C Paraponaris (avatar)

C Paraponaris

Professeur et chercheur à l'université proposant une philosophie du mouvement et de la technique

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 mars 2025

C Paraponaris (avatar)

C Paraponaris

Professeur et chercheur à l'université proposant une philosophie du mouvement et de la technique

Abonné·e de Mediapart

Faire confiance au mouvement, 1er épisode

L'époque fait peur. Les poussées fascistes sont là. Une manière de voir ces réactions fascistes consiste justement à les considérer comme des réactions. Réactions à ces grands mouvements d'émancipation qui parsèment le monde et qui sont toujours plus larges que ce que nos analyses peuvent en rapporter. Celles qui nous poussent à penser que tout serait possible tout de suite.

C Paraponaris (avatar)

C Paraponaris

Professeur et chercheur à l'université proposant une philosophie du mouvement et de la technique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En novembre 2012 un colloque réunissait historiens, philosophes, physiciens et sociologues pour traiter du lien entre bien vivre ensemble et considération du temps. Le journaliste Roger-Pol Droit retraçait le fil des débats dans Le Monde en avançant qu’un mieux vivre ensemble était soumis à la disparité de nos temporalités. Une réflexion autant collective qu’inédite devenait nécessaire afin d’envisager la conjugaison de différents registres traversés par l’articulation si délicate du court terme et du long terme sur fond de contraste permanent entre urgence et horizon. Lors de ce colloque, l’historien François Hartog faisait remarquer que les grands mots d’ordre des années 1960 (plan, prospective et futurologie) étaient passés à la trappe, tandis que le philosophe François Jullien rappelait que le « durable », que nous semblons aujourd’hui découvrir en Europe, et vis-à-vis duquel notre pensée paraît encore si démunie, est une notion banale en Chine car on s’y occupe de faire durer l’énergie.

Ces propos nous ramènent à la modernisation en tant que grande transformation des structures et des horizons temporels des sociétés. Transformation présentée comme inévitable, nécessitant même une accélération. Harmut Rosa présente l’accélération comme quelque chose de central, à la fois comme la cause et la conséquence des tendances de la Modernité. Les horizons temporels et leurs structures cadrent l’orientation des actions au point de faire apparaître le temps, pourtant élaboré socialement, comme une donnée naturelle. Mais le phénomène d’accélération sociale vient neutraliser l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociale qui sont au fondement du bien vivre ensemble. Dès lors, les perspectives temporelles sont redéfinies en permanence en fonction des situations et des contextes, et de fait, le projet de la Modernité, celui d’une autonomie individuelle et collective, et par conséquent celui de l’émancipation, deviennent hors d’atteinte. Ainsi le bien vivre ensemble semble oblitéré.

Ces interrogations ne sont pas inédites, elles émaillent les échanges intellectuels depuis le dernier quart du XXème siècle. Et on peut parier qu’elles seront toujours présentes et certainement en recherche de réponse dans plusieurs décennies. Condition humaine et occupation du temps sont fortement liées dans l’interrogation philosophique de manière tout aussi sérieuse et peut être encore plus dramatique chez certaines auteurs au milieu du XXème siècle en Europe. En 1945, Paul Valéry rapprochait déjà dispersion de l’attention par les futilités proposées dans la presse et diminution considérable de la culture. Par leur diversité et leur intensité, les « feuilles publiques » rassemblant en abondance faits divers, niaiseries et ragots avaient pour effet une diminution de la véritable liberté de l’esprit, celle qui nous met en capacité de nous détacher du trivial et de l’instantané pour développer une culture.

Peu après vient le constat accablant de Günther Anders et le début d’une critique de la technique qui, si elle a paru contenue dans des portions limitées de la pensée, n’a jamais faibli. En 1956, le philosophe allemand étudie la production nucléaire et ses usages militaires avant d’étendre sa critique à l’ensemble de la société technicienne. Il analyse l’avènement non pas d’un monde responsable et maître de ses moyens d’existence, mais celui d’un fantôme du monde. La libre détermination de nos fins d’êtres humains n’existe plus, c’est plutôt l’organisation de masse pour la consommation de ce fantôme qui prend place. Il commente cette illusion de croire disposer de choix parmi la multitude d’instruments et d’objets qui peuplent notre existence. L’homme est dès lors considéré du point de vue des instruments et des machines avec leur critères de force, vitesse et précision. La technique serait devenue notre destin et ne ferait que nous éloigner de l’idéal humaniste de « personnalité harmonieuse » apparu au XIXème siècle. La critique est radicale, si sombre mais si réaliste, si réaliste mais si sombre.

La considération historique n’améliore pas la situation, François Hartog vient nous rappeler que le temps moderne est tout entier défini par la question de l’accélération[1]. L’historien a consacré une grande partie de son œuvre à cette expérience particulière du temps qu’il qualifie de présentisme, et que l’on peut assimiler à la myopie nous empêchant de penser et expérimenter autrement. C’est aussi cette expérience qui s’emploie à nier de manière systématique passé et futur pour s’inscrire dans l’instant, l’urgence et le calcul de court terme. Le présentisme c’est le fait que nous acceptions de demeurer immergés dans un présent inévitable et obligatoire, qui nous conduit à envisager les conditions historiques dans lesquelles nous vivons avec finalement beaucoup de résignation. Nous sommes comme englués dans un éternel présent, et gouvernés par ce régime permanent d’innovation qui concerne principalement les objets et instruments, et qui entretient l’illusion d’une nouveauté émancipatoire se révélant en définitive une invitation au sur-place.

Cependant les données de la situation ont changé, certes le sombre constat de Günther Anders s’est diffusé avec ses cortèges de commentaires parfois cyniques et souvent désœuvrés, mais les constats écologiques qui se sont enfin propagés réussissent à former une prise de conscience planétaire grandissante. L’alerte lancée par le rapport Meadows en 1972 est beaucoup moins moquée par des économistes friands de sophistication, et davantage saisie et amplifiée par des collectifs aux contours mouvants et au large registre d’action. Un public beaucoup plus large est également devenu réceptif à la teneur des alertes lancées dès les années 1970 au sujet de l’abus de combustibles fossiles, des déforestations massives et de la modification de la composition de l’atmosphère terrestre. Cet élargissement de la prise de conscience écologique redouble l’analyse de l’aliénation humaine à la technique. Le sentiment que les modes de consommation, et plus largement les modes de vie, sont profondément articulés à des infrastructures et systèmes techniques solidement installés et sur lesquels l’action politique n’a qu’un pouvoir résiduel, laisse penser que tout changement d’ampleur sera soit éminemment dramatique (rationnement drastique de la consommation ou conflit armé), soit très long à réaliser, soit les deux à la fois.

Revisiter, sans doute, mais comment s’y prendre ? Amorcer des transitions, des bifurcations, voire des redirections énergétiques, écologiques, et donc sans doute techniques, paraît tout à la fois souhaitable et inatteignable tant nous demeurons encore confortablement installés dans cette idée d’éternel présent.

Quelques essais tentent désormais de faire admettre d’autres voies. C’est par exemple le pas de côté que proposent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre avec leur exploration des « utopies réelles » et des capacités de l’imagination humaine. Tenter d’échapper au désespoir de l’époque c’est s’efforcer de penser ce qui peut arriver à la communauté humaine en cherchant à éviter le pire. Ecartant les desseins mélancoliques ou séparatistes (la vie dans des bunkers ou sur d’autres planètes) ainsi que les solutions strictement technologiques, les auteurs interrogent les différentes formes sociales et politiques qui se sont proposées de prendre en charge le « possible ». Avant de se figer dans des formes de gouvernement bureaucratique soutenues par l’expertise technique et le calcul, le « possible » a constitué un véritable objet de pensée dans l’histoire des sciences sociales. Les auteurs présentent plusieurs formes de cette pensée telle celle de Max Weber qui considérait la recherche de l’impossible comme un moyen pertinent de dévoilement de l’avenir souhaitable, celui qui est en tout cas recherché par les individus qui endossent une éthique de responsabilité. Les auteurs montrent l’importance de cette pensée qui a constitué dans le passé une véritable capacité d’imagination, ils nous encouragent à poursuivre dans ce sens, celui des travaux de l’école de Francfort comme ceux d'Erik Olin Wright (1947-2019) qui ont considéré avec grand intérêt les « utopies réelles » telles qu’incarnées dans les budgets participatifs ou les coopératives autogérées. Eviter la catastrophe écologique passerait par l’exploration de nombreuses formes du possible et par l’espoir placé dans les capacités d’imagination des humains. Comment ne pas adhérer à ce projet qui est avant tout un projet de pensée pouvant préparer des actions de grande envergure ?

De telles perspectives ne sont pas complètement inédites. Le grand historien allemand Reinhart Koselleck signale plusieurs contributions dans ce sens au XIXème siècle. En 1843, Wilhem Schulz pense que : « les peuples commencent juste à voir le sentiment de leur signification. C’est pourquoi ils ont encore trop peu de sens pour leur histoire et n’en auront pas davantage jusqu’au jour où ils feront l’histoire eux-mêmes, où ils seront plus qu’une matière morte à partir de laquelle quelques classes privilégiées font l’histoire » (p. 155). C’est aussi le propos de Bruno Hildebrand qui voit dans les machines la capacité d’augmenter la conscience que chacun a de sa force, et on peut constater selon lui chez l’ouvrier ce ressenti grandissant de participer au grand édifice de l’histoire (p. 185 sq).

Plus près de nous, Pierre Rolle invite à aller un peu plus loin. Pierre Rolle a entrepris depuis plusieurs décennies une sociologie du mouvement. Prudent quant au pouvoir d’identification des phénomènes par l’investigation scientifique, il estime que celle-ci peut espérer distinguer seulement quelques-uns des processus qui composent les grands mouvements auxquels elle s’intéresse. L’auteur estime, avec Luc Boltanski dont il mobilise les travaux, que la sociologie est souvent très descriptive en ignorant la réflexivité des personnes. Au contraire, ou plutôt en complément, il serait fort utile de s’intéresser au mouvement car il est ce donné primordial et le fait premier de l’expérience. Le mouvement est en acte dans tous les échanges, mais il est difficile d’anticiper intégralement sa trajectoire tout autant qu’il s’avère très délicat de définir quels types d’organisation parviendront à s’imposer dans l’avenir.

La raison du faible intérêt porté au mouvement tient en partie à l’émiettement des savoirs qui opère une véritable fragmentation de l’attention portée à un phénomène qui est selon Pierre Rolle « en acte dans tous les échanges » et qui « ne peut être localisé, ni observé dans aucune expérience immédiate », aussi « on n’en décrira facilement que des développements et des résultats spécifiés, saisis dans des situations et des temporalités plus communes, l’invention d’un outillage, l’apparition d’une forme industrielle, un surcroît de richesse, ou une situation politique » (Rolle, 2022, p. 71). Pour l’auteur, l’analyse sociologique pourrait procéder autrement à l’endroit du mouvement, elle pourrait tenter de décrire sa dynamique en multipliant les études de situations statiques qui en sont en définitive autant de figures successives. Sa proposition consiste à saisir le mouvement en lui inventant une trajectoire, proposition pas si inédite puisqu’elle est celle des sciences de la nature « qui décrivent quelques aspects de notre univers en perpétuelle évolution » et « sont tenues, à des degrés divers évidemment de théoriser des futurs. En deviennent-elles pour autant moins rigoureuses ? Elles sont seulement incomplètes et toujours en progrès » (p. 162). On inverse ainsi la perspective saint-simonienne qui subordonne la dynamique à la statique, et sans doute sommes-nous invités à réviser les séparations étanches entre ces savoirs qui s’intéressent au mouvement. Pourquoi ne pas tenter d’associer analyse historique et philosophie (philosophie de l’histoire autant que des techniques), analyse sociale et économique, métaphysique et sciences du climat ?

Ne sommes-nous pas désormais invités à revisiter quelques-unes de nos catégories d’analyse afin de tenter de rendre compte de mouvements qui sont toujours plus larges et plus intenses que ce que nos comptes-rendus, analyses et prospectives pourront en rapporter ? On ne connaît que bien plus tard, et avec quelques incertitudes, le point de départ d’un mouvement. Notre propos souhaite inviter à partir en quête d’une pensée du mouvement qui consisterait tout d’abord à ramener un équilibre avec cette pensée si envahissante de l’organisation devenant trop souvent inhibante.

Fin du 1er épisode.

[1] - « Processus, le temps moderne est aussi perçu par les contemporains comme un temps qui accélère. Pour Koselleck, l’accélération est le concept même de l’expérience du temps moderne, avec la révolution française comme moment fort » (François Hartog, Chronos. L’occident aux prises avec le Temps, Paris : Gallimard, 2020, p. 226).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.