Denise, une vie consacrée au vin.
Ses parents l'avaient appelée Denise. Quelle drôle d'idée pour des vignerons. Ils auraient pu la prénommer Tonnelle ou bien Blanquette, Chartreuse ou bien encore Blanche, surtout qu'ils étaient vignerons et que pour leur fille, la voie était toute tracée : elle serait vigneronne à son tour.
C'est plus tard que Denise comprit qu'elle ne pouvait pas avoir d'autre destinée puisque son prénom évoquait Dionysos, le dieu du vin. Elle allait y consacrer son existence au point de faire la promesse de ne jamais boire d'eau. C'était sa façon de s'imposer dans ce métier d'hommes qui voyaient d'un fort mauvais œil une femme tenir un chai.
Denise tint sa promesse avec d'autant plus d'application qu'elle avait le don pour sortir de ses fûts de petits vins délicats, soyeux, gouleyants à souhait qui ne titraient guère plus de dix degrés, ce qui lui permettait d'étancher sa soif sans trop de mal. Sa réputation et celle de ses vins firent rapidement le tour de toute la région et les clients ne manquaient pas pour apprécier sa production et tenter de la mettre à l'épreuve.
Les visiteurs s'évertuaient à la faire boire, désir qu'elle ne manquait jamais de satisfaire lorsqu'elle leur faisait goûter ses blancs, rouges et rosés sans jamais laisser sa part au crachoir pas plus qu'aux chiens. Denise gagna une solide réputation de poivrote bien qu'elle sut toujours tenir la route et conserver toute sa tête.
Cependant, elle en tira une conséquence qui la désola quelque peu. Jamais elle ne trouva un mari qui voulut s'encombrer d'une épouse qui en fin de soirée n'avait plus le pied marin et l'haleine fraîche. Elle se consolait avec ce nectar qui lui donnait malgré tout bonne mine et humeur joyeuse. On ne peut tout avoir …
L'absence d'un bonhomme à la maison lui était préjudiciable pour assurer les durs travaux des vignes. Mais elle se retroussa les manches, acquis un savoir-faire et une force dignes de ses voisins viticulteurs. Elle se faisait un point d'honneur de ne jamais quémander le moindre coup de main, Denise avait sa fierté.
Le temps passa et sa vie lui parut de plus en plus triste. Elle sombra dans un abus de boisson qu'on ne pouvait plus qualifier de professionnel. Son refus de boire autre chose y était pour beaucoup et c'est ainsi qu'à force de ne jamais mettre d'eau dans son vin, les ennuis de santé vinrent égailler une existence un peu trop morose.
Elle en vint à se plaindre de maux d'estomac et de foie. Il ne fallait pas être grand clerc pour en comprendre l’origine. Lasse de souffrir, elle accepta de consulter le médecin du bourg qui n'eut pas longue consultation à faire. L'homme de l'art connaissant la réputation de la dame, la pria de couper son vin pour étancher sa soif. Le conseil était modéré, il ne s'agissait pas de lui imposer une cure trop rigoureuse.
Denise ne suivit en rien cette prescription qui eut fait d'elle une parjure. L'eau serait à jamais son ennemie mortelle. L'adjectif était des plus adaptés car elle ne tarda pas à devoir s’aliter tant son état s’aggravait. Ses voisins les plus proches firent même appel au vicaire pour l'extrême onction et une ultime confession.
C'est rendue dans cette ultime extrémité qu'elle demanda à boire une gorgée d'eau. La première et la seule de son existence sous le regard effaré de quelques témoins. Elle ne supporta pas le choc et en trépassa en déclarant en rendant son dernier souffle : « Je savais bien que l'eau me tuerait ! »
Avant de partir, elle avait rédigé une ultime volonté qui surprit tout le monde dans la contrée. Elle réclamait à être incinérée, ce qui n'était en rien l'usage dans cette région. Elle avait expliqué qu'ainsi, elle entendait prendre sa dernière cuite. Ainsi fut fait selon ses volontés. Ce jour-là, il plut des cordes et nul n'en fut surpris.
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