Dans un article paru dans Le Monde le 14 août 2022 notre collègue Guillaume Quiquerez avançait l'hypothèse du corporocène qu'il présentait comme ère résultant de l’activité des corporations et constituant de fait un aspect pragmatique de l’anthropocène. Cette mise en évidence du rôle des entreprises en tant qu’organisations économiques dans le dépassement des frontières planétaires a de quoi interroger tant la place qu'elles occupent est certes commentée et critiquée, mais très peu mise dans une perspective de longue durée.
La célèbre expression du romancier Giuseppe Tomasi di Lampedusa au sujet de l’évolution des mœurs en Sicile, au début du mouvement d’unification de l’Italie débuté dans le dernier tiers du XIXème siècle, fait partie d’une mémoire partagée qui vient préciser un sens particulier du changement : « se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi » (si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change, Lampedusa, 1959).
Pour le libéralisme comme pour le néo-libéralisme à sa suite, il a toujours été question d’habiller l’évolution généralisée du cours des choses d’un caractère inéluctable marquant en définitive un juste retour à la normalité. Les qualificatifs employés ont toute leur importance car il s’agit d’entraver toute idée de mouvement émancipateur qui viendrait par exemple affecter la gouvernance des organisations, et pour se faire masquer la dimension sociale du mouvement qui est en train de se réaliser. Le rapport des organisations ou corporations au mouvement s’inscrit dans l’histoire du capitalisme du nord de l’Amérique et de l’ouest de l’Europe. Il prône l’inéluctabilité de sa genèse et de son développement, et pour cela entreprend de normaliser l’idée de mouvement économique et social. La normalisation de l’idée même de mouvement s’opère lentement dans le glissement qui conduit de l’économie politique au néo-libéralisme.
Citons quelques transformations parmi beaucoup d’autres :
- La grande transformation des droits coutumiers et des biens communs à partir du XVIème siècle. Les communaux qui sont des terres, friches et forêts pouvant être utilisées par les habitants des environs de manière alternée, commencent à faire l’objet de pressions croissantes. Et en Angleterre (entre le XVIème et le XVIIIème siècle) démarre le démantèlement des communaux. Le mouvement se poursuit partout en Europe: dès 1755 en Prusse, en Suisse en 1765, en Espagne en 1767, aux Pays-Bas autrichiens en 1772-1773, dans les États italiens des Habsbourg entre 1770 et 1775. Le partage de ces terres communes consiste à réaliser des enclosures, le procédé consiste à octroyer la pleine propriété individuelle de la terre et sa libre exploitation à quelques propriétaires. A cette époque, la grande majorité des agronomes et économistes encouragent les enclosures au nom de l’individualisation des pratiques agricoles et de la promotion de la liberté d’entreprendre[1].
- La grande transformation du droit des affaires. Nous savons que le droit ne reconnaît pas les entreprises mais les sociétés, notamment les sociétés par actions. En France la notion de personnalité morale, qui servira de fondement à la société par actions, a été créée par l’Etat en 1867. Les sources de la personnalité juridique, qui permettront par la suite l’institution de cette personnalité morale, se situent d’une part dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en France, et de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776. En Europe, jusqu’au XIIème siècle, le régime de propriété prenait la forme de sociétés en nom collectif sous la responsabilité de commerçants peu disposés à accueillir des capitaux extérieurs. Les sociétés en commandite ont permis l’entrée d’apporteurs de capitaux sans implication dans la gestion. Jusqu’aux années 1860, le financement des grands projets est pris en charge par les Etats et celui des entreprises est assuré par le circuit bancaire et la Bourse. C’est en définitive l’Etat qui donnait son accord pour la création des sociétés anonymes, la régulation des flux financiers était ainsi réalisée au travers d’une garantie implicite de l’Etat. Puis le droit officialisera les pratiques qui s’étaient développées. Désormais les sociétés anonymes pourront se former sans l’autorisation du gouvernement. La puissance publique introduit la possibilité de créer une société par actions par acte sous seing, dès lors intérêt privé et intérêt général peuvent être déconnectés.
- La grande transformation du territoire de valorisation du capital. Dans Le Capital, Karl Marx fait référence aux études de John Wade (History of the Middle and Working Class, Londres, 1835) qui comparent la cupidité des maîtres de fabrique anglais à la cruauté des conquérants espagnols à la recherche d’or aux Amériques. Il souligne le spectaculaire développement de l’esclavage avec les recensements aux Etats-Unis : 697.000 esclaves en 1790, 4 millions en 1861 (Marx, T1, P 2, p. 124). Le mouvement de colonisation de vastes territoires des Amériques est imbriqué aux pratiques d’esclavage, ils s’intègrent tous deux à ce grand processus d’accumulation primitive du capital qui a financé les révolutions industrielles en Europe.
Le cadre de réflexion et de délibération de l’économie politique forgée depuis le XVIIème siècle permettait, malgré le foisonnement de ses écoles de pensée, de mettre en discussion les formes productives telles que la libre entreprise avec les questions anthropologiques concernant l’alimentation et la santé, le logement et les transports, ou encore l’éducation et la culture. Avec la révolution néo-libérale il en est tout autrement puisque les unités légitimes censées répondre à ces questions définissent de manière autonome leur mode de fonctionnement, et c’est la société qui est appelée à s’adapter à leur orientation et leurs choix. Cet enjeu de légitimité et ce glissement vers le néo-libéralisme se poursuivent en fait depuis le milieu du XIXème siècle et peuvent se résumer autour de quelques dates charnières de transformation de la théorie économique.
A partir des années 1870, la pensée économique classique, portée par des auteurs comme David Hume, David Ricardo, Adam Smith ou encore Malthus, vole en éclat. L’économie classique, qui accordait tant d’importance à la détermination de la valeur en s’efforçant d’associer approche par le travail incorporé et approche strictement marchande, est concurrencée puis mise en minorité par une approche alternative – l’économie néo-classique – qui se fonde sur deux négations pour reprendre les termes d’Olivier Favereau[2] : celle de l’entreprise et celle du travail qui y est exercé y compris le travail de management. C’est la théorie marxiste de la valeur qui va poursuivre l’œuvre première de l’économie classique, et subira le même sort.
Avec la contribution essentielle de Léon Walras dans les années 1860-1907 l’idée d’équilibre des marchés focalise l’attention. Il se produit alors une révolution conceptuelle car pour Walras la science économique fait partie des sciences psychico-mathématiques qui étudient les faits intimes, internes aux individus, et ces faits ont trait à l’utilité et à la satisfaction. Pour Walras : « la richesse sociale est l’ensemble des choses qui sont à la fois utiles et limitées en quantité et qui, pour cette raison, sont : 1° appropriables, 2° valables et échangeables, et 3° industriellement reproductibles. De ces trois faits ou circonstances, le second, soit la valeur d’échange, ou la propriété qu’ont les choses faisant partie de la richesse sociale de s’échanger les unes contre les autres en certaines proportions déterminées de quantité, est incontestablement un fait mathématique. Et l’économique pure, dont il est l’objet, est une science mathématique » (Walras, 1909, p. 314). Malgré les réserves (voir celle d’Henri Poincaré), le courant néo-classique prend son essor, et il sera désormais question de coordination des économies de marché.
La théorie économique qui prend place est en fait fondée sur deux axiomes : l’agent individuel (individu ou entreprise) est rationnel dans le sens où il cherche à optimiser son utilité ou intérêt individuel (pour cela il doit bénéficier de la propriété de ses affaires), et la coordination est assurée par un marché supposé centralisé qui agrège les offres et demandes de biens au travers d’un prix d’équilibre. Dans cette fiction économique la technique possède très peu d’intensité puisqu’elle est exprimée sous la forme monétaire d’un investissement soumis à dépréciation. Dans ce cadre conceptuel surprenant, le travail n’est pas considéré en tant que tel car l’individu ne connaît que deux occupations : la consommation et le loisir. Le travail devient alors du non loisir : l’individu rogne sur son temps de loisir en travaillant, ce qui lui permet de consommer. Par déduction le travail fait l’objet d’une marchandisation, le salaire est le prix du travail qui égalise offre et demande à l’égal de ce qui se passe sur le marché des biens. Les travailleurs sont censés réaliser des calculs pour aboutir à un choix rationnel, les entrepreneurs font face à ces choix comme s’il s’agissait d’un marché des biens. Pour construire cette fiction et la soutenir publiquement, il a été nécessaire d’opérer une réduction spectaculaire : celle de l’assimilation de l’activité de travail à l’horaire de travail.
Ce courant néo-classique devient dominant au milieu du XXème siècle sous l’appellation de « théorie standard ». Trop souvent confondu avec le capitalisme financiarisé, et avec l’ultra-libéralisme favorable au laisser faire, selon la philosophe Barbara Stiegler (2019), le néolibéralisme structure sa pensée à la suite de la crise économique de 1929. Il s’agit de construire artificiellement le marché et d’inciter, voire à forcer, les citoyens à s’adapter. La doctrine se forme avec et autour de l’ouvrage de Walter Lippmann publié en 1937 (The good society), et lors du colloque dédié aux travaux de l’auteur en 1938. Walter Lippmann (1889-1974) est diplomate, journaliste et essayiste politique américain, il s’inspire du courant de la théorie politique évolutionniste qui a contesté la vision naturaliste. Pour lui, il existe un décalage qui vire au désajustement majeur entre le monde organisé par la révolution industrielle et les penchants naturels de l’espèce humaine. La question qui anime cette doctrine consiste à rétablir l’équilibre entre les rythmes si différents de la société industrielle et de ses habitants. Lippmann conclut qu’il faut réformer car les exigences du monde industriel sont inflexibles, et cette réforme se traduit pour la population par une injonction à l’adaptation. Lippmann et ses adeptes s’érigent en rupture avec la philosophie politique qui a fondé le libéralisme au XVIIIème siècle. Ici pas d’idéalisation de l’état de nature et de ses conséquences en termes de justice sociale. L’essayiste développe son argument, c’est aux Etats que revient la mission d’ajuster les rythmes : il faut créer l’environnement des humains et pour cela il faut savoir sublimer les impulsions en les infléchissant au moyen d’un Etat fort. Et pour cela il faut à l’Etat des experts disponibles dans tous les domaines, et surtout des experts de la nature humaine et du droit.
On retrouve ici les développements relatifs à la manipulation de l’opinion en démocratie d’Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, et grand lecteur de Walter Lippmannn. Ce dernier mise sur la méthode scientifique pour organiser la société car il n’existe plus de loi valide concernant l’évolution. La science, sœur jumelle de la démocratie, est érigée en gouvernement de soi pour façonner la vie. C’est ce que pense Lippmannn avec Herbert Croly et le « New Nationalism », Theodore Roosevelt (président républicain) et les socialistes fabiens : l’urgence est placée du côté de la grande entreprise pour une société ouverte et mondialisée, au détriment des communautés rurales et des petites entreprises. Il s’agit de se libérer de l’ingérence de la masse, et de faire comprendre, et même provoquer, une adaptation. L’essayiste américain appelle à l’implication des syndicalistes pour fédérer une concentration de leaders aptes à administrer le capitalisme, et non l’émancipation des travailleurs. Si la révolution industrielle, et l’ouverture des économies au flux mondial, provoquent une crise de l’idéal démocratique, il faut savoir y faire face.
La figure de la supériorité d’une organisation indépendante et experte est mise en avant pour éclairer l’horizon de la décision politique en élaborant justement les analyses pertinentes car expertes. A cet effet, le contrôle démocratique n’est pas requis pour l’auteur. C’est la question du gouvernement de la multitude : la question de la souveraineté populaire n’est pas directement envisagée. Lippmann met plutôt en avant les compétences spécifiques des sciences humaines, non pas de toutes les sciences sociales, et en particulier la psychologie et la sociologie pouvant permettre d’élaborer the manufacture of consent. Il ne s’agit pas d’une approche strictement économique, tenant compte des rapports de production, il s’agit de réadapter l’espèce humaine à un environnement nouveau dont seul est capable un nouveau type de pouvoir politique. A partir de 1925, avec The Phantom Public, Lippmann atténue le rôle du consentement pour privilégier la dimension procédurale. Il constate le déficit d’attention du citoyen face au déluge d’informations éclectiques. Aussi la Grande Société industrielle et mondialisée (ainsi qu’il la qualifie) dans laquelle nous vivons génère des problèmes qui sont le produit de changements et de différences de rythmes. Comment penser l’organisation dans cette situation d’hétérochronie ? Car les différences de rythme sont fatales pour la gestion des affaires. L’auteur est persuadé que désormais la gouvernement de la société prend source dans cette lutte. Il infléchit son approche initiale : il faut donner à la masse le pouvoir de gouverner en laissant se développer la lutte des intérêts, et donc suspendre les avis éclairés des experts. Mais cette lutte doit se dérouler sans médiation politique car la démocratie a échoué dans ses formes les plus usitées. Ce n’est qu’en dernier recours qu’il devient nécessaire de consulter les électeurs, les formes spontanées de régulation restant à privilégier.
En résumé, si le mouvement est admis et nécessaire, il concerne toutefois les humains qui doivent s’adapter. L’analyse de la révolution néolibérale que nous offre Barbara Stiegler rejoint notre lecture du rapport au mouvement pour les organisations. Les principes de propriété et de division du travail ne sont pas discutables, le politique, aidé des experts, gère l’exception, et élimine divergence et conflit.
A partir des années 1970, c’est la share holder value (valeur pour l’actionnaire) qui s’impose dans la majeure partie des économies capitalistes. Les actionnaires sont propriétaires de leurs actions qui composent le capital de la société par actions, en échange, et en application du droit de propriété, ils reçoivent un dividende. L’entreprise – espace physique et mental de l’activité – est occultée. La thèse de Milton Friedman s’impose : l’entreprise est une affaire privée et les actionnaires en sont les propriétaires.
L’argument de l’éternel retard a fait l’objet d’un traitement systématique par Milton Friedman. L’auteur du célèbre ouvrage Capitalisme et liberté paru en 1962, avancera quelques années plus tard l’expression « traitement de choc » pour désigner l’action de tout gouvernement souhaitant engager les changements fondamentaux : réductions d’impôts, libéralisation des échanges commerciaux, privatisation des services, diminution des dépenses sociales et déréglementation. Friedman précisait que cette opération devait se réaliser rapidement dès l’installation du gouvernement en six à neuf mois.
La théorie de la valeur pour l’actionnaire stipule que les sociétés par actions doivent être gouvernées à l’aide de ratios de mesure de la performance. Un retour sur investissement supérieur à 10% de la mise initiale devient la norme. Les actionnaires, et leurs représentants, se dotent de tableaux de bord essentiellement quantitatifs et financiers qui guident les choix qu’ils réalisent. Sont privilégiées les actions de management qui facilitent l’accroissement de la performance telle qu’elle est prédéfinie dans ces tableaux de bord. Quant à eux, les gouvernements ont pour mission de guider les citoyens dans l’adaptation aux rythmes imposés par les choix d’investissement de ces sociétés par actions.
La normalisation de l’idée de mouvement s’illustre principalement ainsi : les impulsions prennent naissance au sein des marchés, en particulier au sein de la division mondiale du travail, il appartient aux pouvoirs publics et à ses experts de faciliter ou d’accélérer l’adaptation des ressources incarnées par les organisations et les individus. Ce qui est entendu pas mouvement s’apparente davantage ici à un mécanisme de régulation chargé de rétablir les conditions de la concurrence mondiale qu’à un processus de transformation des êtres et des ressources qui peuplent les différentes nations.
3ème épisode à suivre : Le mouvement Anthropocène.
[1] - Jessenne, J., Luna, P. et Vivier, N. (2016). Les réformes agraires dans le monde : introduction. Revue d’histoire moderne & contemporaine, 63-4/4 bis(4), 7-26. https://doi.org/10.3917/rhmc.634.0007.
[2] - Penser le travail pour penser l’entreprise, Presses des Mines, Paris, 2016.