
Ils s’appellent Danny Coughlin et Luther Laurence. L’un est un policier blanc issu d’une famille de flics irlandais, l’autre est un nouvel arrivant, il est noir noir, et traîne pas mal de casseroles derrière lui. Ce sont les personnages principaux du nouveau bouquin de Dennis Lehane, Un pays à l’aube. Peut-être faudrait-il ajouter qu’ils partagent la vedette avec Boston, la ville fétiche de l’auteur dont il est originaire. Boston qui constitue un personnage à part entière au fil de ses romans.
Boston donc, autour de 1919. Coughlin est chargé d’infiltrer divers syndicats radicaux, de dresser des listes et de les communiquer à ses supérieurs, son oncle et son père. C’est le prix à payer pour devenir inspecteur. Danny fréquente également le Boston Social Club, syndicat de la police qui n’a pas le droit d’utiliser ce terme. Il va devenir au fil de la trame l’un des acteurs de la grève des policiers qui marquera au fer rouge toute la ville durant l’été 1919. Laurence, de son côté, prend du service chez les Coughlin. Il vient de loin. Il cherche à se faire oublier. Ce ne sera évidemment pas le cas. Les destins croisés de Luther et Danny constituent les principales mailles de la narration. Mais d’autres personnages, nourrissent le récit : le jeune Edgar Hoover, futur patron du FBI, Babe Ruth, grande star du base ball des années 1920.
Violence partout, justice nulle part
La violence. Omniprésente, toujours latente, souvent explosive, injuste évidemment. La violence semble nourrir l’écriture de Lehane qui place son lecteur dans une position inconfortable : entre la fascination obscène et la volonté de comprendre.
La violence prend plusieurs formes. Il y a d’abord les grondements lointains de la fin de la Première Guerre mondiale. Un amuse gueule au regard de ce qui suit. Les soldats américains de retour au pays ramènent dans leurs bardas la grippe espagnole. Les hommes tombent comme des mouches, surtout les pauvres. C’est le signal. La plume de Lehane se déchaîne. Il y a ensuite les bas instincts humains, le racisme, la bêtise , la cupidité, l’ignorance. La violence vient se nicher jusque dans les rapports qu’entretiennent les membres de la famille Coughlin. Tout est basé sur les non dits, les faux semblants, les phrases sibyllines qu’il s’agit d’interpréter. Les personnages, un peu à la manière d’une tragédie grecque ou d’un roman de Zola, cherchent à échapper aux pesants déterminismes sociaux et familiaux. Bien sûr, c’est impossible. Et quand cela semble être le cas, ils n’en tombent que de plus haut.
Instance régulatrice suprême de la violence, la police se met en grève et cède son monopole à la rue : la chape de plomb qui pèse sur les individus semble se fissurer et les plus bas instincts se manifestent dans une explosion de violence qui embrase toute la ville. C’est l’anarchie.
Luther se sentit de nouveau emporté vers Scollay Park. Qui ressemblait à un zoo dont toutes les cages auraient été ouvertes. C’était le chaos partout. Hommes ivres insultant le pluie. Danseuses de cabaret hagardes, dépouillées de leurs parures, errant torse nu. Voitures renversées, feux allumés sur le trottoir. Pierres tombales arrachées au cimetière d’Old Granary et appuyées contre les murs et les clôtures. Un couple s’envoyait en l’air sur une Modèle T retournée, Deux hommes s’étaient empoignés dans Tremont Street, au milieu d’un cercle de parieurs et se battaient sur la chaussée parsemée de morceaux de verre ensanglantés. Quatre soldats traînèrent un marin inconscient jusqu’au pare-chocs d’une des automobiles renversées et pissèrent sur lui dans un concert d’acclamations enthousiastes. Une femme apparut à une fenêtre en criant à l’aide. La meute l’acclama. (…). Luther but quelques rasades tandis qu’une autre vitrine explosait et que d’autres cris de terreur ou gémissements de douleur fusaient de toutes parts pour se retrouver noyés sous les huées et les railleries de la ruche triomphante.
Mais la violence n’est pas que l’expression de bas instincts animaux qui s’exprimeraient lorsque la pression exercée sur la société se relâche. Elle est également nécessaire à la restauration de l’ordre.
- Je suis le capitaine Thomas Coughlin ! cria-t-il, le pied sur le genou de Phil la Fauche.N’obtenant pas le son qu’il guettait, il appuya plus fort.
Cette fois, l’os se brisa et un cri de douleur échappa au Gustie. Sur un geste de Thomas les onze hommes qu’il avait été capable de réunir se déployèrent devant les émeutiers.
- Je suis le capitaine Thomas Coughlin, répéta-t-il, et ne vous faites pas d’illusions, nous sommes prêts à faire couler le sang s’il le faut. Votre sang.
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants
Etrangement pourtant, une rupture par rapport aux précédents romans se fait sentir dans Un pays à l’aube. Sans dévoiler la fin de l’histoire, notons que cette dernière se termine sur des notes nettement plus positives pour les principaux protagonistes que dans les autres romans de Lehane. Mystic River, la série des Kenzie / Gennaro, Shutter Island : les précédents ouvrages de Lehane tenaient plus de la tragédie que de la tragi-comédie. Les personnages semblaient aussi étriqués dans leur destin que Daniel Brelaz dans un costume trois pièces (ya pas à dire, l’hyperlien c’est l’futur). Lehane dessert le nœud de cravate dans un pays à l’aube. Pourquoi ? Est-ce la rançon de la gloire et du succès qui le pousse à soustraire ses personnages de leur funeste destinée et à les doter d’un avenir confortable (à l’ouest, évidemment) ? Le côté « Happy end » du roman a en effet de quoi surprendre. Mais il mérite avant tout d’être relativisé. Si le livre se ferme sur une lueur d’espoir pour les principaux protagonistes, les combats qu’ils ont menés se bouclent sur un constat d’échec. Les récents succès de Lehane ainsi que sa notoriété montante ne l’ont pas pour autant transformé en optimiste forcené.
Références : Dennis Lehane, Un pays à l'aube, Payot/Rivages, 2009
Guillaume Henchoz