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Herzl : “ Il faut exproprier en douceur
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Theodor Herzl (1860-1904) est souvent présenté comme le père du sionisme, car il a davantage structuré que d'autres les idées qui s'y rapportent, dont une partie avait été exposée avant lui. Juif d'origine hongroise, c'est un bourgeois aisé de la ville, qui a été juriste, mais aussi journaliste et écrivain. Avant même l'ouvrage qui le rendra célèbre, il avait commencé de rédiger un journal consacré exclusivement à la cause sioniste et très éclairant sur sa vision colonisatrice. Comme d'autres, il réfléchit au devenir des Juifs pour leur trouver une solution satisfaisante d'avenir à l'antisémitisme, pour faire cesser des siècles d'avanies et de douleurs. Il pense que le temps des palabres, des réunions, des comités pacifiques ont largement assez duré : "La noble Bertha von Suttner se trompe – une erreur, bien sûr, qui est tout à son honneur — quand elle croit qu'un tel comité peut être utile. Tout comme le serait les organisations pour la paix. Un homme qui invente un terrible explosif fait plus pour la paix que mille doux apôtres. (...) Après tout, nous étions autrefois des hommes qui savaient comment défendre l’État en temps de guerre, et nous avons dû être un peuple très doué pour avoir enduré deux mille ans de carnage sans être détruit",
T. Herzl, Journal, "Sur la cause des Juifs... Commencé à Paris autour de la Pentecôte, 1895", Central Zionist Archiv [ CZA ], H ii B i) ; The Complete Diaries of Theodor Herzl, trans. Harry Zohn, New York, 1960, vol.1, p. 6 et 10).
Avant le plan qu'il avait commencé de mûrir depuis peu, il lui était venu des idées farfelues pour "résoudre la question juive, au moins en Autriche, avec l'aide de l'Église catholique. Je souhaitais avoir accès au Pape (non sans m'assurer au préalable de la soutien des dignitaires de l'Église autrichienne) pour lui dire : Aidez-nous contre les antisémites et je lancerai un grand mouvement pour la conversion libre et honorable des Juifs au christianisme." (Herzl, op. cité, p. 7). Ensuite, c'est au travers d'une sorte d'ouvrage historique ("man's book") qu'Herzl a l'idée de traiter la situation des Juifs. Il en parle même longuement à Alphonse Daudet, qui lui confiera pourtant être antisémite (tout comme son fils célèbre, Léon), et qui trouve très beau son récit, lui conseillant d'écrire plutôt un roman qu'un essai, dans le sillage de La Case de l'Oncle Tom (Herzl, op. cité, p. 12). Finalement, Herzl ne saura même pas comment cette idée littéraire se transformera dans son esprit en un véritable programme de sauvetage pour sa communauté : "Comment je suis passé de l'idée d'écrire un roman à un programme pratique, c'est déjà un mystère pour moi, même s'il ne s'est produit qu'au cours de ces dernières semaines. C'est une chose qui est du domaine de l'Inconscient." (Herzl, op. cité, p. 13).
Dès le départ, Herzl élabore des stratégies qui doivent rester secrètes le plus possible, et peu regardantes sur le plan moral, où la population indigène n'est vue que comme une sorte de matériel humain qu'il faut déplacer d'une manière ou d'une autre pour faire place nette aux colons juifs :
"Lorsque nous occuperons la terre, nous apporterons des bénéfices immédiats à l'État qui nous reçoit. Il faut exproprier en douceur, sur la propriété privée des domaines qui nous a été confié. (....) Nous essaierons de faire traverser la frontière à la population sans le sou en lui procurant un emploi dans les pays de transit tout en lui refusant tout emploi dans notre propre pays. pays. (...) Les propriétaires viendront à nos côtés. Tant le processus d’expropriation que l’expulsion des pauvres doivent être menés avec discrétion et circonspection. Laissons les propriétaires de biens immobiliers croire qu'ils nous trompent, en nous vendant des choses plus chères qu'elles ne valent. Mais en retour, nous ne leur vendrons rien du tout. (...) L'expropriation volontaire sera accomplie par nos agents secrets. La Compagnie paierait des prix excessifs. (...) Nous vendrons alors uniquement aux Juifs, et tous les biens immobiliers seront échangés uniquement entre Juifs." (...) "Si le propriétaire souhaite vendre la propriété, nous aurons le droit de la racheter à notre prix initialement fixé."
T. Herzl, Journal, 12 juin 1895, Central Zionist Archiv [ CZA ], H ii B i) ; The Complete Diaries of Theodor Herzl, trans. Harry Zohn, New York, Raphael Patai, 1960, vol.1, p.88).
Le caractère très clairement dissimulé des intentions, dans le projet de Herzl (comme ceux qui l'ont précédé, nous l'avons vu), a bien été compris par ceux qui l'appliqueront, nous le verrons à de nombreuses reprises, et cela n'a pas échappé au nouvel historien israélien Benny Morris qui souligne que les Sionistes "cherchaient à cacher publiquement leurs intentions réelles" (Morris, 1999). alors que leur vrai but était de se rendre maîtres de la Palestine. Mais tout cela échappe à la plupart des premiers pionniers (haluzim, chaluzim, ḥalutzim, chalutzim, haloutsim, sing. haloutz, halutz, chalutz, en hébreu) sionistes qui "s’apprêtaient à prendre possession des lopins de terre achetés alors qu’ils étaient encore en Europe et dont ils ignoraient qu’ils avaient appartenu depuis plusieurs générations à des fellahs (1), qui y travaillaient toujours après en avoir été légalement dépossédés pour cause d’endettement par des effendis sans scrupule quand ce n’était pas par des représentants du pouvoir turc lui-même. N’habitant pas sur place mais à Jaffa, Jérusalem, Beyrouth, Damas ou au Caire, ceux-ci étaient bien contents de l’occasion qui s’offrait à eux de revendre leurs terres, souvent mal acquises, à des organismes juifs peu regardants sur les prix ou sur l’état exact des terrains achetés." (Abitbol, 2018).
(1) fellahs :fellahs ou fellahin, sing. fellah, fallah: dérivé de l'arabe : "paysan"
Herzl pose donc d'emblée les buts en partie cachés de l'expropriation d'habitants, de communautarisation juive, de ségrégation entre autochtones et immigrants juifs, ce qui sera effectivement réalisé et qui inquiétera rapidement, et à juste titre, les Arabes palestiniens. Cependant, à ce stade du journal, Herzl ne parle encore ni d'Arabes, ni de Palestine, le pays concerné par ses projets n'ayant pas encore été fixé, et, quand il expose enfin publiquement son projet, en 1896, à Vienne, dans un ouvrage intitulé Der Judenstaat ("L'État des Juifs"), il pèse encore le pour et le contre, entre Argentine et Palestine, vers laquelle, bien évidemment son cœur se porte : "La Palestine est notre inoubliable patrie historique. Ce nom seul serait un cri de ralliement puissamment empoignant pour notre peuple." (op. cité). L'Argentine a ceci de particulier que le baron bavarois Maurice de Hirsch (1831-1896), un des premiers philanthropes juifs avec qui Herzl échangera beaucoup sur son projet (cf. The Complete... op. cité), avait installé des milliers de Juifs sur des terres qu'il avait achetées, pour les sauver des persécutions. Herzl place son projet sous le signe d'une négociation avec les souverains qui seraient concernés par son projet, mais aussi sous l'égide européenne (op.cité), se doutant bien qu'en l'état, la communauté juive n'avait guère les capacités de réaliser seule une telle entreprise.

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Face aux tribulations sans fin de ses coreligionnaires, dans le but de trouver pour eux un havre de paix solide, il n'est pas le premier à réclamer la création d'un Etat juif (avec une langue officielle, a priori... l'allemand, précise-t-il), mais à la différence de ses prédécesseurs, dont les textes n'ont pas connu une grande diffusion, le texte de Herzl sera beaucoup plus lu, de par le fait que, pour la première fois, c'est un projet élaboré, détaillé, qu'il présente pour installer les Juifs en sûreté quelque part dans le monde. Son livre n'aurait peut-être pas vu le jour sans l'encouragement d'un énième protestant sioniste avant l'heure, William Hechler (1845-1931), ce qui fait dire au penseur juif André Chouraqui (1917-2007), célèbre pour sa traduction biblique très novatrice, que le programme de Herzl semblait être largement d'inspiration protestante (A. Chouraqui, Préface du livre de Claude Duvernoy, Le prince et le prophète, Jérusalem, 1967). Cette opinion doit être tempérée par la conception du projet de Herzl qui, en reléguant le religieux à l'arrière-plan, s'est attiré les foudres de beaucoup de Juifs pour qui, au contraire, le judaïsme devait se placer au centre de tout.
"Quelle que soit la coloration qu’elle prenne, je considère la question juive comme n’étant ni religieuse ni sociale, mais bien nationale. Pour la résoudre, il nous faut avant tout la poser en termes politiques, à l’échelle mondiale."
"Ainsi, nous sommes et restons, que nous le voulions ou non, un groupe historique reconnaissable à son homogénéité. Nous sommes un peuple — c’est l’ennemi qui, sans que notre volonté y participe, nous rend tels, ainsi que cela a toujours eu lieu au cours de l’histoire."
Herzl, L'Etat des Juifs, op.cité, chapitres "Introduction" et "Conséquences de l'antisémitisme"
La raison politique n'est cependant pas la seule à préoccuper Herzl, en vérité. Demeure aussi chez lui un sentiment partagé par une partie de sa communauté, une dimension morale, religieuse de l'idée sioniste, qui est de mettre fin à la diaspora, à l'Exil, à cause de tout ce que les pogroms et autres persécutions avaient causé comme ravages, comme déséquilibres dans l'esprit des Juifs. Ces conséquences sont souvent comprises comme des tares, des perversions de la diaspora qui évoquent paradoxalement l'arsenal idéologique utilisé pendant des siècles par l'antisémitisme. Il ne faut pas non plus minimiser l'importance du développement des nationalismes européens à l'œuvre, par exemple, dans les futures nations italiennes et allemandes, qui ne sont pas exempts d'intolérance, de batailles pour soumettre les particularismes au joug de la norme unificatrice :
"Nous nous déshabituerons de ces jargons dégénérés et corrompus que nous utilisons aujourd’hui, ces langues de Ghetto" affirmera Herzl (Herzl, op.cité, Chapitre "La Langue").
"Un jeune juif débarqué sur la Terre promise en 1926 pouvait écrire : « Je peux être fier car depuis un an que je suis en Palestine, je me suis débarrassé de la gangue d’impureté de la diaspora et je me suis purifié du mieux possible. Je voulais une patrie. Être un homme comme les autres, égal aux autres, fier comme eux d’être en Palestine. Dès l’instant où mes pieds ont foulé la terre de mes ancêtres, j’ai rompu tout lien avec l’Europe et l’Amérique. » Il changea de nom, se fit appeler Chaïm Shalom et déclara : « Je suis hébreu et mon nom est hébreu car je suis issu du pays des Hébreux. »" (A. Gresh, op. cité)
Les premiers historiens sionistes (2) ajouteront à cette mystique de pureté des bases religieuses, et c'est essentiellement sur la religion judaïque qu'ils défendront l'immigration des Juifs en Palestine : Primo, la négation de l'exil (shelilat ha-galout) qui leur fait justifier le retour à une situation vieille de 2000 ans ; secundo, le retour vers la Terre promise aux Juifs en tant que patrie dans leurs livres révérés ; et tertio, le retour des Juifs dans l'Histoire : ha-shiva la-historia (Séguin, 2018)
(2) premiers historiens sionistes : "Yitzhak F. Baer (1888-1980), Ben Zion Dinour (1884- 1973), Gershon Scholem (1897-1982) et Yehezkel Kaufmann (1889-1963)" (Séguin, 2018).
Plus concrètement, ce qui nous ramène aux préoccupations pratiques de Herzl, beaucoup d'autres Etats ont fait l'objet de spéculations, dans la recherche d'un pays susceptible d'accueillir les Juifs. Ainsi, ont été évoquées comme terres d'accueil, au cours du temps : l'île de Chypre, l'Ouganda, la Nouvelle-Calédonie, Madagascar, les îles Kimberleys, l'Australie occidentale (Benbassa, 2001 : Vidal, 2001 ; Segev, 2019), ou encore l'Irak, dont l'agronome Akiva Jacob Ettinger (1872-1945) disait que si le pays (qu'il a visité en 1909-1910) ne se prêtait pas à une colonisation juive, il y avait de la place pour "plusieurs millions d'habitants supplémentaires." (Chaïm Simons, A Historical Survey of Proposals to Transfer Arabs from Palestine 1895 - 1947, Gengis Khan Publishers, 1998). L'Irak est aussi un objet d'intérêt qui suscitera des discussions en 1919 entre David Ben Gourion (B. Gurion, "fils du lion", né David Gryn, D. Grün, 1886-1973), leader sioniste de la première heure, et le multimillionnaire américain et philanthrope Edward Norman, dont le nom est une américanisation du nom familial juif, Nusbaum (op. cité). Le journal intime de Ben Gourion rapportera plus tard les idées et propos de Norman à cette époque, recueillis plus tard dans une réunion commune : "« Si l'Aliyah se développe, alors les Arabes se rebelleront. Ils comprendront que si cela dure dix ans, Eretz Israël sera transformé en un État juif, et il ne faut pas présumer qu'ils [les Arabes] accepteront ce fait sans broncher.»" Cela a conduit Norman à proposer une solution au problème : « N'est-il pas possible d'installer les Arabes d'Eretz Israël dans un autre pays ?" Norman a écarté la plupart des pays de la région pour une raison ou une autre ; L'Egypte était déjà surpeuplée, l'Arabie Saoudite était un désert et donc impropre à la paysans, la Syrie était française. L'Irak avait le plus grand potentiel." (David Ben Gourion, Handwritten Diary, 3 février 1939, Archives Ben Gourion / BGA; David Ben-Gurion, Memoirs, vol.6, op. cit., p.126). Norman remettra le couvert entre 1934 et 1938, en proposant, sur la base d'une grosse documentation, un plan de transfert des Arabes en Irak (Masalha, 1992 : 141), auquel de grands dirigeants sionistes apporteront leur concours, nous le verrons, tels Ben Gourion, Weizmann ou Shertok, qui seront présentés un peu plus loin.
Bien entendu, Norman ne sera pas le seul à rappeler des réalités incontournables et très problématiques pour le projet sioniste. Le recensement de la population de Palestine, nous l'avons vu, est très éloquent sur la très faible représentation des Juifs avant leur colonisation du pays permise par les Britanniques, nouveaux maîtres du territoire, que nous allons étudier pas à pas. Quelle population, hier comme aujourd'hui, accueillerait, sans sourciller, de se laisser progressivement envahir par des vagues d'immigrations successives d'hommes et de femmes susceptibles de menacer sa culture, sa langue, et jusqu'à sa propre existence ? Cette évidence rend compte de la dissimulation des intentions déjà évoquée, qui s'avère d'autant plus nécessaire que le projet d'envahissement et de domination en Palestine deviendra rapidement très ambitieux, très conquérant, et dans une totale indifférence des conséquences produites sur les Arabes palestiniens, comme nous allons le voir.
Au premier congrès sioniste mondial, tenu à Bâle entre le 29 et le 31 août 1897 le choix des participants se portera largement, et sans surprise, sur la Palestine. Les résolutions officielles, empreintes de bonnes intentions qui n'auront rien à voir avec la réalité, parlent de la création d'un "foyer pour le peuple juif", d'une "colonisation de la Palestine" qui doit être garantie "par le droit public" et obtenir "le consentement des gouvernements nécessaire à la réalisation des objectifs du sionisme" (Programme du Congrès sioniste de Bâle). Leurs applications sont confiées à un organisme faisant office de proto-gouvernement, la Society of Jews, qui parlera et traitera "au nom de tous les Juifs" (Herzl, L'Etat des Juifs, op. cité, ch. Le projet). Certains responsables arabes de Palestine s'en inquièteront, comme un député palestinien de Jérusalem, qui adressera une lettre au grand rabbin de France Zadok Kahn, en 1899. Herzl en aura connaissance et la réponse qu'il fera au député confirme sa volonté de cacher ses intentions réelles à tous les adversaires du sionisme, Juifs y compris, en brossant un tableau avantageux et très édulcoré de la situation :
"Comme Votre Excellence l'a très bien dit dans votre lettre au Grand Rabbin, les Juifs n'ont aucune puissance belligérante derrière eux, et ils ne sont pas eux-mêmes de nature guerrière. C'est un élément tout à fait paisible, et très satisfaisant s'ils sont laissés en paix. Il n'y a donc absolument rien à craindre de leur immigration. (...) Vous voyez une autre difficulté, Excellence, dans l'existence de la population non-juive en Palestine. Mais qui penserait à les renvoyer ? C'est leur bien-être, leur richesse individuelle que nous augmenterons en y apportant la nôtre." (Lettre de Theodor Herzl à M. Youssouf Zia Al-Khalidi, 19 mars 1899).
L'ouvrage de Herzl donne bien sûr du grain à moudre aux intellectuels juifs. Le théoricien Nachman Syrkin (Nahman S.? 1868-1924), dans son pamphlet de 1898, mélange quant à lui idées fraternelles et communautaires au service d'un sionisme prétendument socialiste. Sous un titre révélateur de la mentalité sioniste, "Pays à vendre", il écrit : "Le premier et principal territoire à considérer pour l’État juif est la Palestine, l'ancien berceau des Juifs". Après avoir énuméré divers moyens d'obtenir des Turcs le territoire de la Palestine, il conclut que la meilleure façon de se libérer de leur pouvoir est que tous les peuples placés sous leur domination s'unissent dans une rébellion commune. Ceci étant accompli, il propose un transfert de population comme solution aux problèmes régionaux, là où le peuplement est mixte (Simons, op. cité). L'expropriation "douce" de Herzl se transforme chez Syrkin en "transfert amical de population" et, selon lui, une "division du territoire devrait s’ensuivre. Les Juifs devraient recevoir la Palestine, qui est très peu peuplée et où les Juifs ne représentent encore aujourd'hui que dix pour cent de la population. Les Juifs devraient former une alliance avec les peuples opprimés par la Turquie et lutter pour une juste division de l’empire soumis" (Syrkin, op. cité).
"Il ne fait aucun doute que l'une de nos tâches les plus difficiles sera d'habituer les Arabes à l'idée que la Palestine est une terre juive - Eretz Israël. Le fait est qu'autour de la Palestine, il existe de vastes zones. Il sera facile pour les Arabes de s'installer là avec l'argent qu'ils recevront des Juifs." (Léo Motzkin, Unsere Palastinapolitik (Notre politique palestinienne), discours prononcé à la 13e Conférence de la Zionistische Vereinigung für Deutschland, ZVfD / "Organisation / Fédération sioniste allemande", Poznań / Posen, ouverte le 27 mai 1912).
Une zone de relégation privilégiée par les sionistes est naturellement une région contiguë à la Palestine, la Transjordanie (au-delà du Jourdain), aujourd'hui située en Jordanie. "Pourquoi, alors, beaucoup d'Arabes ne pourraient-ils pas migrer vers la Transjordanie et s'installer là-bas, sous les auspices et un gouvernement arabes ?" demande Abraham Goldberg, membre de la Zionist Organisation of America (ZOA), aux représentants sionistes du 4e Congrès (Londres, 1900), qui émettent ce vœu, comme l'écrivain sioniste britannique Israël Zangwill (1864-1926). Et de leur opposer alors le fait injuste, pour les Juifs, que représenterait une Palestine divisée en deux, dont une réservée exclusivement aux Arabes. Il ne faudrait donc pas, poursuit-il, "encourager les Arabes de Palestine à migrer vers la Transjordanie, afin que des territoires supplémentaires puissent être disponibles pour permettre une colonisation et un développement d'une partie juive sans entrave." (A. Goldberg, The London Conference, The New Palestine, New York, vol. XX, n°.7, 17 avril 1931, p.10). On peut aussi citer Abraham Sharon (né Schwadron, 1878-1927), qui, dès 1916, avait exprimé ses vues sur le transfert des populations palestiniennes dans une série d'articles intitulée "Une révision du pacifisme", publiés dans la revue internationale Dokumente des Forschritts : "Documents de Progrès", dans le numéro de juillet-octobre 1916. Sharon expliquera, par exemple, que l'idée sioniste pourrait servir à d'autres peuples que les Juifs, en résolvant leurs problèmes nationaux par le "transfert convenu et organisé d'une nation ou de parties de celle-ci vers le territoire d'un autre Etat" (A. Schwadron, Imperialism, Pacifism and Zionism", Opinion, New York, juillet 1936, pp.14-15). Commentant ce texte, le diplomate israélien Moshe Yegar (né en 1930) conclura : "En d'autres termes, le transfert des Arabes palestiniens vers les pays voisins, associé à celui de la diaspora juive en Palestine, est l'unique solution au problème palestinien." (Moshe Yegar, Integral Zionism - A Study in the Teaching of Abraham Sharon, Tel Aviv, 1983, pp.86-87).
On le voit bien, ces considérations de type colonial, sans état d'âme et sans empathie aucune pour les sentiments des habitants concernés, sont légion dans la littérature sioniste, dès le début de son histoire. Les Juifs ont besoin d'un espace pour s'installer, alors hop, les sionistes imaginent déplacer les habitants comme du bétail, pour leur faire de la place, projet que malheureusement, nous le verrons, ils finiront par réaliser, étapes par étapes, s'étonnant et s'indignant sans cesse des violences qu'elles engendreront.
Côté marxiste, si le principe de la colonisation est acceptée, il est associé à celui de la lutte des classes et produit un concept original, dont Dov Ber-Borochov (Borokhov, 1881-1917) est sans doute l'exemple le plus significatif. Fondateur d'une Union socialiste des travailleurs en 1901, à Yekaterinoslav, il est l'auteur de La Question nationale et la lutte des classes en 1905, membre actif du mouvement sioniste travailliste fondé principalement par N. Syrkin en 1906, et participe à la fondation, la même année, du mouvement marxiste sioniste Poale Zion (Poalé Tsiyone, Poalei Tziyon, Poaley Syjon, Poaley Zion : "Travailleurs de Sion" en hébreu), appelé aussi parti communiste juif (YKP : Yiddisher Kommunisticher Partii), dirigé par Ben Gourion, Yitzhak Ben-Zvi (Yitz’hak, Isaac Ben-Tsvi, 1884-1963) qui sera le deuxième président d'Israël) et Israël Shochat (cf plus bas), tous trois initiateurs des premiers groupes d'autodéfense sioniste (cf plus bas). Difficile d'imaginer un véritable mouvement communiste international avec un Ben Gourion à sa tête et le Komintern (Comintern) russe ne s'y était pas trompé, le considérant comme un mouvement communiste déguisé, cachant en réalité une organisation anti-communiste (Kessler, 2014). Pour cette raison, un nombre conséquent de membres décideront de s'en séparer pendant le Congrès de la Fédération mondiale des partis Poale Zion, à Vienne, en 1920, et fonderont Poalei Tsiyon Semol (Poalei Zion de gauche), pour rejoindre l'Internationale en tant que section juive. Malheureusement, Le Komintern n'accepta pas la proposition en l'état mais accepta seulement d'accepter individuellement des membres dans les partis communistes de leurs pays respectifs (Kessler, 2014), ce qui lança une dynamique pour la formation de partis communistes là où ils n'existaient pas encore, comme en Palestine.

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Revenons maintenant à Borochov, qui était convaincu "que la réalisation de l'autonomie nationale territoriale en Palestine se ferait par la lutte des classes et que le prolétariat juif conduirait le mouvement de libération. L'émigration spontanée des Juifs en Palestine s'accompagnerait d'une lutte violente entre classe ouvrière et capital juifs à tous les niveaux et dans tous les domaines. L'avant -garde émanerait du prolétariat juif qui ne compterait jamais sur le sionisme politique. Le prolétariat devrait combattre seul pour son mouvement national, sans alliance avec la bourgeoisie. Ceci posé, la conférence des Travailleurs de Sion en Russie décida de se retirer du Congrès sioniste." (Gurevitz, 1974). De manière plus explicite, le journal de Poale Zion avait inscrit sa devise en manchette : "La condition nécessaire de la réalisation du sionisme est la conquête de tous les emplois du pays par la main-d’œuvre juive".
On a là un marxisme hors-sol, délirant, qui imagine une lutte des classes opposant un prolétariat contre un capital exclusivement juifs dans le cadre d'un pays alors presque entièrement habité par des non-Juifs. Nous allons voir à maintes reprises que cette perpétuelle et stupéfiante invisibilité des Arabes palestiniens par les sionistes, sera le trait principal et le plus dramatique de leur idéologie. Trahissant des dispositions mentales particulières conduisant à une cécité sociale et politique il se présente différemment du racisme ordinaire fondé sur la haine de l'étranger, mais sa parenté saute aux yeux au fur et à mesure que l'on découvre les faits et gestes des acteurs du sionisme, qui iront même jusqu'à nier l'existence des habitants arabes de Palestine, de manière directe ou implicite, ce qui témoigne à la fois de l'indifférence totale et du mépris profond que les sionistes leur portent.
On n'est pas plus rassuré du côté droit de leur camp politique, où on trouve, sur un autre registre, un nationalisme décomplexé, violent, appréhendé comme "pure domination", par Vladimir Zeev Jabotinsky (Ze'ev J., né russe, V. Yevgenyevich Zhabotinsky, 1880-1940), qui intègrera dans la notion d'identité juive des critères biologiques. Face au communisme, Jabotinsky est clair. En 1933, quand un étudiant lui écrira pour lui demander pourquoi le sionisme ne pouvait pas être compatible avec le communisme, il répondit :
"Pour la construction sioniste, deux choses sont nécessaires – outre les gens. D'abord la terre... et ensuite le capital... plus de 90 % de l’argent de la construction provient de la poche de notre classe moyenne. Et l’essence pure du communisme se déclare pour la lutte des classes contre la classe moyenne. Partout où il vaincra, il doit détruire la bourgeoisie, confisquer ses grandes fortunes. Cela signifie couper la seule racine à partir de laquelle le capital pour la construction en Eretz Israël peut être assuré. (...) l’essence du communisme consiste en ce qu’il agite et doit exciter les nations orientales contre la domination européenne. Cette domination, à ses yeux, est « impérialiste » et exploiteuse. Je pense le contraire et je pense que la domination européenne les rend civilisés. Une chose est claire : le communisme incite et doit inciter les nations orientales et il ne peut le faire qu’au nom de la liberté nationale. Il leur dit et doit leur dire : votre terre vous appartient et non à des étrangers. C’est ainsi qu’il doit parler aux Arabes... de Palestine . . . Pour nos poumons sionistes, le communisme est un gaz étouffant et c’est ainsi qu’il faut y faire face."
Jabotinsky, Zionism and Communism, article de Hadar ("Dignité"), février 1941, p. 3, cité par Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators. Léni Brenner, de famille juive, est un écrivain marxiste américain, né en 1937).
Un autre dirigeant sioniste d'importance, Arthur Ruppin (1876-1943), constituera même une vaste base de données statistiques sur les juifs du monde entier, dans le but précis d'établir un inventaire de la situation des juifs en Europe, s’en servir ensuite pour – selon lui – « corriger » leurs « faiblesses » biologiques et mentales ; et enfin, régénérer de manière quasi-eugénique en Palestine une nouvelle race juive, fière et forte." (Mancassola, 2018). Cette voie ne s'est pas tarie et sera explorée plus tard par l'Irgoun de Menahem Begin ou le groupe Stern (Zawadski, 1996). Nombreux sont les intellectuels sionistes qui, comme les nazis mais pour une raison diamétralement inverse (la glorification de la race), se sont intéressés au sujet de la "race juive", convaincus comme Félix Aaron Theilhaber, (1884-1956), pionnier allemand de la sexologie, Franz Oppenheimer (1864-1943), principalement économiste, ou encore Ruppin, des différences qui caractérisent les Juifs en tant que race, qui, pleine de santé dans le passé, est tombée comme un corps malade dans l'apathie et doit être guérie, régénérée en redevenant une nation à part entière, avec un territoire, une langue, des traditions communes, etc. (cf. A. Ruppin, Die Juden der Gegenwart : "Les Juifs d'aujourd'hui", 1904 ; F. A Theilhaber, Der Untergang der deutschen Juden. Eine volkswirtschaftliche Studie : "La chute des Juifs allemands. Une étude économique", 1911).