L’homme qui marche s’est envolé. En moins de 10 minutes, les enchères ont quitté la stratosphère pour atteindre des sommes inimaginables : Près de 104 millions de dollars ont été déboursés par l’acquéreur de cette statue célèbre de Giacometti lors de sa vente chez Sotheby’s à Londres mercredi soir. La société espérait en tirer entre 19 et 28 millions de dollars. L’argent déboursé pour cette œuvre d’art dépasse de peu un Picasso, Le garçon à la pipe également vendu lors d’une mise aux enchères organisée par Sotheby’s en 2004.

Le montant concédé paraît d’autant plus important que l’homme qui marche possède quelques frères : il est issu d’une série de bronzes, réalisée entre 1960 et 1961, à partir d’un moule, contrairement au tableau de Picasso qui est bien évidemment unique. Giacometti est certes un des plus grands artistes du 20ème siècle, sa cote suffit-elle pour autant à expliquer les sommes atteintes lors de cette mise en vente ? La journaliste Lorette Coen, dans le Temps, ébauche une autre hypothèse qui n’a rien à voir avec les qualités plastiques de l’œuvre de l’artiste. Selon elle, il n’est pas surprenant qu’en ces temps incertains, le domaine de l’art fonctionne un peu comme une valeur refuge : «dans une période d’économie déprimée, alors que prédomine la demande d’objets d’une valeur inébranlable, les acheteurs pouvant se le permettre se sont rués sur l’occasion ».
La description par les médias de la vente de cette sculpture permet également éclairer une fracture qui divise le monde de l’art. Les acteurs du marché exultent et s’enthousiasment tandis que les historiens et certains commissaires d’expositions commencent à s’inquiéter. Le 24heures publie à ce sujet un excellent article recueillant les témoignages de Nadia Schneider, commissaire de l’exposition sur Giacometti qui se tient au Musée Rath de Genève et ceux de Caroline Lang, directrice de Sotheby’s Genève qui a assisté personnellement à la vente du Giacometti, cette semaine. Quand l’une confesse être partie « d’un rire nerveux » apprenant la nouvelle, l’autre s’extasie : « une telle vente ne peut être que le fruit de la passion et de l’émotion !».
Il y a quelque chose d’à la fois paradoxal et dégueulasse dans le montant atteint par cette statue. Ce prix est imposant, il déborde, il relève de la démesure et du trop plein. Alors que la série des statues conçues par l’artiste me semble précisément aller dans le sens inverse. Les silhouettes humanoïdes improbables paraissent en lutte avec la gravité terrestre et me semblent renvoyer à la condition humaine. C’est un peu comme si l’artiste s’était saisi de statues déjà existantes et s’était employé à les priver de la matière qui les constituait jusqu’à les réduire à leur part congrue d’humanité. Au-delà de cette limite, il n’y a plus rien qui n’ait de sens,semble nous murmurer L’homme qui marche. Cette série de Giacometti m’est toujours apparue comme un exercice d’effeuillage, un streap-tease ontologique. Le montant de la vente d’une de ces silhouettes fait figure de remplumage forcé. C’est comme si un gros dégueulasse avec des mains boudinées avait glissé une liasse dans le slip de l’homme qui marche afin de le confisquer et de le ramener à la maison pour son usage personnel. Une telle œuvre d’art se mérite. Et cela n’a rien à voir avec ce qu’on est capable d’allonger sur la table.
Guillaume Henchoz