CADTM (avatar)

CADTM

Comité pour l'Abolition des Dettes Illégitimes

Abonné·e de Mediapart

182 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 décembre 2024

CADTM (avatar)

CADTM

Comité pour l'Abolition des Dettes Illégitimes

Abonné·e de Mediapart

Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteur·ices

Comment parler sincèrement de transition agricole sans se pencher sur ce qui tient le système dominant actuel, sans parler des modalités d’annulation au moins partielle de la dette ? Ne faut-il pas soutenir des agriculteurs et agricultrices qui s’organiseraient pour amorcer un changement de modèle, avec pour objectif la construction d’une autonomie alimentaire à l’échelle d’une région ?

CADTM (avatar)

CADTM

Comité pour l'Abolition des Dettes Illégitimes

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chaque vendredi pendant plusieurs mois, nous publierons un article qui se trouve dans le nouvel AVP « Dette et souveraineté alimentaire ». Au programme ce vendredi, un article très complet d’Aline Farès, autrice de la bande dessinée « La machine à détruire », publiée au Seuil en 2024. Cet article offre un panorama général et complet du système agricole international.

Pour commander l’AVP, c’est ici. 

Illustration 1
© Photo : Croquant, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_agriculteurs_27_avril_2010_Paris_11.jpg

La production alimentaire est prise dans les mêmes mécaniques que celles qui enserrent des pans toujours plus vastes de notre société : exploitation, concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens. Lorsque ces mécaniques touchent à des besoins vitaux, lorsqu’elles touchent à l’alimentation et à la terre, les conséquences sont particulièrement tragiques. On pourrait remonter aux débuts du capitalisme et à ses brutales expansions en dehors de l’Europe, puisque la terre, son accaparement et son exploitation, avec pour modèle la plantation esclavagiste coloniale, sont au cœur du modèle d’accumulation capitaliste. Mais à partir des évènements de ces dernières années, de la pandémie de Covid en 2020 aux manifestations des agriculteur·ices en 2024, on peut voir les formes les plus modernes de ces mécaniques, avec au centre, des flux de capitaux et des multinationales qui prolifèrent sur le travail et l’endettement des agriculteur·ices.

Des moments de crises révélateurs

Le net ralentissement des circuits logistiques internationaux, survenu début 2020 alors que le confinement se mondialisait, a montré à quel point l’organisation de la chaine agroalimentaire mondiale est fragile. Poussés depuis des décennies dans une logique de croissance, de production ultra-intensive et d’exportation, des cultivateur·ices de France et de Belgique se sont retrouvé·es avec des centaines de milliers de tonnes de pommes de terre sur les bras, faute de débouchés (les principaux acheteurs – notamment dans la restauration collective, consommatrice de frites surgelées – étant à l’arrêt) [1]. À l’autre bout de la chaine, mais tout près de ces montagnes de patates, la question de la faim se posait dans des pays soi-disant à la pointe du développement et de la modernité : plusieurs semaines de confinement signifiaient des pertes importantes de revenus pour une partie de la population (travailleur·euses sans papiers, travailleuses domestiques, travailleuses du sexe, étudiant·es précaires vivant de petits boulots…). Des circuits de solidarité se sont donc organisés, à certains endroits, alimentés par la mobilisation de la population, par la débrouille à partir de dons et de récupération d’invendus.

Plus récemment, les importantes manifestations d’agriculteur·ices à l’échelle européenne ont fait reparler de la précarité dans laquelle vivent une trop grande partie des agriculteur.ices. Au cœur de leurs revendications, une rémunération juste de leur travail, un prix juste pour leur production, dans une période où, pourtant, les prix de l’alimentation ont explosé, avec un pic d’inflation à 10 % en 2022. Les prix ne sont pas redescendus depuis, grevant toujours plus le budget des ménages et éloignant encore la possibilité d’une alimentation saine pour toutes et tous. Au sein des populations qui ont encore les moyens de se payer une nourriture de qualité, certaines prêtent attention aux circuits courts et à une rémunération juste des producteur·ices, sans toujours réaliser que c’est un luxe, et que l’on est bien loin du compte : les gouvernements parlent de relocalisation de la production sans que les moyens ne soient mis en place pour y parvenir [2].

Aux deux bouts de la chaine agroalimentaire se trouvent donc les dindons de la farce, les populations les plus précarisées parmi les mangeurs et mangeuses, et une partie importante des agriculteurs et agricultrices [3]. Alors qui rigole dans l’histoire ?

L’agriculture, ça rapporte… à certains

Remontons un peu dans le temps, en 2008 : en cette année de crise financière majeure, les gouvernements font le choix de sauver le système bancaire et financier en endettant massivement les États, et sans aucune contrepartie ou presque. S’ensuit une accélération du creusement des inégalités [4] : le choix de l’austérité, qui veut que la dette publique soit payée par la population à coup de réduction des budgets dans la santé et l’éducation, à coup de pression sur les allocataires sociaux ou de réduction des investissements dans les infrastructures, affecte particulièrement les personnes qui étaient déjà en situation de précarité. De l’autre côté, en sauvant le système financier, les gouvernements ont aussi sauvé ceux qui en profitent le plus : la partie de la population dont le patrimoine était déjà grand et qui tire une part importante de ses revenus de ce patrimoine : loyers perçus des occupant·es de leurs immeubles, dividendes et intérêts perçus des investissements en bourse et des appareils de production qu’ils possèdent, plus-values. Sans surprise, l’appauvrissement des un·es a nourri l’enrichissement des autres.

Tous les capitaux, accumulés [5] de manière accélérée depuis 2008 par une minorité de la population, cherchent encore et toujours des débouchés, des endroits, des activités, dans lesquelles « investir » pour en tirer de la valeur, et cela passe en partie par de l’investissement dans des entreprises impliquées dans la chaine de production alimentaire.

La chaine agroalimentaire contemporaine est dominée par des multinationales [6] : constructeurs de machines agricoles, semenciers, fournisseurs de produits phytosanitaires, industries de transformation alimentaire, logisticiens, entreprises de la grande distribution. Parce qu’elles sont privées, capitalistes, et bien souvent cotées en bourse, toutes répondent à la même logique : le mandat des dirigeant·es est de contenter actionnaires et créanciers – aussi appelés « investisseurs ». La communication aux investisseurs est au premier rang de leurs préoccupations. L’entreprise doit être perçue comme un investissement désirable, plus désirable que l’entreprise ou le secteur voisin, et pour cela, il faut qu’elle génère toujours plus de bénéfices – car c’est dans ces bénéfices qu’elles se servent pour payer les actionnaires, ce qu’on appelle les dividendes. Faire un maximum de bénéfices suppose de dépenser le moins possible, et donc de minimiser les couts de production. Pour les industriels de l’alimentation comme Nestlé, Kraft, Danone, Lactalis et bien d’autres, le cout de production dépend d’abord du prix auquel ils achètent les matières premières : légumes, viande, lait… soit le fruit du travail des agriculteur·ices.

Ce prix doit être le plus bas possible, et le rapport de force, clairement en faveur de ces entreprises, rend cela possible. Idem pour les distributeurs comme Carrefour, Delhaize, Auchan et les autres : plus le prix d’achat est bas, plus leur marge peut être élevée. Pour les industriels qui fournissent ce qui permet aux agriculteur·ices de produire selon les pratiques modernes (semences, engrais chimiques, machines…), faire un maximum de bénéfices suppose aussi d’entrer le plus d’argent possible, c’est-à-dire vendre le plus possible au prix le plus élevé possible : les semenciers et fabricants d’engrais, comme Bayer-Monsanto, cherchent à vendre un maximum de leurs produits sur des territoires toujours plus grands, utilisant un marketing intense, usant de leur influence pour empêcher des règlementations qui risqueraient d’interdire certains de leurs produits, même s’il en va de la santé des agriculteur·ices et des mangeur·euses. Les constructeurs de machines, comme John Deere ou New Holland, inventent des machines toujours plus sophistiquées, rendant les anciens modèles obsolètes et poussant les agriculteur·ices à renouveler prématurément leur matériel tout en exigeant des prix toujours plus élevés.

Pour ces entreprises, c’est la valeur de l’action et la satisfaction des investisseurs qui est en jeu, car si on ne les contente pas, l’entreprise ne sera plus désirable, le prix de son action baissera – et le bonus des dirigeant·es avec. Tout ce petit monde a donc intérêt à maintenir une pression constante, à la baisse sur ses couts de production (payer les agriculteur·ices le moins possible), et à la hausse sur les revenus (leur vendre toujours plus de machines et autres intrants). Les résultats sont probants : rien qu’en 2023, leurs bénéfices se chiffrent en milliards [7]. Pour n’en citer que quelques-unes : CNH Industrials (New Holland) $ 2,4 milliards, John Deere $ 9,5 milliards, Danone € 0,9 milliard, Nestlé CHF 11,5 milliards, Bayer-Monsanto $ 5,2 milliards, Dow Chemicals $ 0,6 milliard, Carrefour € 1,7 milliard, Delhaize € 1,9 milliard… Ces entreprises sont des placements rentables pour ceux qui détiennent du capital. Alors, elles continuent de croitre.

Mais il reste une question : comment des entreprises (fabricants de machines, intrants chimiques et semences) réussissent-elles à vendre leurs produits à des agriculteur·ices dont les revenus sont tellement mis sous pression par les autres (industriels de l’agroalimentaire et distributeurs) ? Depuis ses débuts, le système agricole moderne et mécanisé, celui qui s’est déployé après-guerre en occident et qui domine aujourd’hui, a reposé sur l’endettement : créer de la dette pour faire tourner un nouveau système [8]. C’est la même histoire que celle des ouvrier·es et employé·es dont les revenus ne suffisent plus à subvenir à leurs besoins : on s’endette pour accéder à un logement, pour s’acheter une voiture, pour payer les courses de rentrée des enfants. Les banques n’ont pas d’autre intérêt que celui de nous vendre un crédit : sans crédit, pas de revenus pour elles. Elles ont donc besoin qu’on leur emprunte, et leurs campagnes de publicité nous le rappellent constamment. Elles aussi répondent aux attentes de leurs actionnaires. Et en matière agricole, l’enjeu est de taille : rien qu’en France, les banques octroient 7 milliards de nouveaux prêts au secteur chaque année, pour un encours total de 60 milliards [9].

Le résultat de cette double dynamique (besoins de financement des agriculteur·ices poussé·es par la pression au rendement et à la productivité d’une part, et objectif de croissance des banques d’autre part), on le connait : les agriculteur·ices s’endettent dans des proportions colossales (accès à la terre, achat de machines, de semences, d’engrais, et prix de vente trop bas) et s’enfoncent dans un modèle hyperproductiviste qui les rend dépendant·es. Ainsi en France, la dette moyenne des agriculteur·ices est de 204 000 euros (Agreste, 2021), soit 4 fois plus qu’en 1980. Or on le sait : la dette a un terrible pouvoir de coercition et de soumission, et produit silence, honte et stress intense. Elle est l’une des causes des suicides particulièrement nombreux parmi les exploitant·es agricoles. Elle est aussi l’une des raisons qui empêche le monde agricole de sortir du modèle de production alimentaire dominant, celui-là même qui crée pénuries et surproductions, épuisement des sols et de celleux qui travaillent la terre, pollution des eaux et maladies, et qui est terriblement inefficace pour nourrir les populations.

Chemins de traverse

Le mode de production agricole alimenté par la dette se moque des surproductions [10], il s’en nourrit : trop de lait, c’est un prix qui baisse et une marge plus élevée pour les multinationales du yaourt, trop de céréales, c’est plus d’intrants vendus, plus de machines aussi. Trop, c’est plus de besoins d’investissements, plus de crédits, plus d’intérêts pour les banques. Les subventions de la PAC ne font que nourrir encore ce système, en encourageant les agriculteur·ices à voir toujours plus grand et en les rendant dépendant·es des subventions pour survivre. Et puis il faut bien nourrir les pauvres ! Alors ils et elles deviennent la « poubelle de la surproduction agroalimentaire » [11], et la grande distribution, elle, s’offre des réductions d’impôts sur les dons généreux de ses invendus [12]. Pendant ce temps, les entreprises agroalimentaires accumulent les bénéfices et les redistribuent. Les actionnaires sont contents. L’enrichissement continue. Ce système les nourrit très bien, eux, ils n’ont donc aucun intérêt à le changer. Et si on leur coupait les vivres ?

Nombreuses sont celles et ceux qui appellent à une transition du modèle de production agricole, mais peu évoquent sérieusement le sujet de la dette. Pourtant, comment parler sincèrement de transition agricole sans se pencher sur ce qui tient le système dominant actuel, sans parler des modalités d’annulation au moins partielle de cette dette ? Les agriculteurs et agricultrices peuvent bien avoir des rêves de transition, mais ils et elles sont bien souvent coincé·es : le prix de la terre a explosé, et racheter une exploitat ion coute cher – le poids de la dette se transmet. La dette n’est pourtant pas un angle mort : les pouvoirs publics le savent bien, les banques aussi, pour preuve les mesures annoncées suite aux mobilisations agricoles du début de l’année 2024. « Les banques viennent au secours des exploitations en difficulté » titrait un journal économique français fin février. Il faut oser, quand même. Car de secours, il n’y en a pas : tout juste un rééchelonnement, de quoi tenir sans couler, et surtout, de quoi s’assurer que les agriculteur·ices continueront de payer.

Les agriculteur·ices désireux·ses de changer de modèle ne peuvent pas porter seul·es la revendication d’une annulation de dette. Elle doit être évoquée et pensée plus largement, car elle constitue une condition nécessaire à la transition vers un mode de production soutenable, nourricier, écologiquement et socialement juste. Et c’est possible, puisque tant les banques que les multinationales (et leurs créanciers et actionnaires), qui accumulent depuis des décennies sur le dos des agriculteur·ices, ont les moyens d’absorber le cout d’une annulation de dettes. L’essentiel des actions et créances des banques et des entreprises industrielles cotées en bourse sont détenues par les plus riches. En Belgique, plus de 80 % des titres financiers sont détenus par 10 % de la population [13]. En France, moins de 9 % de la population a un patrimoine lié à la bourse.

Nous pourrions exiger que les pertes liées au non-remboursement de dettes agricoles soient imputées aux actionnaires des banques et des multinationales, qu’ils ne récupèrent pas leur mise (la valeur de leurs actions) voire qu’on leur impose une contribution (sur les dividendes accumulés). Cela présenterait l’immense avantage de diminuer la pression du capital sur les terres, les moyens de production, le travail, les écosystèmes… Est-ce que cela ne vaudrait pas la peine de soutenir des agriculteurs et agricultrices qui s’organiseraient pour amorcer un changement de modèle, avec pour objectif la construction d’une autonomie alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, grâce à l’annulation de dettes qui, sinon, les maintiennent dans des pratiques qui ne bénéficient à presque personne ? La mise en œuvre d’une telle proposition n’a certes rien d’évident, mais cela ne semble plus exagéré de dire que la rendre possible est une question de survie.

Par Aline Farès

Notes

[1] Les excédents se comptaient en centaines de milliers de tonnes en France (http://www.leparisien.fr/economie/coronavirus-450-000-tonnes-de-pommes-de-terre-en-surplus-en-france-07-05-2020-8312472.php) et en Belgique (https://www.rtbf.be/info/regions/detail_pommes-de-terre-l-equivalent-de-30-000-camions-bloques-dans-les-hangars?id=10489814). On aurait aussi pu prendre l’exemple des producteurs et productrices de lait qui encore une fois se retrouvèrent dans une situation catastrophique, poussés qu’ils ont été à la surproduction. Notons que cette surproduction a pour principal avantage de permettre aux gros acheteurs (Lactalis, Nestlé, Danone et autres transformateurs de lait) de se fournir à bas prix.

[2] Comment relocaliser quand les terres sont accaparées par des entreprises agroalimentaires pour des monocultures ? Penser une agriculture de subsistance, et autonomie alimentaire – même relative – des villes suppose d’abord de reprendre le contrôle sur ces terres agricoles qui entourent les villes.

[3] Expression empruntée à la campagne de la Fédération des Jeunes Agriculteurs de Belgique lancée bien avant la pandémie : https://www.lesdindonsdelafarce.be/

[4] Voir l’article « Crise financière, sauvetages bancaires et inégalités » sur le site alinefares.net

[5] Voir la liste des milliardaires sur le site du journal Forbes, et le spectacle (rire garanti) d’Audrey Verdon « Comment j’ai épousé un milliardaire ».

[6] Voir aussi le travail très complet du Gresea sur les multinationales de l’agro-alimentaire.

[7] Les chiffres qui suivent sont tirés des rapports d’activité des entreprises citées.

[8] Au sujet de la dette agricole dans une perspective mondiale / Nord-Sud, voir l’article du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) : « La naissance d’une dette agricole et alimentaire » Eric de Ruest et Renaud Duterme

[9] Données tirées du document de « Concertation pour le pacte et la loi d’orientation et d’avenir paysan » du gouvernement français, décembre 2022.

[10] La FAO estime à 1/3 la surproduction alimentaire mondiale. Cela fait aussi 1/3 du travail réalisé qui finit à la poubelle, 1/3 de l’énergie consommée, etc.

[11] Expression utilisée par des personnes membres du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, qui exprime le mépris que certaines d’entre elles ressentent quant à la piètre qualité de la nourriture à laquelle elles ont accès.

[12] En France, par exemple, les dons alimentaires des grandes surfaces sont défiscalisés depuis quelques années, c’est-à-dire qu’ils leur permettent de payer moins d’impôts.

[13] Banque nationale de Belgique, janvier 2024, communiqué de presse sur la répartition du patrimoine des ménages.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.