Une autre idée de la culture

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Le tout Orléans, du moins ceux qui comptent et semblent ne pas regarder à la dépense, se pressent dans une nouvelle chocolaterie, installée sur la place du Martroi. Qu'un cuisinier étoilé se lance dans l'aventure a suffi pour déplacer le jour de l'inauguration le ban et l’arrière-ban du petit microcosme politique de la région. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que l'inauguration de ce kiosque gourmand se fit en grande pompe quand on sait que la boutique prit la place d'un chausseur.
On ne peut critiquer ce comportement. Si les enfants se font prendre avec les doigts dans le pot de confiture, les plus grands ne rechignent jamais à se délecter de mignardises, pâtisseries délicates, petits fours gourmets et autres gourmandises pour lesquels le salé dispute la vedette au sucré. Ce petit monde, habitué des réceptions officielles ou des invitations pour VIP a eu ici l'occasion de démontrer leur expertise en ce domaine.
Pendant ce temps, dans un lieu historique de l'histoire du Chocolat en Orléans, c'est la soupe à la grimace, le temps des vaches maigres et des restrictions budgétaires. C'est ballot mais c'est ainsi, la Culture subit de plein fouet la cure d'austérité pour les associations et les structures qui s'adressent à l'esprit. Parmi les victimes collatérales d'un régime qui n'est manifestement pas général, un lieu emblématique de la cité qui fut autrefois une vinaigrerie avant de devenir la première grande chocolaterie.
Ironie de l'histoire, Christophe Hay, le chef aux deux étoiles nous vient de Blois, la ville qui donna naissance à la grande épopée d'Auguste Poulain, archétype de l'homme qui s’est fait tout seul pour atteindre le firmament de la renommée à partir de 1847 avec son fameux chocolat Poulain. Si ce grand cuisinier n'est pour rien dans ce qui va suivre, tous les décideurs qui se sont pressés devant ses étals ne peuvent tirer un trait sur la véritable histoire.
Le chocolat arrive à la cour de France en 1615. Le cacao est l'un de ces trésors qui proviennent du nouveau monde en chamboulant bien des existences. Pour la culture et la récolte du cacao et l'extraction des fèves, une immigration contrainte provoque l'un des plus grands drames humains connu à ce jour. Mais ceci ne doit sans doute pas entrer en ligne de compte dans notre histoire.
La canne à sucre, le coton, le café et le tabac sont embarqués en Amérique pour venir sur les ports européens. Parmi ceux-ci, le port de Nantes sert de relais pour transporter dans le pays ces produits qui font tourner bien des têtes et aiguillonnent de grands appétits.

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On estime que quatre-vingts pour cent des marchandises débarquées à Nantes vont transiter ou être exploitées à Orléans, qui sera le poumon économique du royaume au XVIIIe siècle. En 1760, les deux frères ont le nez creux. Ils délaissent le vinaigre non sans avoir découvert un procédé qui va faire la prospérité d'une cité qui depuis se montre bien oublieuse de son passé en ce domaine si particulier.
Avant eux, le sucre est blanchi pour satisfaire aux exigences d'une clientèle huppée qui semble ne pas apprécier la couleur brune, avec du sang de bœuf. Ils découvrent un traitement avec du vinaigre, un produit qui ne manque pas en Orléans.
Fort de cette réussite, ils franchissent le pas pour se pencher tout particulièrement sur ces fèves miraculeuses promises à un bel avenir. De leur manufacture sise au 108 de la rue Bourgogne, des tablettes de chocolat font leur bonne fortune. Nature ou à la vanille (autre merveille venue d'outre-Atlantique), au lichen ou au lait d'amande, leur chocolat fait les délices des clients.
Si un siècle plus tard, c'est la publicité qui fera le succès du chocolat Poulain, les Saintoin attirent le chaland avec des petites cartes, des images illustrées qui accompagnent les tablettes. On nomme chromolithographie cette pratique dans une ville qui à cette époque produisait des images plus célèbres alors que celles d'Épinal. Hélas, la mémoire se dilue dans une ville d'art et d'histoire.
L'entreprise des Saintoin connaîtra ses heures de gloire. La famille ouvrira la fameuse chocolaterie Royale connue par beaucoup avant que de nombreux concurrents au fil du temps s'installent dans cette ville où le chocolat est l'un des produits les plus courus lors des fêtes. Il n’est pas rare de voir des queues se former devant différents magasins spécialisés.

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Si le commerce se porte bien, il n 'en va pas de même pour la maison mère qui fut la manufacture de la famille. Le 108 semble être chocolat dans les dernières dotations financières de la ville d'Orléans et l'affaire risque de tourner au vinaigre avec un budget en constante régression et des tracasseries qui ne signifient rien de bon pour l'avenir de ce haut lieu d'une culture de création et de contestation des formes établies.
Si comparaison n'est pas raison, j'ai néanmoins cru bon de convoquer l'histoire et le présent pour rappeler à ceux qui ont la mémoire courte que l'histoire de cette cité ne fut pas exempte de pages qui ne sont pas toujours glorieuses. La ville fut une des principales bénéficiaires du commerce triangulaire ; c'est un fait mais en aucun cas une tare à la condition de ne pas tout faire pour effacer cette évidence.
Agir à rebours pour nier le passé ou du moins en extraire les inévitables scories inhérentes à un passé qui ne portait pas les mêmes valeurs qu'aujourd'hui, n'est pas la plus sûre manière de construire une culture locale qui impose alors de fabriquer des représentations fallacieuses, constituées de coupables amnésies.
Il se peut que nos élus, soucieux de donner une belle image de leur cité tente d'effacer l'histoire de la manufacture Saintoin qui fut aussi une distillerie, la première en France à préparer le curaçao, cette liqueur d'orange. Pour l'heure, les associations du 108 trouvent la potion amère et boivent le calice jusqu'à la lie tandis que d'autres se lèchent les babines, place du Martroi.
