
Manifestation contre le projet de réforme des retraites. Paris. 28 décembre 2019, Paule Bodilis, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:60_ans_%C3%A0_taux_plein!_Manifestation_contre_le_projet_de_r%C3%A9forme_des_retraites._Paris._28_d%C3%A9cembre_2019_%2849519626223%29.jpg
Le soir des annonces d’Elisabeth Borne, une vidéo du compte Instagram « Glupatate », mettant en scène l’intervention de François Ruffin dans l’émission « Quotidien » est partagée en masse.
Recouvert d’un piano mélancolique, François Ruffin s’indigne : « Comment ça se fait que ça fait 40 ans qu’on fait de la robotique, du numérique, qu’on fait de l’informatique, bref, qu’on fait des gains de productivité dans tous les sens et qu’à la place d’avoir une diminution du temps de travail on a une augmentation du temps de travail. Où est-ce que ça passe ? Dans les années 1980, les salariés travaillaient une semaine par an pour les actionnaires, aujourd’hui c’est 4 semaines, donc déjà il y a trois semaines à gratter de ce côté-là. Cette question des retraites, on rentre dans les grandes questions d’ordre général, toujours par des points de détail, la crise des gilets jaunes, ça a commencé sur le prix du gasoil, la Révolution française, ça a commencé sur qui va pouvoir aller aux États généraux, ça rentre sur des points de détail. Mais en fait ça pose des questions sur le sens de l’existence, quel sens on donne à notre existence. Est-ce que c’est produire, consommer ? Sarkozy nous disait « travailler plus pour gagner plus », avec Macron, on doit juste travailler plus, on a même plus le « gagner plus ». Mais est-ce qu’on doit être enfermé là-dedans, comme un hamster dans une cage. Ça pose des questions sur quel est le sens de l’Histoire. Keynes pariait qu’à la fin du XXè siècle on travaillerait moins de 20 heures par semaine. La logique de l’Histoire, c’était d’aller vers une diminution du temps de travail, mais à l’inverse on l’a réaugmenté, mais pas pour notre profit. » Décryptons ce discours à l’aide de la bande dessinée Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, de Benoît Collombat et Damien Cuvilier, dont nous vous conseillons vivement la lecture.
Comme l’explique François Ruffin, le sens de l’Histoire irait vers une réduction du temps de travail proportionnelle aux gains de productivité effectuée depuis plus de deux siècles. C’est du bon sens. Mais le bon sens a rarement été le moteur de l’histoire. L’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre – la réduction du temps de travail, les congés payés, la retraite – sont des droits qui se sont arrachés de haute lutte, indépendamment des gains de productivité. Le bon sens, ou le « sens de l’Histoire » qu’évoque François Ruffin n’est autre que le résultat de rapports de force entre les plus privilégié·es et la majorité de la population, les travailleur·euses, entre celleux qui vivent de leur capital et celleux qui vivent de leur travail.
La « réforme » des retraites présentée par Emmanuel Macron s’inscrit dans ce rapport de force, elle est le symbole d’une période dominée par les détenteurs de capitaux, notamment financiers. Elle n’a rien de « technique », elle n’est pas obligatoire, elle est idéologique et résulte d’une domination des intérêts capitalistes sur les intérêts de la majorité de la population qui dure depuis près d’un demi-siècle. Revenons sur l’évolution de ce rapport en France, depuis 1936.
1936 – 1981 : Front populaire, luttes sociales, résistances, contexte international : le temps de travail se réduit
Fixée à 8 heures six jours par semaine en 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la journée de travail en France – et le temps de travail de manière générale – a considérablement diminué depuis 1936. Cette tendance fut le fruit de mobilisations massives des travailleur·euses et de rapports de force à leur avantage.
En 1936, le gouvernement de Léon Blum, mis sous pression par des mobilisations d’ampleur pour baisser le temps de travail à 40 heures par semaine et faire voter les premiers congés payés [1]. Pour chaque travailleur·euse avec plus d’un an d’ancienneté, quinze jours de l’année rémunérés échappent au labeur. Ces mobilisations exceptionnelles donnent la légitimité au gouvernement pour adopter ces conquêtes sociales. Elles le poussent même à aller plus loin, les congés payés n’étant, par exemple, pas dans le programme du Front populaire.
Après 1936, l’autre tournant qui offre davantage de temps de vie libre aux travailleur·euses se situe en 1945, avec l’adoption du programme du Conseil national de la Résistance (CNR). Là encore, il est le fruit d’un rapport de force à leur avantage. Quand les avancées de 1936 étaient rendues possibles par des manifestations de masse, celles de 1945 le sont grâce au rôle majeur joué par les résistant·es armé·es communistes et autres pendant la Seconde Guerre mondiale. La place occupée par les communistes, et la gauche en général dans la résistance et la situation internationale (la peur de la révolution sociale) poussent le Général de Gaulle et son entourage au compromis. Le résultat de ce compromis constitue le programme du CNR, porté notamment par Ambroise Croizat, ministre du Travail entre 1945 et 1947 [2]. Celui-ci consacre le système de Sécurité sociale français, synonyme de régime général de retraites par répartitions (l’âge normal de départ est 65 ans), d’une assurance maladie universelle, d’une protection contre les accidents du travail… Ce système est financé par les cotisations salariales et patronales, au sein de différentes caisses, selon un principe de solidarité.
Dans un contexte de Guerre froide, durant lequel les communistes sont craints, et sous la pression de syndicats forts et de fortes mobilisations, ces conquêtes sociales seront approfondies entre 1945 et 1983, avec, par exemple, l’adoption du minimum vieillesse en 1956 (versement sans contrepartie pour les personnes âgées n’ayant pas assez de ressources pour vivre décemment), le passage de l’âge de départ à la retraite de 65 ans à 60 ans en 1983, la troisième semaine de congés payés en 1956, et, dans la foulée de la grève générale de 1968, la quatrième en 1969, puis la cinquième en 1982, suite à la victoire de la gauche aux élections de 1981…
Ces conquêtes sociales sont donc le résultat de rapports de force favorables aux classes populaires, aux travailleur·euses, aux forces de gauche. Mobilisations massives alors même qu’un gouvernement de gauche est au pouvoir, place des communistes et d’autres forces de gauche dans la résistance contre l’Allemagne nazie, situation géopolitique qui provoque une peur du communisme en occident donc une obligation au compromis de la part du patronat : rien n’a été donné, tout a été arraché. La réduction du temps de travail ne fut jamais indexée aux gains de productivité, au progrès technique effectué. Elle fut le résultat de victoires idéologiques, populaires, politiques des forces de gauche.
Dès 1930, l’avènement dans l’ombre du néolibéralisme et de l’ordolibéralisme

Pendant la période que nous venons d’aborder, durant laquelle la gauche, le socialisme, les forces populaires enregistraient plusieurs victoires d’ampleur, les libéraux préparaient la suite. C’est ce que la Bande dessinée Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, de Benoît Collombat et Damien Cuvilier, montre très bien. Dès 1938, alors que le libéralisme est remis en cause aux États-Unis par la politique de relance de Franklin Roosevelt (New Deal), un colloque est organisé à Paris en 1938. Il réunit 26 économistes et intellectuels libéraux qui cherchent à sauver le libéralisme, où à le réinventer. Du nom d’un éditorialiste étasunien, figure de ce qui deviendra le néolibéralisme, le colloque Walter Lippmann réunit plusieurs figures de ce mouvement naissant : Friedrich Hayek, l’un des principaux penseurs du néolibéralisme, Ludwig von Mises, son maître à penser, Raymond Aron, intellectuel français, ou encore Robert Marjolin, l’un des architectes de la construction européenne…
Le discours développé par les néolibéraux, que l’on retrouve notamment dans La cité libre, de Walter Lippmann, souhaite placer l’État au service du marché. Le but est de faire de l’État un serviteur du marché, en réduisant au maximum les obstacles à son libre-fonctionnement, en appliquant des politiques favorables à la concurrence dans tous les domaines [3]. En France, ce discours trouve un écho important auprès des grand·es patron·es, auprès de certain·es économistes et même de certain·es syndicalistes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que se met en place un État social avec l’adoption du programme du Conseil National de la Résistance, une bonne partie des membres du Colloque Lippmann se retrouvent en Suisse, sur le Mont Pèlerin, en avril 1947. Ils vont former la société du Mont Pèlerin : un groupe de réflexion ayant pour but d’imposer à nouveau des valeurs économiques libérales au moment où les forces de gauches, où les forces socialistes n’ont jamais été aussi puissantes. Ce groupe réunit à nouveau Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, mais également Milton Friedman, l’un des principaux économistes néolibéraux. En tout, 36 personnes participent à ce rendez-vous. L’idée de Friedrich Hayek est de préparer le retour progressif de la pensée libérale en influençant le plus possible les journalistes, ceux et celles qui font l’opinion.
Lire aussi : Un coup d’oeil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui
Parallèlement, se développe en Allemagne, pendant l’entre-deux guerre, un courant de pensée assez proche nommé ordolibéralisme. Cette pensée libérale, qui consacre l’initiative privée aux dépens du « dirigisme étatique », gagnera en importance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Façonnée par Ludwig Erhard, la doctrine de l’ordolibéralisme érige la stabilité des prix en priorité absolue, une obsession héritée de l’hyperinflation allemande des années 1920. L’ordolibéralisme défend également l’idée qu’il y a des éléments qui doivent être placés hors de la décision politique, collective, démocratique. C’est notamment le cas de la gestion de la monnaie. On retrouve cet héritage dans la construction européenne, dans la soi-disant indépendance politique de la Banque centrale européenne, ou dans les propos de Jean-Claude Juncker pendant la crise de la dette grecque : « Il n’est pas question de supprimer la dette grecque. Les autres pays européens ne l’accepteront pas. Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités. Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens. »
Depuis 1980, une hégémonie néolibérale et ordolibérale dont la gauche française fut un relai proactif
Le travail d’influence effectué par Friedrich Hayek et la société du mont Pèlerin pendant des années a payé très rapidement quand sont arrivé·es au pouvoir Margareth Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis. En France, où cette pensée libérale avait commencé à infuser les esprits à la fin des années 1970, au même moment, la gauche arrivait au pouvoir. Moins brutal que Thatcher et Reagan, François Mitterrand a également appliqué les principes du néolibéralisme dès 1982-1983. Dès son arrivée au pouvoir, il choisit Jacques Delors au poste de ministre de l’Économie et des Finances pour rassurer les marchés financiers. Voici ce que disait Delors en 1986, on dirait du Macron :
« J’ai toujours pensé, notamment en France, qu’il n’y avait pas assez de marché. Que l’État était, pour des raisons historiques, omniprésent et trop souvent étouffant ou dominant. La plupart des Français n’ont pas encore acquis cette mentalité d’ouverture au monde sans laquelle nous ne pouvons pas édifier une économie compétitive et prospérer [4] ».
Le tournant de la rigueur de 1983 se caractérise notamment par la désindexation des salaires par rapport à l’inflation et par la fusion des banques de dépôts et des banques d’affaires [5]. Il rime aussi avec l’abandon définitif par l’État d’un circuit de financement interne qui lui permettait de contrôler les taux auxquels il s’endettait (le circuit du Trésor), par un financement qui s’oriente exclusivement vers les marchés financiers. Il faut bien comprendre que la gauche, quand elle a été au pouvoir, a joué un rôle déterminant dans la pénétration du néolibéralisme en France. Dans Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, Rawi Abdelal, professeur à la Harvard Business School, l’exprime ainsi :
« L’histoire de l’instauration du libéralisme sur les marchés financiers du monde développé n’est pas, comme on l’assène volontiers, celle de la capitulation de la gauche européenne. Au contraire, la gauche française a fait beaucoup plus que se laisser briser par les réalités de la mondialisation [6] . »
Ce rôle joué par le parti socialiste à gauche s’est poursuivi pendant toutes les périodes où la gauche détenait la majorité à l’Assemblée nationale sous François Mitterrand puis sous Jacques Chirac (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002). François-Xavier Dudouet, sociologue, l’explique :
« Un ensemble de haut-fonctionnaires, de politiques ont, entre 1986 et le début des années 2000, décidé de privatiser la France »
Une hégémonie néolibérale et ordolibérale qui se cristallise dans la construction européenne
Au-delà des politiques menées dans les années 1980 par le parti socialiste (à certains moments en coalition avec le Parti Communiste français), il faut considérer le rôle majeur qu’a eu la construction européenne dans l’imposition des politiques néolibérales. Comme le montre François Denord, sociologue, l’Union européenne s’est construite sur des bases de pensée néolibérales :
« L’horizon économique de la construction européenne est un horizon libéral car il est issu de la Société du Mont-Pèlerin. […] Le marché commun a été conçu comme un instrument de libéralisation des économies nationales. La construction européenne est intéressante pour un certain nombre de néolibéraux parce qu’ils la pensent d’emblée comme un moyen de défaire l’interventionnisme étatique national. L’Europe va servir de légitimation à une construction libérale [7]. »
Robert Marjolin, l’un des architectes de la construction européenne, était notamment présent au colloque Lippman de 1938. Il fut vice-président de la Commission européenne jusqu’en 1967, avant de rentrer au conseil d’administration de la société pétrolière Royal Dutch Shell, Chase Manhattan Bank, General Motors ou encore American Express. La confusion entre intérêts européens et intérêt des grandes entreprises date donc du début de la construction européenne. Jacques Rueff, qui était également à ce colloque et qui fait partie de la société du Mont-Pèlerin, explique, après la naissance du Marché commun européen par la signature du Traité de Rome [8] :
« Le marché institutionnel est l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années. [9] »
Un des deux rédacteurs du traité de Rome n’est autre que Hans von der Geoeben, une des principales figures de l’ordolibéralisme allemand. Ordolibérale et néolibérale par essence, l’Union européenne a défini des priorités cohérentes avec ses maîtres à penser : contrôler l’inflation, quitte à accepter du chômage et maintenir un équilibre budgétaire à tout prix : la lutte contre le chômage, contre la pauvreté et contre les inégalités n’est pas une priorité. Cette obsession ordolibérale du contrôle de l’inflation a abouti à la création de l’Euro et de la Banque centrale européenne, indépendante des États, des gouvernements démocratiquement élus, dont le seul but est de contrôler l’inflation. Les néolibéraux avaient là atteint leur but : une monnaie qui échappe au contrôle démocratique avec une Banque centrale dont la priorité est la lutte contre l’inflation.
Contrôler la monnaie et réduire le plus possible la place de l’État dans l’économie : voici l’objectif de la majorité des architectes de la construction européenne. Margaret Thatcher et Jens Weidmann, ancien président de la Bundesbank, cité·es dans Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, confirment cette visée libérale :
Margaret Thatcher : « Nous attendons du marché unique qu’il donne une substance réelle au traité de Rome et qu’il ravive sa finalité libérale libre-échangiste et dérégulatrice [10]. »
Jens Weidmann : « Tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux de l’ordolibéralisme [11]. »
Padoa-Schioppa et l’agenda néolibéral européen, dans lequel la réforme des retraites s’inscrit pleinement
Tommaso Padoa-Schioppa est une figure de l’ombre dont la place fut centrale dans la construction européenne, notamment dans la mise en place de l’Euro. Il s’inscrit pleinement dans la pensée ordolibérale, poursuit un agenda dédié à la limitation de l’inflation, aux maintiens des équilibres budgétaires à tout prix, ainsi qu’à la destruction des services publics, de l’État social, de la place de l’État dans l’économie. Tommaso Padoa-Schioppa, dans des propos énoncés en 2003 repris dans Le Choix du chômage, cible la France et l’Allemagne, leurs déficits excessifs et leurs États sociaux insupportables à ses yeux :
« Il ne restait plus que les réformes structurelles laissent fonctionner le marché, en limitant l’intervention publique au strict respect des lois économiques et des critères de la compassion publique [12] ».
Les « réformes structurelles » dont il parle ne sont autres que la destruction des systèmes de retraite, de santé (fermetures de lits dans les hôpitaux en France), de l’assurance chômage. C’est le rêve des néolibéraux·ales et d’Emmanuel Macron, qui est en train de faire son possible pour le mener à bien. C’est encore Tommaso Padoa-Schioppa qui le décrit le mieux :
« Un programme complet de réformes structurelles doit aujourd’hui prendre place dans le champ des retraites, de la santé, du marché du travail, de l’école, et bien d’autres. Ces réformes doivent être guidées par un unique principe : réduire le niveau des protections qui, au cours du XXe siècle, ont progressivement éloigné l’individu du contact direct avec la dureté de vivre, avec les revers de fortune, avec la sanction ou la récompense de ses défauts ou qualités [13] ».
L’agenda présenté par Padoa-Schioppa est un agenda au service du capital, des grands patrons. Denis Kessler, PDG de la société de réassurance Scor et vice-président du MEDEF de 1998 à 2002, tient exactement le même discours que Tommaso Padoa-Schioppa :
« Le modèle social français est le pur produit du Conseil National de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer et le gouvernement s’y emploie. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952 sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du CNR [14] ».
Même son de cloche du côté des soutiens d’Emmanuel Macron. Ce qui prouve indiscutablement la porosité entre les architectes néolibéraux de la construction européenne, les patron·nes des très grandes entreprises et le parti d’Emmanuel Macron. Voici ce que dit Jean-Pisani Ferry, coordinateur du programme économique d’Emmanuel Macron en 2017, dans Le Choix du chômage :
« De l’ouverture des frontières à l’ouverture des marchés de services à la concurrence, en passant par la désinflation et la réduction des déficits budgétaire, la France a fait jouer à l’intégration européenne le rôle que les pays mal gouvernés confient au FMI où à la Banque mondiale. L’Europe a été notre programme d’ajustement structurel [15] ».
Le socialiste Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce et ex-directeur de l’OMC dit la même chose :
« La plupart des disciplines que la France s’est données et a été obligée d’accepter sont venues de la contrainte européenne. Pisani-Ferry fait partie des gens comme moi qui pensent qu’on aurait dû en faire plus, qu’on n’en a pas fait assez. Ce qu’on a fait grâce à l’Europe, c’est toujours ça de pris [16] ! »
Les traités européens étant supérieurs aux lois nationales, l’agenda néolibéral européen est verrouillé par l’Europe. Les gouvernements démocratiquement élus ne peuvent pas s’y opposer, et sont limités dans leur action politique par les critères européens limitant le déficit public à 3% du PIB, la dette publique à 60% du PIB et par l’action de la Banque centrale européenne dont la priorité absolue est la lutte contre l’inflation. Cette porosité entre penseurs néolibéraux de la construction européenne, grand patronat et « élites » politiques françaises est bien résumée par la journaliste Coralie Delaume :
« Les classes dirigeantes françaises ont ce désir d’imposer des politiques néolibérales, il est donc bien pratique pour elles que ces politiques aient été constitutionnalisées dans des traités européens [17]. »
En s’attaquant à l’État social, en réduisant la protection et les règlementations étatiques envers les salarié·es, les gouvernements néolibéraux augmentent le temps de travail général (hausse de l’âge de départ à la retraite, du temps de cotisation, baisse des droits au chômage…), dans une période où la crise écologique majeure et les gains de productivité effectués devraient nous pousser à réduire la production, donc le temps de travail, à renoncer au dogme de la croissance. Dans les pays occidentaux, ce temps de travail qui ne baisse pas alors qu’une part très importante de la production socialement utile est soit accélérée par les machines (agriculture, industries), soit délocalisée, donne lieu à la multiplication de bullshit jobs [18], des travaux de bureau sans utilité sociale que le marché a créé. À la place, il faudrait relocaliser les productions vitales et utiles, les rendre plus durables dans le temps, réduire notre temps de travail, combiner cette réduction du temps de travail à un vaste programme d’embauches compensatoires pour créer des emplois socialement utiles, avec de bonnes conditions de travail et de bons salaires. Cela permettrait de générer plus de cotisations sociales, qui augmenteraient les ressources du système des retraites et règleraient le « problème » de son financement. Cela permettrait aussi d’avoir plus de temps libre, qui pourrait être notamment consacré à des activités socialement utiles et créatives. Au lieu de ça, le gouvernement d’Emmanuel Macron veut faire travailler les français·ses deux ans de plus, soi-disant pour que le système reste à l’équilibre à moyen-long terme. En réalité, cette mesure n’a rien de « technique ». Elle est une arme de plus dans la guerre de classe, et s’inscrit dans un agenda néolibéral dominant depuis les années 1980. Elle poursuit l’objectif de défaire toujours plus l’intervention protectrice de l’État dans l’économie, de faire travailler la population toujours plus longtemps. Elle s’inscrit parfaitement dans l’agenda européen et réponds aux intérêts du grand patronat.
La « réforme des retraites » : une mesure au service du 1% les plus riches et des grandes entreprises privées, des détenteur·ices de capital
La « réforme » des retraites est une réforme néolibérale, à l’avantage des grand·es patron·nes, et destinée à répondre aux contraintes budgétaires européennes. Elle ne va pas de soi, comme les éléments de langage du gouvernement voudraient le faire croire. Madame Borne, la Première ministre, relève que le nombre de personnes qui cotisent par rapport au nombre de retraité·es diminuent : « C’est un fait, pas un argument politique [19] », dit-elle. Or, selon les prévisions du Conseil d’orientation des retraites, le système est à l’équilibre sur le long terme. Quand bien même il y aurait quelques brèches à combler, mille et une solutions sont possibles : augmenter les cotisations de 1% ou 2%, augmenter le nombre de cotisant·es par la réduction généralisée du temps de travail avec embauche compensatoire et maintien des salaires, taxer les dividendes qui explosent et en réaffecter une partie... Léon Cremieux rappelle également que si on insiste à longueur de temps sur les plateaux TV sur le coût des retraité·es pour l’État, et sur l’âge de départ à la retraite plus élevé dans les autres pays européens, le taux de pauvreté des plus de 65 ans est de 10,9% en France, contre 16,8% en moyenne dans l’Union européenne et près de 20% en Allemagne [20].
Encadré : Les femmes sont les principales victimes de la réforme
Déjà discriminées par l’écart de salaire de 22% entre les hommes et les femmes, qui se répercute sur les pensions de retraite, les femmes vont perdre certains « avantages » liés à l’éducation et à la maternité. Dans le privé, elles ont droit à huit trimestres supplémentaires maximum pour compenser leurs carrières bien plus hachées (pauses pour élever des enfants, temps partiel subi) que les hommes [21]. Comme l’âge de départ augmenterait avec cette réforme, sans rehausser le nombre de trimestre supplémentaires réservés aux femmes, leur âge de départ à la retraite augmentera plus que pour les hommes. Par exemple, les femmes nées en 1972 partiront en moyenne neuf mois plus tard si la réforme est adoptée, contre cinq pour les hommes du même âge. Pour la génération 1980, elles partiront huit mois plus tard qu’avant, contre quatre pour les hommes. C’est l’étude d’impact de la réforme publiée par le journal Les Échos, qui le révèle.
La réforme des retraites est une réforme idéologique néolibérale, et elle est assumée comme telle dans le programme de stabilité transmis à la Commission européenne en juillet 2022 par le gouvernement français : « La soutenabilité des finances publiques ne se fera pas par une hausse de prélèvements obligatoires. La maîtrise des dépenses publiques repose principalement sur des réformes structurelles, la réforme des retraites notamment [22]. » La réforme des retraites est donc pensée pour limiter les dépenses de l’État, pour arriver à un déficit inférieur à 3% en 2027 et rembourser la dette publique sans augmenter les impôts sur les grandes entreprises et sur les plus riches du pays. Elle vient même compenser des baisses significatives concernant la fiscalité des entreprises : la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sera en effet supprimée à partir de 2024. Elle fait donc payer aux futur·es retraité·es les cadeaux fiscaux faits aux plus riches, aux grandes entreprises. Elle fait peser sur le dos des futur·es retraité·es et des travailleur·euses les exigences de remboursement de la dette publique. De l’argent est donc pris aux classes populaires et aux classes moyennes pour rembourser la dette et ses intérêts aux créanciers, qui sont bien souvent de grands fonds de pension, fonds d’investissement, ou de riches investisseur·euses.
Après avoir assoupli ses critères (l’obligation de limiter le déficit public inférieur à 3% du PIB et la dette publique inférieure à 60% du PIB a été provisoirement suspendue pendant et juste après la pandémie), le carcan européen est de retour, et les États membres doivent s’y conformer d’ici à la fin de l’année 2023. La France a d’ailleurs été réprimandée sur son niveau de dette publique, ce qui annonce de terribles mesures d’austérité dans les années à venir. La contre-réforme des retraites est la énième attaque d’une longue liste destructrice pour l’État social français. La réduction de la durée du droit aux allocations chômage, imposée par Emmanuel Macron, en fait partie et entre en application actuellement.
Cette réforme n’est donc pas « juste », comme le répètent les envoyé·es du gouvernement dans les médias, elle est à l’avantage des plus riches, des grandes entreprises et elle fait partie d’un plan d’ensemble pour
- Forcer les personnes qui ont un emploi à accepter de mauvaises conditions de travail, à travailler de plus en plus longtemps dans des conditions de plus en plus précaires, à accepter des salaires insuffisants
- Forcer les personnes sans emplois à vivre dans des conditions de plus en plus dégradées et à accepter des emplois de plus en plus précaires et mal payés
- Augmenter l’âge de la retraite à un moment de la vie où celles et ceux qui en bénéficieront ne pourront pas vraiment en jouir et ne pourront pas participer activement à des combats et à des activités socialement utiles et émancipatrices tant sur le plan individuel que collectif.
Tout cela est imposé au nom du remboursement de la dette publique, de la réduction du déficit public, de l’augmentation de la compétitivité et de l’alignement sur les Traités de l’Union européenne.
De la nécessité de se battre pour défendre les conquêtes sociales
Le système de sécurité sociale, l’ensemble des mesures protectrices des classes populaires, la réduction du temps de travail sont le fruit de combats et de rapports de force gagnés par les travailleur·euses. Leur remise en cause est également le fruit d’un rapport de force social remporté par les néolibéraux·ales. C’est pourquoi il ne faut pas parler d’acquis sociaux mais de conquêtes sociales, car ceux-ci peuvent être et sont remis en cause par l’offensive néolibérale. Ce sont des avantages conquis qu’il faut défendre et approfondir :
Ambroise Croizat, ministre communiste du travail entre 1945 et 1947, fondateur de la sécurité sociale : « Ne parlez pas d’acquis sociaux, parlez de conquis sociaux parce que le patronat ne désarme jamais. »
Jacques Rancière, philosophe : « Ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité. C’est la réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce par pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros [23] . »
La lutte contre cette « réforme » des retraites est donc décisive, d’une part pour que, comme le disait Ambroize Croisat, la retraite ne (re)devienne pas « l’antichambre de la mort, mais (reste) une nouvelle étape de la vie », d’autre part car, comme l’explique Jacques Rancière, la retraite est une étape décisive dans la volonté de privatisation généralisée des néolibéraux·ales : « La réforme des retraites, c’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien, la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive [24] . »
L’auteur remercie Pablo Laixhay, Pierre-Français Grenson, Sacha, Brigitte Ponet, Yvette Krolikowski et Éric Toussaint pour leur relecture et leurs conseils
Par Maxime Perriot
Notes :
[1] Jean Vigreux, Histoire du Front populaire, L’échappée belle, 2018, Tallandier.
[2] Sur ce sujet, voir le documentaire de Gilles Perret, La Sociale, 2016, Rouge Productions, https://www.cinemutins.com/la-sociale
[3] Définition donnée par François Denord, sociologue chargé de recherches au CNRS, dans Benoît Collombat et Damien Cuvillier, Le Choix du chômage, De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, 2021, Futuropolis.
[4] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.192.
[5] La fusion des banques de dépôts et des banques d’affaires permet aux banques de spéculer avec l’argent des déposant·es. Quand elles ont pris des risques inconsidérés dans les années 2000, pour aboutir à la crise des subprimes de 2007-2008, et qu’elles se sont retrouvées au bord de la faillite, les États les ont sauvées. S’ils auraient pu faire autrement, les gouvernements ont notamment fait ce choix car les banques détenaient l’argent d’une immense majorité de la population. Une faillite des banques aurait donc été catastrophiques. Ainsi, depuis la fusion entre les banques de dépôts et les banques d’investissement, les banques peuvent jouer avec l’argent des déposant·es en étant presque sûres qu’elles seront sauvées par les États à la fin.
[6] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.199.
[7] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, pp.180-181.
[8] À ce moment-là, le marché commun rassemble six pays : l’Allemagne de l’Ouest, la France, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.
[9] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.180.
[10] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.191.
[11] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.212.
[12] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.228.
[13] Ibid.
[14] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.233.
[15] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.234.
[16] Ibid
[17] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.232.
[18] Sur ce sujet, lire David Graeber, Bullshit Jobs, 2019, Les liens qui libèrent.
[19] Le Monde, Réforme des retraites : ce qu’il faut retenir des annonces d’Elisabeth Borne, 10 janvier 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/10/reforme-des-retraites-ce-qu-il-faut-retenir-des-annonces-d-elisabeth-borne_6157344_823448.html
[20] Leon Cremieux, « France – la réforme Macron-Borne du régime des retraites : un projet massivement rejeté », Europe Solidaire Sans Frontières, 12/01/2023.
[21] Cécile Hautefeuille, « Retraites : la réforme n’est pas « plus juste » pour les femmes », Mediapart, 23/01/2023, https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/230123/retraites-la-reforme-n-est-pas-plus-juste-pour-les-femmes
[22] Programme de stabilité, Gouvernement français, juillet 2022, p.3, https://www.budget.gouv.fr/files/uploads/extract/2022/programme_stabilite/PSTAB%202022.pdf
[23] Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, pp.244.245.
[24] Ibid.