Le « carroir » des trois « terreors ».
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Depuis toujours, ce lieu magique intriguait et inquiétait les humains tout en leur procurant un étonnant sentiment de reconnaissance à vivre à proximité du « carroir » des trois « terreors » (le carrefour des trois territoires). Il y avait là la naissance de trois régions naturelles aussi dissemblables que possible, riches de leurs particularités et de ceux qui trimaient sur ces terres tout autant que chargées de bien des tourments et porteuses de tant de fiertés.
Au centre de ce carroir, il y avait là un arbre mort, majestueux dans son dépouillement, inquiétant dans sa capacité à demeurer en place malgré les années et les tempêtes, tourmenté et noueux avec ses branches sinueuses, son tronc crevassé et creux en certains endroits. Il avait fait place vide autour de lui si bien qu'il trônait en majesté au cœur de ce carrefour.
Il était devenu un point de ralliement, un but de promenade les rares fois où les labeurs des champs offraient cette possibilité mais encore un curieux point d'observation. Les gens du pays s'étaient même persuadés qu'il y avait une corrélation entre les locataires de l'arbre et le déroulement de l'année à venir.
Au fil des générations, les prévisions s'étaient largement affinées, s'appuyant sur des constations qui avaient fini par devenir des règles, des croyances dans une région où la sorcellerie n'est jamais loin, d'autant que les chouettes étaient celles qui menaient un bal qui prenait parfois des allures de sabbat. N'oubliez jamais que lorsqu'un voisin irascible désirait vous jeter le mauvais œil, il n'hésitait nullement à clouer une pauvre chouette sur la porte de votre grange. C'est dire que par ici, le diable avait conservé des émules…
Avant d'aller plus loin dans ces mystérieuses prédictions, nées d'une longue expérience, il convient de dresser le tableau. Notre arbre au fil du temps était fossilisé. Rien désormais ne pouvait l'atteindre pas même la foudre si on en croit les remarques des nombreuses générations de guetteurs qui n'avaient eu de cesse de le scruter attentivement.
À son levant s'ouvrait le vaste territoire du Berry qui fut un temps une province riche et prospère avant de connaître bien des vicissitudes. Au sud et sud-ouest, naissait ce pays marqué en ce temps-là par tant de souffrances et de maladies, la Sologne tandis qu'au Nord et mettant ensuite le cap à l'ouest, le val opulent de la Loire proposait un tout autre paysage.
À quelques kilomètres de là, le château de Sully-sur-Loire se faisait le gardien de ces trois territoires avec trois portes dans l'enceinte de ses murailles qui se nommaient Porte Berry – Porte de Sologne – Porte des Sables. Aujourd'hui, il reste deux noms de rue qui témoignent de ce passé tandis que la belle forteresse a cessé d'avoir les pieds dans la Loire pour se contenter de ses douves.
Revenons à notre arbre qui se fit régulièrement l'hôte d'un couple de chouettes. C'est ainsi que naquit sa légende et sa capacité à prédire l'avenir. Le bruit courrait de bouche à oreille que les enfants des locataires de l'arbre creux influençaient le destin du pays. C'est ainsi qu'il y avait toujours un guetteur à proximité pour observer ce qui s'y passait.
L'inquiétude naissait toujours quand un nouveau couple de chouettes élisait l'endroit pour y donner naissance à une portée de petits pullus. On peut en compter jusqu'à dix même si l’espérance de survie n'est pas forte. Les bébés chouettes étaient bien moins nombreux au moment de leur premier envol, qui là aussi était attentivement scruté.
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La nature des occupants devint rapidement le premier sujet de préoccupation sans que jamais les humains ne s'aventurent à chasser du creux de l'arbre l'espèce qui ne leur convenait guère. Deux espèces étaient frappés du sceau du malheur : l'effraie et la hulotte tandis que la Chevêche donnait le sourire à tous. Il conviendrait de chercher dans les différentes mythologies, les raisons de ces superstitions.
Certaines années, l'arbre accueillait un hibou ou bien une autre espèce. L'observation cessait immédiatement et chacun s'en retournait certain que l'année à venir ne serait marqué d'aucun fait notable qui viendrait se graver dans les mémoires, que ce fut en bien ou en mal. L'existence se passait alors avec un soulagement qui n'excluait pourtant pas les petits et grands soucis individuels.
Mais d'autres fois, c'était l'effervescence quand une des trois espèces de chouettes attendait des petits. L'attente était d'autant plus fébrile lorsque Effraie ou Hulotte avait pondu. Lorsque Hibou avait fait de même, l'angoisse avait fait place à l'impatience de connaître la suite, sans le poids de la crainte cette fois, mais avec le désir que les dieux sourient à son territoire.
La direction prise lors de l'envol du premier bébé devenait l'objet de toutes les craintes ou des plus grands espoirs. Vous avez compris que l'oisillon était censé jeter le malheur sur l'un des trois territoires ou bien lui promettre des jours meilleurs. Il est aisé dans les archives de retrouver les années sombres qu'ont traversé nos régions. Les épidémies, les guerres de religions, la révolte des sabotiers, le mal jaune, les crues terrifiantes, les incursions des vikings, les différentes guerres de l'histoire. La liste est longue et semble-t-il, chaque fois un oisillon avait annoncé la menace.
Il y eut dans cette longue série de calamités, des malheurs communs pour nos trois territoires comme les guerres les plus récentes qui endeuillèrent nos campagnes. Il se murmure que ces années-là, trois oisillons prenaient leur envol simultanément pour n'épargner personne dans les souffrances à venir.
Quant aux belles promesses de la Chevêche, c'est étrange, elles n'ont pas souvent été retenues par l'Histoire comme si l'on devait en conclure que celle-ci n'aime rien tant que les périls et les catastrophes. Il y eut pourtant des périodes dorées où trois petites chevêches s'envolaient dans les trois directions. La vie alors était plus douce sans que quiconque ne vienne remplir la chronique des jours heureux.
De ces années bénéfiques la postérité a laissé peu de trace. On peut néanmoins affirmer qu'une petite chevêche se dirigea vers le village de Sully en 1110 pour la naissance de Maurice de Sully, qu'en 1602 il en fut de même quand Maximilien de Béthune devint Baron de Sully. Des années noires, on est certain qu'une Effraie fila vers le Berry en 1573 pour le siège de Sancerre et qu'auparavant une chevêche vola vers Bourges pour la naissance de Jacques Cœur en 1395.
Nous savons encore que deux années de suite, des effraies partirent vers la Sologne pour les terribles famines de 1693 et 1694. Puis en 1852, c'est une chevêche qui alla vers cette terre de désolation pour honorer Napoléon 3 son sauveur qui assainit les marais et fit reculer la terrible mortalité infantile, quoique Victor Hugo en dise tant de mal.
Une croix remplaça l'arbre qui finit par disparaître, la Croix des Frappiers marque les quatre chemins ; ceux-là même qui conduisent eux aussi vers Berry, Sologne et Val. Elle fut restaurée pour honorer tous ceux qui périrent lors de la Grande Guerre, période durant laquelle chouettes, effraies et hulottes n'eurent de cesse de porter les mauvaises nouvelles par tous les territoires de ce pays de France.
Depuis nul oiseau ne vient nicher en ce carroir porteur de cette curieuse légende. Je vous invite pourtant à vous y rendre, une chouette Athéna sur l'épaule, celle que l'on nomme ici Chevêche. Accompagné par cette déesse de la sagesse, il ne fait aucun doute que ce récit vous reviendra en mémoire.