
"La Journée d'un journaliste américain en 2889" est un récit iconoclaste à plus d'un titre. Le contexte de rédaction, d'abord. Cette nouvelle a été écrite par Michel Verne, fils de son père, publiée au nom de ce dernier, à l’insu de son plein gré comme dirait l’autre. Toutefois Jules en assumera la paternité et en retouchera certains passages. L’objet, ensuite. Il s’agit d’une bande-dessinée de Monsieur Guerse, accompagnée d’un dossier concernant la nouvelle, fort bien fourni, à la fois drôle et sérieux. Le récit enfin. Il est question d’une journée particulière de la vie de Francis Bennett, grand magnat de la presse au XXIXe siècle.
La première réaction du lecteur moderne tant de la nouvelle que de la bande dessinée est de s’étonner : ainsi les journalistes existeront encore dans huit siècles ! Le soulagement fait cependant vite place à l’amertume. Le métier n’a plus rien de très glamour en 2889. Alignés en rang d’oignons et s’adonnant à une activité qui ressemble à s’y méprendre à du bâtonnage de dépêches, les reporters du XXIXe siècle ont tout des forçats de l’info du XXIe. Francis Bennett, à la tête d’un empire médiatique sans concurrent, déboule de bon matin dans ce qui ressemble à un open space afin de prendre la température du monde et de donner quelques directives:

"— Mr. John Last, reprit-il en se tournant vers un autre de ses collaborateurs, je suis moins satisfait de vous ! Ca n’est pas vécu, votre roman ! Vous courez trop vite au but ! Eh bien ! et les procédés documentaires ? Il faut disséquer, John Last, il faut disséquer ! Ce n’est pas avec une plume qu’on écrit de notre temps, c’est avec un bistouri ! Chaque action dans la vie réelle est la résultante de pensées fugitives et successives, qu’il faut dénombrer avec soi, pour créer un être vivant ! Et quoi de plus facile en se servant de l’hypnotisme électrique, qui dédouble l’homme et sépare ses deux personnalités ! Regardez-vous vivre, mon cher John Last ! Imitez votre confrère que je complimentais tout à l’heure ! Faites-vous hypnotiser... Hein ? ... Vous le faites, dites vous ? ... Pas assez, alors, pas assez ! »
Cette petite leçon donnée, Francis Bennett poursuit son inspection et pénètre dans la salle du reportage. Ses quinze cents reporters, placés devant un égal nombre de téléphones, communiquaient alors aux abonnés les nouvelles reçues pendant la nuit des quatre coins du monde. L’organisation de cet incomparable service a été souvent décrite. Outre son téléphone, chaque reporter a devant lui une série de commutateurs, permettant d’établir la comunication avec telle ou telle ligne téléphonique. Les abonnés ont donc non seulement le récit, mais la vue des événements. Quant il s’agit d’un « fait divers » déjà passé au moment où on le raconte, on en transmet les phases principales, obtenues par la photographie intensive."
Les responsables de la publicité semblent un peu plus vernis. Ils crêchent beaucoup plus haut dans l’immeuble, au sommet pour tout dire. Il faut dire que le concept publicitaire de sir Bennett nécessite la présence d’une brigade anti-aérienne sur le toit de son immeuble : C’est depuis là que ses messages publicitaires sont en fait projetés sur les nuages.
Francis Bennett règne sans partage sur le monde de l'information... ce qui revient a dire qu'il règne sans partage sur le monde tout court. Son secret ? Il a su prendre un virage technologique qui l'a propulsé à la tête de cet empire médiatique. Il est l'auteur du "journalisme téléphonique : "Chaque matin, au lieu d'être imprimé, comme dans les temps antiques, le Earth-Herald est "parlé" : c'est dans une rapide conversation avec un reporter, un homme politique ou un savant, que les abonnés apprennent ce qui peut les intéresser. Quant aux acheteurs au numéro, on le sait, pour quelques cents, ils prennent connaissance de l'exemplaire du jour dans d'innombrables cabinets phonographiques. Cette innovation de Francis Bennett galvanisa le vieux journal. En quelques mois, sa clientèle se chiffra par quatre-vingt-cinq millions d'abonnés, et la fortune du directeur s'éleva progressivement à trente milliards, de beaucoup dépassés aujourd'hui. Grâce à cette fortune, Francis Bennett a pu bâtir son nouvel hôtel, - colossale construction à quatre façades, mesurant chacune trois kilomètres, et dont le toit s'abrite sous le glorieux pavillon soixante-quinze fois étoilé de la Confédération".

Un peu plus tard, notre magnat de la presse se rendra à son entrevue avec les ministres et les ambassadeurs. Il s’agit en fait ni plus ni moins de diriger les affaires du monde. Après avoir réglé le problème de la natalité en Chine en imposant la politique de l’enfant unique, c’est au tour du contentieux entre les Etats-Unis d’Amérique et la Grande–Bretagne que Sir Bennett doit s’efforcer de trancher. Pour un peu, on se croirait en séance de rédaction, avec le Consul d’Angleterre dans le rôle du journaliste effectuant une opération kamikaze auprès de son rédacteur en chef (ndlr : la notion d’« opération kamikaze » consiste à tenter de placer un article cher à son rédacteur mais ne cadrant pas avec la ligne du journal, Copyright Camille Krafft):
"- Et vous, monsieur, dit le directeur du Earth-Herald, en s'adressant au consul d'Angleterre, que puis-je pour votre service ?...
- Beaucoup, monsieur Bennett, répondit ce personnage, en s'inclinant humblement. Il suffirait que votre journal voulût bien entamer une campagne en notre faveur...
- Et à quel propos ?...
- Tout simplement pour protester contre l'annexion de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis.
-Tout simplement ! s'écria Francis Bennett, en haussant les épaules. Une annexion vieille de cent cinquante ans déjà ! Mais messieurs les Anglais ne se résigneront donc jamais à ce que par un juste retour des choses ici-bas, leur pays soit devenu colonie américaine ? C'est de la folie pure. Comment votre gouvernement a-t-il pu croire que j'entamerais cette antipatriotique campagne...
- Monsieur Bennett, la doctrine de Munro, c'est toute l'Amérique aux Américains, vous le savez, rien que l'Amérique, et non pas...
- Mais l'Angleterre n'est qu'une de nos colonies, monsieur, l'une des plus belles, j'en conviens, et ne comptez pas que nous consentions jamais à la rendre.
- Vous refusez ?
- Je refuse, et si vous insistez, nous ferions naître un casus belli rien que sur l'interview de l'un de nos reporters !
- C'est donc la fin ! murmura le consul accablé. Le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Bretagne sont aux Américains, les Indes sont aux Russes, l'Australie et la Nouvelle-Zélande sont à elles-mêmes ! De tout ce qui fut autrefois l'Angleterre, que nous reste-t-il ?... Plus rien !
- Plus rien, monsieur ! riposta Francis Bennett. Eh bien, et Gibraltar ?"
Ce passage a une véritable dimension prophétique : Comme le note Monsieur Vandermeulen sur son blog, « en 1898 déjà, dix ans seulement après la publication de La Journée d’un journaliste, le grand magnat de la presse William Randolph Hearst (le fameux modèle qui inspira Citizen Kane à Orson Welles) était déjà rendu responsable par certains de ses contemporains d’avoir provoqué la Guerre hispano-américaine dans l’unique but de faire connaître son média et d’augmenter les ventes de son journal. Une critique que l’on pouvait également formuler à l’encontre de son concurrent de l’époque, Joseph Pulitzer (celui-là même qui imagina le prix qui porte son nom), patron du New York World ».
L’univers vernien se prête bien aux adaptations graphiques et cinématographiques. La journée d’un journaliste américain en 2889 en apporte une preuve de plus. Toutefois, ce qui fait le sel de cette version particulière est que le livre ne se limite pas au récit imagé de la nouvelle de Verne et fils. On y trouve également une contextualisation du récit au ton pédagogique drôle et érudit, de courtes biographies des personnages qui ont maille à partir avec le récit, ainsi qu’une présentation critique des innovations technologiques présentées dans la nouvelle.
Quelques petites déceptions cependant : la nouvelle originale aurait pu figurer dans l'album récemment paru aux éditions 6 pieds sous terre. L'eau a coulé sous les ponts, elle est certainement libre de droit. Elle est d'ailleurs disponible en intégralité dans la mouture retravaillée par Verne père. On peut la lire en cliquant ici. De plus, l'édition est truffée d'erreurs d'orthographe et de syntaxe, comme c'est hélas trop souvent le cas dans les bandes-dessinées.

Guillaume Henchoz
Références : Monsieur Guerse, La journée d'un journaliste américain en 2889, (d'après l'oeuvre de Michel Verne), 6 pieds sous terre, 2009