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Raymond Depardon est un documentariste d'exception dès qu'il s'agit de saisir des instants où la langue et l'authenticité sont sur un fil tendu. Sa caméra se fait oublier ; il laisse ses personnages donner libre cours à leurs sentiments, leurs pensées, leurs douleurs. Son dernier film est, à ce titre, un grand moment d'introspection sociale qui dévoile à la fois les angoisses, les inquiétudes, les travers de notre époque tout en soulignant l'état de notre capacité collective à manier le langage.
Si le réalisateur estime que son périple en caravane à travers le pays, ses étapes dans quinze villes de province réparties harmonieusement sur tout le territoire, est de nature à nous rassurer sur notre capacité à nous parler, j'ai, pour ma part, un regard plus inquiet sur l'état de délabrement de ce vecteur essentiel à la pensée que constitue notre langue.
La beauté des échanges vaut davantage par leur sincérité, par la rudesse des situations évoquées, par la mise à nu des sentiments que par la qualité du discours. Le réalisateur a su, grâce à son dispositif que vous aurez le plaisir de découvrir, libérer la parole, offrir un espace d'authenticité. En cela, il a parfaitement réussi son dessein et vous passerez, tour à tour, de l'indignation au rire, de l'agacement à l'émotion, de l'exaspération à l'empathie.
Mais diantre, comme notre langue est torturée, martyrisée par des gens qui ne disposent plus de mots pour s'exprimer ! Le discours est limité, le lexique d'une pauvreté sidérante, parfois les fautes innombrables, les mots parasites si nombreux qu'ils servent de ponctuation. Peut-on penser véritablement dans un tel désert ? Il y a des moments d'une grande platitude qui attestent qu'en dépit des intentions, les mots ne suivent pas.
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Cette photographie de notre population est, à ce titre, d'une grande cruauté. Le désastre est patent, l'école n'a pas rempli sa mission : l'acculturation gagne du terrain. Je suis resté parfois atterré par la langue employée, par l'incapacité à mettre en mots des drames ou des situations douloureuses. C'est, paradoxalement, deux femmes issues de l'immigration qui manient le mieux le français tandis que les jeunes gens, issus certainement de quartiers délaissés, parlent un idiome d'une rare indigence.
Le talent du documentaliste est indéniable. Il a su capter, en quelques minutes, la substantifique moelle d'un discours qui se passe le plus souvent de mots complexes, de phrases structurées, de grammaire et de continuité. C'est une langue hachée, fracturée, limitée qui se présente à nous. Elle parvient, malgré tout, à décrire la détresse d'un monde à qui on ne donne jamais la parole dans nos médias.
On entend des femmes en proie à des difficultés sans nombre pour élever seules des enfants, chercher vainement à joindre les deux bouts, obtenir la pension alimentaire et refaire leur vie. On y découvre des hommes pour qui la femme n'est qu'objet et souillure, mépris et insignifiance. Ils sont parfois monstrueux et disent des horreurs sans même en avoir conscience. C'est à frémir et la langue n'est alors qu'un vomi informe d'une rare grossièreté.
Et malgré tout ça, il y a des moments de grâce, des interlocuteurs qui écoutent si bien qu'ils poussent celui ou celle qui se confie à aller plus loin encore dans la confession. Dans ce documentaire, la lumière est là : dans cette capacité d'écoute, en dépit des mots en bataille, des idées en naufrage. L'autre existe encore et on lui donne toute son attention.
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Je vous invite à vous rendre à cette nécessaire plongée dans notre univers collectif. Vous comprendrez mieux le désarroi, la haine, la violence, la tendresse, les difficultés de vos semblables ; non pas ceux qui peuplent les plateaux de télévision ni même les allées du pouvoir, mais les vrais gens, les exclus du partage. Vous en sortirez différent et si, comme moi, vous êtes sensible à notre langue, vos écouterez ce qu'elle devient à travers notre pays.
Quelques mots suffisent en début de séquence pour comprendre l'essentiel, pour deviner ce qui ne sera ensuite que redondance. Vous saurez à qui vous avez affaire, combien l'expression est malmenée. C'est un véritable document linguistique qu'il vous sera permis de découvrir tout en étant, dans le même temps, un brûlot sociologique ! Le spectateur ne peut sortir indemne de cette plongée dans les abysses.
Ce documentaire sort en salle à partir de mercredi. S'y rendre est un acte politique, une plongée dans la réalité. Je vous invite, une fois encore, à faire cette démarche. Raymond Depardon a ce talent rare de saisir le réel, sans fard, sans masque, sans concession ni manipulation. C'est en cela que son documentaire est nécessaire !
Linguistiquement sien.