de le dissimuler.

Quand Pierre entendit parler des premiers bateaux à vapeur long de 40 mètres et capables de naviguer avec seulement 20 cm d'eau, il vit en eux des géants aux pieds d'argile. Il serait capitaine sur l'un de ses fiers bateaux, c'était là son destin. Pour lui la roue avait tourné, il était à l'aube d'une grande aventure qu'il saisirait à bras le corps.

Il suffit parfois d'une conviction chevillée au corps pour inverser le cours du destin. Pour lui ce fut d'autant plus symbolique que c'est la Loire qui servirait de support à cette ascension sociale. Il n'écouta pas les réserves, les critiques, les quolibets qui accompagnèrent sa décision. Du côté des mariniers, il était évident que les vapeurs, ces intrus étaient particulièrement mal vus. Pour les usagers, au-delà des progrès qu'ils proposaient dans la fiabilité du voyage, la peur dominait encore après quelques accidents regrettables.

Pierre n'en avait cure. Il se forma, s'imposa malgré sa taille et fit de son abstinence une arme de persuasion dans une corporation où on levait farouchement le coude. Il fut si convainquant et si sobre qu'il devint un des premiers capitaines d'une ligne régulière de Nantes à Orléans. La tenue d'apparat lui conférait cette autorité que sa taille modeste semblait vouloir lui contester. Sa prestance et son aura personnelle firent le reste. Pour l'équipage, point de problème, il en imposait sans jamais monter sur ses grands chevaux.

Illustration 4

Le candidat, fort de sa sobriété légendaire, avait passé tous les obstacles avec succès bien qu'ils furent fort nombreux comme en atteste la réglementation en vigueur. Par chance pour lui, le préfet n'était pas bien grand et vit d'un bon œil sa candidature. Suite à l’ordonnance du 23 mai 1843, le préfet du Loiret promulgue un arrêté de 43 articles qui prend en compte tous les aspects de la navigation. Leurs règles concernent les caractéristiques, l’équipement, la marche, les escales des bateaux mais aussi les passagers et le personnel. Le capitaine, appelé aussi maître ou timonier, a autorité sur un mécanicien, des chauffeurs, des matelots ou des mariniers. Capitaines et mécaniciens doivent obtenir des certificats de capacité délivrés par le ministère des Travaux publics, être sobres, de « bonnes vie et mœurs ».

L’État crée des commissions de surveillance de la navigation à vapeur, en vertu de l’ordonnance royale du 2 avril 1823 qui jette les bases de la police de la navigation à vapeur en France. Les commissions, établies par les préfets dans les départements concernés par la navigation à vapeur, délivrent les certificats de capacité au personnel et les permis de navigation sans lesquels les bateaux ne peuvent circuler. Ces permis, valables un an, sont demandés au préfet du département où se situe le point de départ de la ligne desservie par le bateau. Après avoir été autorisé à naviguer, un bateau à vapeur est régulièrement contrôlé, au moins tous les trois mois ou après transformation du bateau ou de son moteur. Une visite peut être décidée à tout moment par le préfet.

Illustration 5

Pierre eut cette incroyable opportunité de faire sa carrière durant le bref laps de temps que dura l'épopée des bateaux à vapeur. Il sentait au fond de lui que c'était là des géants aux pieds d'argile qui devraient baisser pavillon devant le train et cette autre machine à vapeur lancée sur des rails. Il ne se voyait pas se reconvertir dans le chemin de fer, là où à nouveau la taille ferait la différence. Il avait profité d'une opportunité que l'histoire réserve parfois dans sa course folle vers une société qui exige toujours plus des siens.

Quand il posa son baluchon après une carrière riche en anecdotes, en rencontres, en incidents et en moments heureux, il savait que l'aventure était terminée. Il put se retirer la tête haute dans son village natal tandis que plus personne ne l'appelait Petit Pierre. Pour tous, il était devenu le Grand Timonier : un diminutif chargé de considération et de respect d'autant que chacun boutait son chapeau devant ce petit homme qui avait conservé son uniforme du vapeur. Pour tous il était un exemple de réussite mais plus encore pour les gamins marqués par une différence physique.

C'est vers eux que le portaient ses pas, n'ayant de cesse de leur recommander de penser autrement, de ne pas accepter de baisser les bras, de conserver ambition et volonté malgré les quolibets de leurs camarades bien mieux servis par la nature. C'est ainsi que jusqu'à la fin de son existence, Pierre s'évertua à ce que tous les fracassés de l'existence se persuadent que s'élever au-dessus des contraintes et des inégalités n'est qu'une affaire de volonté et de persévérance.

À contre-courant.

Illustration 6

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