Mémoire immédiate et sociologie de pacotille.

Nid de poule et trou de mémoire

Marcheur urbain devant l'éternel, lorsque je n'ai pas à pester contre les usagers délictueux de nos trottoirs ni contre les cyclises qui, contrairement aux automobilistes - pour un très grand nombre - ont fait des pas de géants en ce domaine, ne s'arrêtent pas aux passages piétons pour les laisser traverser alors qu'ils réclament cette priorité quand ils les empruntent perchés sur leur engin, j'ai pris l'habitude de m'exercer à une petite pratique cérébrale de nature à me faire travailler la mémoire immédiate, celle qui prend la première, la poudre d'escampette.

Quand on observe la longueur de cet incipit laborieux – phrase initiale de ce billet – chacun peut mesurer qu'à défaut de mémoire, il me reste encore une grande capacité à faire circuler mots et ponctuation dans une phrase qui se parsème de croisements pas tous prioritaires et de bifurcations qui parfois me conduisent dans une impasse, qu'elle soit sémantique ou sociale. Mais cessons ces digressions pour reprendre le cours de mon propos.

Marchant sur le trottoir en ville, j'ai l'occasion de longer des voitures quand celles-ci disposent encore du droit de stationner, que ce soit en payant leur écot ou bien plus rarement sur des emplacements libres et autorisés. Il faut avouer qu'il est des secteurs où la circonstance n'est guère favorable, mais ceci est une autre histoire. Depuis longtemps, j'ai remarqué la diversité de ces automobiles, l'accroissement singulier de leur volume tout autant que la multiplication des marques, c'est de cette dernière constatation que j'ai pris l'habitude d'exercer ce qui me reste de capacité mémorielle.

Vous ne semblez pas comprendre où je veux en venir avec des véhicules en stationnement et un individu qui chose extraordinaire de nos jours, se déplace sur un trottoir par la seule force motrice de ses membres inférieurs. J'avoue que ce que je vais vous exposer si vous avez la patience de suivre mes pas et mon propos, ne mène nulle part en dépit de l'exercice de mon précieux pouvoir de locomotion !

Il s'agit d'établir une série dont chaque élément sera comptabilisé mentalement ou pour moi sur mes doigts, qui sera au fil des pas, réitérée in petto dans l'ordre d'apparition des marques automobiles différentes et consécutives. La liste s'interrompt dès qu'une marque déjà évoquée apparaît sur le trottoir. Il n'est plus alors qu'à recommencer un décompte tout en essayant de parvenir au plus grand total possible. Ai-je été assez clair ou dois-je remettre les compteurs à zéro pour reprendre l'explication ?

Ainsi, si vous m'avez suivi, si je croise successivement une Renault, une Ford, une Opel, une BMW, une Fiat, une Lexus, une Tesla, une Kia puis une Audi avant de retomber sur une Opel, le compte sera bloqué à 8 et je me lancerai dans un nouveau décompte si je poursuis mon chemin. Il faut donc se réciter la série au fur et à mesure pour travailler la mémoire et qui plus est, établir une société du secteur dans lequel vous constituer cette collection.

C'est ainsi que rapidement je ne suis rendu compte qu'il existe une sociologie routière des quartiers traversés. Le décompte s'arrête rapidement dans les quartiers très populaires et plus vous progressez dans les beaux quartiers plus votre série peut atteindre des scores élevés, voire spectaculaires. Il m'est arrivé de dépasser la douzaine, ce qui nous éclaire sur la mondialisation galopante dans ce domaine, la diversité de l'offre et la capacité des gens à se distinguer de leur voisin aussi par leur véhicule.

Il est loin le temps où lorsque je faisais le tour de mon pays d'en-France, une automobile sur deux était une Simca (les forges Simca employaient une très grande partie des travailleurs locaux) tandis que les autres se partageaient essentiellement entre les autres marques françaises. Autre temps, autre prospérité d'une industrie nationale qui depuis a dangereusement périclité.

Non seulement ce petit exercice vous fera passer le temps mais qui plus est il vous éclairera sur la sociologie de l'endroit où vous le pratiquez pour exercer votre mémoire.