De la cloche au gong !

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Albert n'était pas comme les autres, ça se voyait au premier regard que vous lui lanciez pourvu que ce fut discrètement, sinon il vous en coûterait immédiatement. Pourtant l'évidence sautait aux yeux, un peu comme notre lascar du reste si vous aviez la maladresse de le fixer un peu trop intensément.
Notre homme était albinos : le teint de sa peau blanc cireux, les cheveux de la même couleur tout comme ses poils, ses sourcils et ses cils. Très sensible au soleil, il était toujours affublé d'un large chapeau en toile qui le faisait passer pour un colon australien. Mais ne croyez pas que son sobriquet n'était redevable qu'à ce modeste couvre-chef.
Une tout autre particularité lui avait valu de se voir affublé de la sorte sans pour autant qu'il fut possible de l'appeler ainsi. Il en coûtait fort à ceux qui par ignorance ou provocation le nommait ainsi en sa présence. Ils ne tardaient pas à être frappés par l'évidence et n'avaient plus jamais besoin d'explications.
Albert était doté de cuisseaux dignes d'un bœuf d'attelage. Il faut dire qu'il était portefaix et que la force dans les cuisses n'était pas inutile pour satisfaire aux charges de sa profession. Mais assez curieusement, il avait des bras fort courts ce qui lui donnait une curieuse allure générale même si ses biceps présentaient une enflure qui aurait dû inspirer la méfiance ou plus prudemment, le respect.
Pour compléter le portrait et justifier sa curieuse dénomination, il affichait deux grosses poches sous les yeux et une bedaine bien rebondie. Ce « kangourou blanc » lui allait comme un gant, surtout qu'à la moindre remarque déplaisante à son encontre, il ne connaissait qu'une réponse : un formidable coup de poing à la face du mal poli, qu'il fut gueux, marinier ou bien marchand, tous étaient traités de la même manière.
Sa technique, la vitesse de son bras comme sa puissance musculaire, ajoutées à l'effet de surprise, tout cela donnait le même résultat. Son moqueur se retrouvait à terre, sonné, les bras en croix, dans les pommes selon l'expression qui avait encore cours en cette époque. Sur le pierré, quand on voyait se pointer Albert, tous les habitués étaient à l'affût du premier accrochage, pourvu qu'il traînât sur le quai des étrangers au pays.
La chose ne manquait pas d'arriver tant Albert avait une allure qui sortait de l'ordinaire, un aspect qui loin de passer inaperçu, était de nature à provoquer la raillerie, car les humains sont ainsi faits, la différence, les malformations, les incongruités de la nature valaient toujours propos acerbes. Alors, le Kangourou blanc, d'un bond et d'un crochet fondait sur le mal-embouché.
Sur les chalands aussi, on guettait avec gourmandise l'inévitable algarade. Il y avait même un défi tacite entre tous les équipages. Celui du bateau sur lequel Albert chargeait ou déchargeait de la marchandise lorsque survenait l'incident avait le devoir tout autant que le plaisir de faire sonner la cloche pour indiquer à tous, que la chose venait d'advenir.
Outre l'expression et la pratique qui se répandit au monde de la boxe anglaise, quand un quidam n'entendait plus sonner le gong, l'équipage qui pourtant dans cette affaire n'avait eu aucun mérite, se voyait honorer par tous les autres de tournées générales jusqu'à plus soif. Les malheureux finissaient complètement noirs sans que jamais personne ne songea à abreuver le pauvre kangourou blanc, dont les excès de boisson eurent pu déclencher la foudre.
L'aventure dura une petite paire d'années jusqu'à ce que la vedette involontaire de la farce s'en rendit compte. Dindon de la mascarade, il laissa tomber ce rude métier pour enfiler les gants et faire carrière sur un ring. Il n'oublia cependant jamais la Marine de Loire puisqu'il avait l'habitude de mettre dans les cordes celui qui l'avait mis à bout. Comprenne qui pourra sans se taper la cloche !