Ils étaient nombreux les gars de police judiaire quand il a fallu arrêter Hannibal Kadhafi. Nombreux et tendus. Il faut dire que le prévenu était entouré d'une petite garde rapprochée. L'arrestation s'est donc avérée assez "physique" pour ne pas dire brutale : si les deux prévenus n'ont pas eu à souffrir physiquement de l'intervention, on ne peut pas dire que cela soit le cas pour les barbouzes protégeant Hannibal. A la décharge de la police, cette dernière ignorait complètement comment ils allaient réagir... Un début de polémique a secoué la République de Genève sur la procédure ayant mené à l'arrestation. Pour bien comprendre l'enjeu, il faut savoir que ce type d'affaires est instruite par un procureur. Ces derniers sont élus et défendent des couleurs politiques. Le procureur en chef est Daniel Zapelli, un radical (centre droit) en vacances au moment de l'arrestation qui a certainement vu d'un mauvais oeil la procédure lancée par son adjoint, Yves Bertossa - socialiste et fils de son père- à l'encontre du fils Kadhafi. On l'imagine, l'affaire a fait grand buit dans la Genève internationale, d'ordinaire si discrète et arrangeante. Pensez-vous, des étrangers qui maltraitent leurs domestiques ?! Mais enfin, cela ne nous regarde pas ! Si les milieux politiques et économiques auraient plutôt tendance à fermer les yeux, la décision d'instruire l'affaire est une bonne piqûre de rappel: la justice n'a rien à voire avec la diplomatie. L'affaire a été classée récemment. Il semble que les parties aient réglé leur différent à l'amiable. Le montant global des indémnités perçues par les plaignants n'est pas connu.
Les autorités libyennes sont rapidement montées au créneau. Dans un premier temps elles s'en sont prises à la famille d'un des plaignant qui résidait en Libye. Son frère et sa mère ont été incarcérés par les autorités de Tripoli avant d'avoir obtenu l'autorisation de rentrer dans leur pays d'origine, le Maroc. Le Colonel s'est ensuite fendu de déclarations à la fois comiques et pathétiques mais peu diplomatiques à l'égard de la nation helvétique. Il proposait encore récemment de démanteler la Suisse. La Suisse romande reviendrait à la France, la Suisse allemande à l'Allemagne et le Canton du Tessin à l'Italie. Pour la petite histoire, Kadhafi père ne s'est pas prononcé sur le sort du Canton des Grisons où l'on parle le romanche, une langue que nos voisins ne pratiquent pas... Moins drôle et beacoup plus problématique, la Libye a également séquestré - il n'y pas d'autres mots pour décrire cela - deux ressortissants suisses en voyage d'affaires à Tripoli. A partir de là, le balais diplomatique a décollé. Les relations, de tendues, sont passées à exécrables: la Libye avait en outre suspendu ces livraisons de pétrole en octobre 2008 à titre de représailles et retiré de nos banques les avoirs d'un montant estimé à 7,5 milliards de francs (suisses...).
Les suisses ont suivi l'affaire de près, vous pensez, ce sont un peu nos petites infirmières bulgares à nous. Sauf que nous ne sommes pas la Bulgarie et qu'en matière de bons offices, la Suisse fait à presque tous les coups cavalier seul. Point de Cécilia Sarkozy pour négocier le retour de nos deux compatriotes. Il y a peu encore c'était Jean Ziegler qui devait s'y coller(moins glamour, vous en conviendrez...). Sauf que... coup de théâtre, Hans Rudolf Merz -que vous ne connaissez pas et c'est normal car il est président de la Confédération helvétique mais ça change toutes les années- a fait le voyage à Tripoli, prononcé des excuses au nom de la Confédération et arraché la promesse aux libyens de rapatrier les deux suisses d'ici à début septembre.
Je ne vous cache pas que ça jase pas mal au café du commerce. D'un côté, il y a le soulagement de voir des compatriotes injustement séquestrés bientôt de retour au bercail. On imagine aisément le soulagement de leurs proche et leur famille. On s'y associe. Mais de l'autre, il y a une pillule bien amère à avaler. Merz a présenté des excuses concernant l'arrestation"injuste" du fils de Mouammar Kadhafi. D'autre part, les autorités libyennes ont obtenu la création d'une commission d'arbitrage qui enquêtera sur "l'incident de Genève". Il n'y a pas de quoi être fier. A regarder les choses en face, on peut même affirmer que la Suisse s'est couchée. A n'en pas douter, nos diplomates vont déguster dans les éditoriaux de demain. Il faut dire qu'une large partie de l'opinion publique s'était rangée du côté de la justice genevoise... ou du petit procureur sans peur et sans reproches. Le président de la Confédération qui débarque à Tripoli et s'applatit devant le Colonel (enfin, c'est métaphorique car je ne crois pas que ce dernier ait daigné lui accorder un entretien...)... A n'en pas douter, le comportement de ce pauvre Hans Rudolf risque d'être très mal digéré par de nombreux compatriotes. Avait-il pour autant le choix ?
Cette affaire me paraît assez bien illustrer les problèmes auxquels est confrontée notre nation en matière de politique étrangère. Notre concept de la neutralité nous a toujours poussé à faire cavalier seul. Nous ne sommes pas dans l'Otan, pas dans l'Europe, pas dans l'espace économique européen, à peine à l'ONU depuis quelques années. Ce côté à la fois neutre et décallé a permis à la Suisse de jouer un jeu diplomatique discret d'entremetteuse entre les factions de nombreux conflits. La neutralité du pays a certainement joué un rôle dans le développement des institutions internationales à Genève durant la Guerre Froide. Mais elle a aussi un prix. Dans le cadre du conflit nous opposant à la Libye, on a peu entendu d'autres États soutenir les efforts de notre diplomatie. Du coup, on comprendra mieux que dans le cadre de la négociation des otages helvétiques, la Suisse a peu de cartes a jouer, peu de leviers diplomatiques à actionner. Comme au poker si on ne veut pas se retrouver à poil, à la rue, on se couche. Avant qu'il ne soit trop tard. Notre président n'est pas un flambeur et au final, on aurait beau jeu de le lui reprocher.
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Guillaume Henchoz