« Je suis dans une situation de célébrité anonyme » - Rencontre avec Aurore Le Duc
À l'occasion d'une interview exclusive en deux parties, j'ai eu l'occasion d'échanger avec l'artiste Aurore Le Duc sur le plagiat qu'elle a subi de la part de l'artiste Maurizio Cattelan.
Camille - Quelles ont été les retombées de l'œuvre “The Comedian”?
Aurore - En réalité, il n'y en a pas eu énormément, car je n'ai pas une grande force de frappe médiatique, hormis mon compte Facebook et Instagram. Sur les réseaux sociaux, cela a eu plus d'impact, car les gens ont partagé les textes que j'avais écrits pour expliquer ma démarche. De plus, les photos de mon compte Instagram ont également circulé. Il s'avère que les partages sur les réseaux et le bouche-à-oreille m'ont donné plus de visibilité que Jeune Création, même si je dois reconnaître qu'il y a eu énormément de passages lors du festival, ce qui m'a permis de parler de mon travail aux visiteurs. J'ai pu y faire moi-même la médiation de mon travail. Cette médiation est quelque chose de très important dans ma pratique artistique, car le contexte est important lorsqu'il y a des histoires comme celle-ci. De plus, je viens d'un milieu où on n'a pas vraiment accès à l'art ou à la culture légitime, donc j'ai toujours eu à cœur d'expliquer mon travail, parfois même un peu trop.
À Jeune Création, j'ai pu parler à différents publics, non-initiés ou professionnels, ce qui m'a donné une certaine visibilité dans et en dehors du milieu de l’art. Enfin, ce qui m'a aussi donné beaucoup de visibilité, c'est le reportage de l'émission Tracks sur Arte, une émission que je rêvais de faire depuis mon adolescence. Ce qui est très étrange, c'est que j'ai l'impression que mon travail est plus connu que ce que je ne pense. Mon quotidien oscille entre le chômage et les petits boulots alimentaires. Actuellement, je suis vendeuse, un travail assez mal rémunéré et socialement peu considéré. Le mépris de classe, je le subis tous les jours, et de manière bien violente. Parfois, pendant des discussions, mes interlocuteurs me disent : "Ah, mais oui, on te connaît en fait !". Le plus souvent, on ne me reconnaît pas directement. Par exemple, je parle avec des gens pendant trois heures, et au bout d'un moment, je leur dis mon nom et ils s'exclament : "Ah, mais tu es Aurore Le Duc ! Mon Dieu ! Trop bien ton taf !". C’est une expérience sociale très étrange à vivre.
"Je parle avec des gens pendant trois heures, et au bout d'un moment, je leur dis mon nom et ils s'exclament: Ah, mais tu es Aurore Le Duc, mon Dieu, c'est formidable ! "
Au niveau des retombées médiatiques dans le monde de l'art parisien, je sais que je suis connue chez Perrotin, chez Kamel Mennour, par exemple. Ils me suivent sur les réseaux sociaux et interagissent parfois avec mes posts. Ce qui est drôle, c'est qu'ils connaissent mon nom et mon travail, alors que moi, les seules fois où j'ai eu affaire à eux, c'était en tant que caissière ou hôtesse de vestiaire au Centre Pompidou. Par exemple, il m'est arrivé d'encaisser Thaddaeus Ropac, qui connaît mon travail et dont la galerie a participé à une de mes performances. Je suis à ma caisse, je le vois arriver, je le reconnais direct, lui pas du tout. C'est très étrange comme interaction, j'avais trop envie de lui parler, mais je lui ai juste demandé s'il voulait son ticket de caisse et un sac en plastique à la fin de la transaction. J'ai donc un peu de mal à parler de la reconnaissance et de l'impact médiatique de mon travail, car je ne me rends pas compte de l'ampleur que cela a. Parce que, oui, j'ai eu un sujet dans Tracks, mais mon quotidien n'a pas changé, il est tellement à l'opposé de cela, et à cela s'ajoute le fait que je suis dans une situation de célébrité anonyme. Célébrité toute relative hein, je ne suis pas Beyoncé non plus !
Un autre fait bizarre qui montre l'étrangeté de ma situation est le suivant : en 2018, Maurizio Cattelan a vendu un lot d'écharpes chez Phillips, une grande maison de vente new-yorkaise. Estimé à plus de 20 000 dollars, le montant de cette vente avait pour but de financer le Brooklyn Museum, notamment son fonds de dotation pour les jeunes artistes. Le don de cette vente au deuxième plus grand musée de New York fait de moi, indirectement, une mécène du musée. Je suis une mécène du Brooklyn Museum, une mécène smicarde. Je ne sais pas s'il y en a eu beaucoup dans l'histoire, des mécènes précaires. Vraiment, je suis assez fière de cela, et je compte bien faire en sorte de rendre ce statut un peu plus officiel.
"Parce que, oui, j'ai eu un sujet dans Tracks, mais mon quotidien n'a pas changé, il est tellement à l'opposé de cela, et à cela s'ajoute le fait que je suis dans une situation de célébrité anonyme."
Camille - Par rapport aux actions que tu mènes, est-ce que des professionnels de la culture s'engagent en te donnant un avis ? Quelles sont leurs réactions ?
Aurore - J'ai la chance d'avoir une galeriste, Chloé Salgado, qui soutient mon travail et me défend sur les réseaux sociaux lorsque je suis attaquée par des personnes qui m'accusent de copier Maurizio Cattelan. Comme il est beaucoup plus connu que moi, on pense que c'est moi qui le plagie. C'est assez ironique, mais ça m'est arrivé plus d'une fois ! Des structures comme Artagon et Les Magasins Généraux m'ont soutenue en m'invitant à intervenir lors de l'exposition "Par amour du jeu" en 2018 pendant la Coupe du Monde. J'ai pu organiser une compétition de street foot entre différentes galeries, artist-run space et écoles d'arts. Sur les dix équipes invitées, sept sont venues. Le tournoi devait se dérouler sur une journée et les participants repartaient avec le maillot et l'écharpe de leur équipe.
Il y a eu de beaux moments sportifs et humains, mais aussi des tensions. Ce sont ces tensions que je voulais observer, voir si les animosités commerciales entre galeries allaient se dissiper sur le terrain, ou bien au contraire, s'exacerber dans cette compétition. Certaines équipes étaient composées de très bons joueurs, celle de Kamel Mennour notamment, qui a remporté la compétition. Au-delà du fait qu'il soit un grand amateur de foot, je pense que quelque chose se jouait aussi ici en termes d'image et de com' pour la galerie.
Quelque chose se jouait au-delà du sport, au-delà du terrain. Ils se sont vraiment pris au jeu. Kamel Mennour possède donc certainement une de mes écharpes, une édition spéciale créée uniquement pour l'occasion, reprenant les codes du PSG, dont il est un grand fan. « Kamel est magique » remplace ici « Paris est magique ». Une écharpe Kamel Mennour version OM existe aussi par ailleurs. Moins sûre qu'elle lui plaise du coup ! En tout cas, c'était vraiment un moment très intéressant pour observer certaines dynamiques de pouvoir et la façon dont interagissent ces acteurs de l'art dans un contexte un peu différent.
"J'ai pu organiser une compétition de street foot entre les galeries d'art."
Les institutions me connaissent, parfois certaines participent à mon travail, en tout cas, elles ne s'opposent pas à la diffusion de mes œuvres. Légalement, je n'ai pas le droit d'utiliser leur nom dans mes œuvres sans leur accord, mais elles ne m'ont jamais causé de problèmes. Mes écharpes ne sont pas vendues, sauf celle qui représente ma galeriste et une autre à mon effigie.
La reprise que Cattelan a faite de mon travail n’a bien évidemment pas facilité la résolution de ces questions légales, puisqu'il les vend avec l'accord des institutions concernées. Je sais aussi que mon travail n'est pas très institutionnel, car émettre une critique, même drôle, sur les institutions et les galeries d'art complique les choses pour y exposer par la suite. C’est un positionnement assez délicat à tenir et on m’a souvent reproché à demi-mot de vouloir le beurre et l'argent du beurre, de cracher dans la soupe en quelque sorte. Mais la lecture critique que j'applique au milieu de l'art pourrait s'appliquer à bien d'autres milieux. C’est ce que je connais et l’endroit où j’évolue, et j’en vois les bonnes et les mauvaises choses de l’intérieur. Je sais aussi que mon travail sera repris par les galeries dont je parle, que toute pub, bonne ou mauvaise, est bonne à prendre, pour elles et pour moi aussi.
Par exemple, Kamel Mennour, le 31 décembre 2018, a publié sur les réseaux sociaux deux photos de mon travail sans me demander l'autorisation. Il s’agissait de son dernier post de l’année, dans lequel il annonçait les 20 ans de sa galerie. Bon, vu que je ne lui demande pas l’autorisation non plus pour utiliser son nom et son image, c’est de bonne guerre ! Ça a été un énorme coup de pub pour moi, mais évidemment aussi, une grosse remise en question, car le but premier de mon travail n’est pas de faire la com’ de ces galeries. Un (ex) ami, ce soir-là, m’a d’ailleurs sorti cette phrase, d’un ton assez méprisant : « Bah, c’est bien, ça prouve qu’il faut sucer pour réussir ! Bravo ! ».
"Plusieurs galeries et écoles d'art qui sont venues jouer se sont disputées sur le terrain. Je voulais voir si elles seraient dans un esprit de compétition et ça n'a pas manqué."
Camille - L'activisme politique occupe une part importante de ton activité artistique. Quelle importance et quelle place lui donnes-tu ?
Aurore - Je ne sais pas si je pourrais dire que je suis dans une forme d'activisme politique. Il existe certains activistes politiques qui reprennent les méthodes très performatives que l'on retrouve dans le travail de certains artistes. Il y a également des artistes qui font de la performance et qui ont un impact politique, comme Deborah De Robertis et Gilbert Coqalane. Ils font des actions incroyables, radicales et politiquement bien plus efficientes que n'importe quelle proposition de ma part. Et ils prennent des risques !
Moi, pas trop à vrai dire. Je fais de la performance surtout parce que je n'ai pas d'atelier, ma condition économique conditionne totalement ma pratique. Pour faire de la performance, j'ai besoin de mon corps, c'est plus simple, plus direct et ça ne coûte pas trop d'argent. Et comme je travaille sur le monde de l'art, je performe dans les institutions muséales. Et comme on ne m'invite que très rarement, et bien, je m'impose. Je me souviens d'avoir eu une discussion avec Deborah De Robertis, qui est une amie, et nous en étions venues à nous dire qu'en tant que femmes, nous avons déjà statistiquement moins de chances de figurer dans un grand musée, alors pourquoi ne pas s'y inviter soi-même. J'aime l'idée d'être un troll, un grain de sable qui vient déranger un peu les choses. J'aime mettre mal à l'aise. Je suis totalement cringe.
Mais évidemment, l'art est politique. Je dirais que la force politique de mon travail, s'il y en a une, repose plus sur ma vie et mon statut social particulier que sur ma pratique en tant que telle. Être artiste quand on est une femme issue d'un milieu ouvrier et pas en super bonne santé, ça, c'est politique. Mon positionnement par rapport à cela, je l'ai acquis en entrant dans une école d'art, où j'ai pu prendre conscience de ma classe sociale. J'ai toujours voulu faire des études dans la mode et le luxe, peut-être parce que je venais d'un milieu pauvre et que cela me faisait rêver. C'était de l'ordre du fantasme, je pense. Faute d'argent, je suis allée dans l'école d'art la plus proche de chez moi, à Cergy. L'école qui s'est avérée être l'une des meilleures écoles d'art de France, mais ça, je n'étais pas au courant. Tout est parti de là. Moi, j'ai grandi à Cergy. Je ne sais pas si tu connais Cergy, mais c'est une ville très bizarre, une utopie architecturale en béton qui a foiré. J'adore cette ville, mais j'ai aussi tout fait pour la quitter.
"Évidemment, l'art est politique. Mon positionnement par rapport à cela, je l'ai acquis en entrant dans une école d'art, où j'ai pu prendre conscience de ma classe sociale."
Le fait de faire ces études d'art à l'École Nationale Supérieure D'arts de Paris Cergy m'a ouvert les yeux. Je me suis rendue compte qu'on était deux ou trois à venir de la ville, et que les classes moyennes et les prolos traînaient ensemble, tandis que les enfants issus de la bourgeoisie restaient entre eux. Ça ne se mélangeait pas beaucoup. À mon époque, tout du moins, ça a certainement changé. Il y avait un truc comme ça, très étrange entre l'extérieur de l'école, qui faisait partie de mon identité, et l'école en tant que telle qui était un petit morceau de Paris.
Beaucoup d’activités liées à l’école se faisaient à Paris. Alors moi, il y avait des cours auxquels je ne pouvais pas aller, parce que j'habitais à la campagne à côté de Cergy et mon dernier train était à 20h30 à Saint-Lazare. Tout le monde habitait à Paris, personne ne venait à l'école, du coup l'école était vide tout le temps et moi, je squattais là, parce que j'habitais à côté. Et je venais parce que j’avais quelques potes qui se déplaçaient pour bosser quand même, je les regardais travailler en buvant du thé et en écoutant de la musique.
"Le fait de faire ces études d'art à l'école de Cergy, je me suis rendu compte qu'on était deux ou trois à venir de la ville, et que les classes moyennes et les prolos étaient ensemble, tandis que les enfants issus de la bourgeoisie restaient entre eux. Ça ne se mélangeait pas beaucoup. Il y avait un truc comme ça, très étrange entre l'extérieur de l'école, qui faisait partie de mon identité, et l'école en tant que telle qui était un petit morceau de Paris."
J'ai pris conscience de ma classe sociale à ce moment-là, au regard de la différence entre moi et l’archétype de l'étudiant bourgeois sur-représenté dans l'école d'art. La grande majorité des étudiants étaient bilingues, ils connaissaient les références artistiques et intellectuelles dont parlaient les professeurs, là où moi et mes potes prolos, on était largués. Au retour des vacances, certains me racontaient des histoires fabuleuses d'expositions et de vacances à l'étranger, alors que moi, je travaillais les trois mois d'été à l'usine Renault, là où mon père et mon frère travaillaient. Eux étaient chefs d’équipes là-bas, ils avaient gravi les échelons. C'était un boulot à la chaîne très pénible. Je rangeais des pièces détachées de voitures dans des bacs en plastique toute la journée. Je voyais bien que le milieu de l'art ne correspondait pas à mon milieu social, les codes étaient différents. Et en fait, mon côté "manque de légitimité" vient beaucoup de là, alors même que mon travail plaisait beaucoup à Cergy.
Certains profs appréciaient ce que je faisais, peut-être parce que pour eux, j'étais un peu exotique, "Oh mon Dieu, quelqu'un qui vient des classes populaires." Dans mes œuvres, je leur parlais de travail à la chaîne, d'usine, de ma mère femme de ménage, c'était intense pour eux. J'ai fait des pièces où je raconte le quotidien de ma mère, par exemple, son rapport au corps. J'écris des choses en rapport avec ma famille, parce que évidemment, dans le milieu de l'art, ce ne sont pas des récits que l'on a l'habitude d'entendre, et quand on les entend, ils sont souvent produits par des gens de l'extérieur, avec un certain mépris de classe. Alors que moi, je viens de la banlieue de Cergy-Pontoise, je suis issue de la classe ouvrière, et je vais vous raconter ma vie. Bon, c'est sûr que quand t'es un collectionneur d'art fortuné, ça ne te fait pas trop rêver, c'est peut-être pour ça que mon travail ne se vend pas beaucoup.
Autre chose, la dernière fois, j'étais à la Bourse du Commerce de Pinault, j'étais au chômage et je demandais le tarif "chômeur" en pensant à une entrée gratuite. Le guichetier me dit que c'est 7 euros tarif réduit, alors que l'entrée est à 10 euros, donc on est dans un lieu de culture, tenu par un milliardaire qui demande 7 euros aux chômeurs pour y accéder, c'est dingue quand même. Lors de ma visite au sous-sol, je tombe sur une pièce avec une vidéo de Cao Fei, la vidéo parlait des ouvrières chinoises et de leurs conditions de vie et de travail dans les usines en Chine, et moi je regardais ça chez François Pinault, alors qu'en tant que chômeuse, j'ai déboursé 7 euros pour voir ça.
Dans ce contexte, je me demande "est-ce que je veux vraiment que mon travail soit collectionné par ces gens-là ?" Alors oui, parce que j'ai envie de vivre de mon travail d'artiste, et d'un autre côté non. François Pinault a très certainement des conseillers artistiques qui lui disent où investir son argent, mais je suis sûre qu'un type comme Pinault met en avant sa sensibilité artistique dans le choix des œuvres qu'il collectionne. La question, c'est comment l'œuvre de Cao Fei peut parler à François Pinault ? Est-ce que ça le touche et qu'est ce que ça représente pour lui? Et donc, est-ce que j'ai envie que mon travail se retrouve ici, je ne suis pas sûre. Même si, en tant qu'artiste, ce serait très bien pour mon compte en banque et pour ma carrière, en termes de positionnement, ce serait une autre histoire. Ce n'est pas particulièrement une critique vis-à-vis de François Pinault ou de tout autre collectionneur, juste une interrogation sur ce qui les touche personnellement et politiquement. Évidemment, il y a des motivations financières là-dedans, mais au-delà de ça, il y a pour moi une telle dissonance entre le poids économique et le pouvoir que certains représentent et ce qu'ils montrent de leur collection.
"Lors de ma visite au sous-sol, je tombe sur une pièce avec une vidéo de Cao Fei, la vidéo parlait des ouvrières chinoises et de leurs conditions de vie et de travail dans les usines en Chine, et moi je regardais ça chez François Pinault, alors qu'en tant que chômeuse, j'ai déboursé 7 euros pour voir ça."
Camille - Et par rapport à cela, est-ce que tu penses que le monde de l'art protège les jeunes artistes ?
Aurore - Si je regarde mon expérience en école d'art, le quotidien était très violent pour les personnes issues de milieux modestes, ce qui ne présage rien de bon pour la suite. Moi, je ne l'ai pas trop mal vécu, mon école d'art, mais il y avait quand même des choses difficiles. Ensuite, une fois que l'on a obtenu notre diplôme, on est complètement livrés à nous-mêmes ; personne ne sait faire une facture, personne ne connaît la Maison des Artistes. Donc oui, certains vivent très mal leur sortie d'école, on déchante beaucoup. Je dirais qu'une école d'art n'apprend pas grand-chose, peut-être une technique artistique, et encore, mais aucune préparation à la vie d'artiste, d'un point de vue économique et pratique. Et politique aussi ; par exemple, moi j'expose encore mon travail gratuitement, je ne me fais jamais payer. Ce n'est pas normal, on devrait nous apprendre à gérer nos carrières et notre travail afin qu'ils soient rémunérateurs.
"Moi j'expose encore mon travail gratuitement, je ne me fais jamais payer. Ce n'est pas normal, on devrait nous apprendre à gérer nos carrières et notre travail afin qu'ils soient rémunérateurs."
Ensuite, c'est problématique et c'est très représentatif du monde de l'art. On ne nous paie pas, on nous dit que lorsque l'on expose, cela nous donne de la visibilité. Moi, je ne suis que rarement payée et c'est un problème, mais pour certains, ce n'est pas le cas, parce qu'ils viennent d'un milieu aisé et qu'ils ont d'autres sources de revenus. Leurs parents les aident financièrement, par exemple, ou bien, ils accèdent à des postes très bien rémunérés, ce qui leur permet d'exposer gratuitement sans problème. Franchement, c’est cool pour eux, et je dis ça sans ironie.
Sur mon CV, il n’y a que des jobs payés au SMIC. Aux 35 heures, sinon je ne m’en sors pas. Pour produire en tant qu’artiste à côté, c’est pas ouf, vraiment. Au chômage ou au SMIC, je gagne à peu près la même chose, ce qui ne me permet pas de faire des résidences, de partir pendant six mois dans la Creuse en étant payée 100 euros, ce n'est pas possible. Il y a peut-être des gens qui effectivement peuvent se le permettre, et c'est sûr, ça fait bien sur leur CV, ils rencontrent des professionnels de l'art, ils exposent, ils se font un nom dans le milieu. Mais ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir faire ça. Donc, en fait, la visibilité qu'un artiste va avoir sur son travail dépend beaucoup de son capital économique et social finalement.
"La visibilité qu'un artiste va avoir sur son travail dépend beaucoup de son capital économique et social finalement."
Je pense aussi que ce qui est problématique, c'est que pour se faire connaître quand tu es jeune artiste, il faut faire des résidences, avoir des bourses, des prix, on passe nos vies à faire des dossiers de candidature. On n'est pris nulle part, moi ça fait 10 ans que je fais des dossiers, y en a deux qui ont marché. Il faut aussi bien avoir en tête que l’art dépend beaucoup d’un marché, et que ce que l’on voit dans les institutions culturelles y est plus ou moins soumis aussi. Qu'il y a des enjeux économiques et politiques qui nous dépassent totalement et qui peuvent déterminer la réussite d’un artiste ou non. Qu'il y a aussi parfois des tendances qui suivent une actualité médiatique ou sociétale, et qu'il est de bon ton de mettre en avant des gens qui travaillent sur ses questions à certains moments, même si dans le fond, ça ne change pas les dynamiques de pouvoir du milieu.
Et en plus de tout cela, c'est un système qui met les artistes en compétition les uns avec les autres. Le monde de l'art valorise l'individualisme. L'artiste plasticien est quelqu'un de seul dans son atelier, qui travaille comme un génie coupé du monde et qui vit d'amour et d'eau fraîche. Alors que les intermittents du spectacle touchent un salaire. Un film ou une pièce de théâtre ne peut pas se faire tout seul, c'est un travail collectif. Mais, l'art finalement, c'est pareil quand on y regarde de plus près : une exposition ne peut pas se faire toute seule, il faut des gens derrière, dans l'organisation, la médiation, l'entretien, la communication. Je ne comprends pas pourquoi, dans le monde du spectacle, c'est accepté, là où dans l'art, ça ne passe pas.
Il faut dire que la figure romantique de l'artiste démiurgique n'aide pas à sortir de ça, et c'est encore très présente. En tout cas, la finalité, c'est que dans le cas de l'art, tout le monde est payé (enfin à peu près) sauf l'artiste. Ce n'est que assez récemment qu'on voit l'émergence d'associations d'artistes ou même de syndicats qui viennent en aide aux artistes. Quand on regarde l'histoire de l'art, c'est très récent et encore une fois, par rapport au spectacle vivant également. Je constate que le milieu de l'intermittence du spectacle est très politisé, et depuis très longtemps. Il faut dire que la figure de l'artiste solitaire vend du rêve dans l'inconscient collectif. Mais les choses bougent en tout cas.
"Il faut dire que la figure romantique de l'artiste démiurgique n'aide pas à sortir de ça. En tout cas, la finalité, c'est que dans le cas de l'art, tout le monde est payé sauf l'artiste."
Camille - Au regard de ça, comment envisages-tu la suite de ta carrière ?
Aurore - Je ne compte pas m'arrêter là en tout cas. Je ne pense pas trop à la suite de mon travail artistique en termes de carrière. Je fais mon truc, mon art, si ça plaît tant mieux, sinon tant pis, ça ne m'empêchera pas de créer. C'est sûr que si j'avais plus de moyens économiques, je pourrais me lancer dans des projets incroyables. Par exemple, si j'avais un atelier, je ferais de la sculpture monumentale. Mais sans ça, ce n'est pas grave, j'arrive à créer de manière précaire.
Mon problème, c'est le temps : j'en manque. Donc, mon "modèle économique" consiste à travailler en CDI à temps complet pendant plusieurs mois et, une fois que j'ai droit au chômage, je me mets au chômage pour pouvoir faire mon travail artistique. Ce sont les moments où je suis la plus productive. Ce n'est pas idéal, parce qu'une fois au chômage, on est précaire, et la précarité n'est pas propice à la création, surtout quand on se demande comment on va pouvoir manger. En termes d'énergie, ce n'est pas top non plus, ça génère une anxiété énorme. Bon, vu les nouvelles réformes, je vais devoir changer de « business plan ». Ma « carrière » d’artiste est donc assez tributaire de Pôle Emploi et de la Caf.
C’est vrai aussi que j’aimerais sortir de cette spirale de jobs alimentaires peu rémunérateurs. J'ai quand même fait 5 ans d'études et j'aimerais que cela soit pris en compte sur mon bulletin de salaire. Je pense aussi que les gens qui trouvent de bons emplois, rémunérateurs et pas trop contraignants en termes d'horaires, leur permettant de travailler sur leurs projets artistiques, profitent d'un réseau issu de leur position sociale. Pas toujours, mais c’est vrai que ça aide. Moi, ma famille ne peut pas vraiment m'aider financièrement ou même au niveau relationnel.
Actuellement, je suis vendeuse à la librairie du Musée du Quai Branly. Ça se passe bien, j’espère juste pouvoir tenir assez longtemps physiquement pour pouvoir me sortir un peu la tête de l’eau. Je commence à vendre aussi, un peu, et j’ai une galeriste qui me soutient, donc ça aide énormément. Je fais aussi partie d’un collectif, KimPetrasPaintings, et vraiment, cette dynamique de travail en groupe me fait beaucoup de bien, tant humainement qu’artistiquement parlant. En parallèle, je continue de postuler à des bourses. Je sais que je n'ai quasiment aucune chance d'être prise, mais je le fais quand même parce que ça fait partie de notre travail d'artiste. J'essaie de faire ce qu'il faut, sans trop compter là-dessus.
"En parallèle, je vais postuler à des bourses. Je sais que je n'ai aucune chance d'être prise, mais je le fais quand même parce que ça fait partie de notre travail d'artiste. J'essaie de faire ce qu'il faut, sans trop compter là-dessus."
Je travaille et quand je serai au chômage, je serai une artiste au chômage. Pendant longtemps, j'ai pensé que je ferais un job alimentaire dans la culture, mais la moitié des gens qui font ça sont en stage et ne sont pas payés, alors j'ai abandonné cette idée. En fait, mon avenir dépendra de Pôle Emploi. C'est horrible à dire, mais c'est pourtant vrai : je suis très dépendante du chômage. Alors je ne sais pas, peut-être qu'un jour, j'aurai une incroyable notoriété et je vendrai mes pièces à plein de collectionneurs. Peut-être qu'un jour, Cattelan se sentira coupable et achètera toutes mes pièces, mais je ne vais pas trop compter là-dessus. J’avoue, je rêve un peu d’un truc comme ça, un revirement de situation improbable. Payer la retraite de ma mère avec ça, ce serait magnifique, vraiment ! La revanche, enfin.
"Peut-être qu'un jour, Cattelan se sentira coupable et achètera toutes mes pièces (...) J’avoue, je rêve un peu d’un truc comme ça, un revirement de situation improbable. Payer la retraite de ma mère avec ça, ce serait magnifique, vraiment ! La revanche, enfin."