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Les mouvements sociaux reposaient sur une entente tacite entre l’Etat et les « acteurs sociaux » : l’Etat avançait des réformes, mesurait la résistance, et négociait sur la base de cette résistance. C’est ce qu’exprime le bon vieux slogan « Deux pas en avant, trois pas en arrière ». Ce système était propre à la période qui va de 1985 à la fin des années 90. Cette période était bien loin de la violence des affrontements de classe (y compris syndicaux) des années 60-70, sur fond d’une hausse effective de taux de profits qui bénéficiaient des politiques libérales impulsées sous Mitterrand, et sur la base de la défaite de l’offensive de classe de l’après-68. A partir de 1998, la part effective des salaires dans la valeur ajoutée s’est mise à augmenter, sans que le niveau des salaires ait significativement changé, c’est-à-dire que les taux de profits se sont mis à baisser, mettant ainsi fin à une brève embellie capitalistique, et durcissant de fait les politiques dites néo-libérales – les politiques propres au capital restructuré.
La crise économique de 2008 est venue accélérer radicalement cette tendance. Partout en Europe, des politiques d’austérité ont été menées par les Etats sous pression des institutions internationales, afin de mettre en place une sortie de crise qui soit la réalisation des tendances mêmes qui ont conduit à la crise.
Dix ans après, une relative sortie de crise s’est effectuée, par la baisse massive des salaires et des cotisations sociales, par la précarisation croissante de l’emploi, les Etats taillant dans le vif de toutes les formes de Welfare subsistant encore, afin de jeter des millions de prolétaires sur le marché, prêts à accepter de travailler sous n’importe quelles conditions. Cette sortie de crise reconduit effectivement les conditions de la crise, et prépare un nouvel effondrement, qui sera sans doute plus brutal encore, tant dans ses effets que dans sa gestion.
Dans ce nouveau contexte, le système des mouvements sociaux tel qu’il fonctionnait jusque dans les années 2000 est devenu obsolète. D’une part la capacité effective de résistance syndicale s’est érodée, et d’autre part la réaction des gouvernements successifs s’est faite de plus en plus brutale et fermée au « dialogue social ».
Là où les syndicats agissaient à un niveau quasiment symbolique, se contentant de montrer leur capacité de mobilisation en mettant des gens dans la rue et en organisant la grève, l’Etat les prend au pied de la lettre, les forçant à démontrer l’impossibilité dans laquelle ils sont de mettre leurs menaces à exécution, ou mettant en œuvre tous les moyens pour les en empêcher. Dès lors, c’est bel et bien à la criminalisation des mouvements sociaux à laquelle on assiste.
A la question-piège « A-t-on le droit de bloquer le pays ? », la réponse ne peut évidemment être que non. Les syndicats, qui sont des institutions n’ayant de validité que par la reconnaissance par l’Etat de leur caractère légitime, ne peuvent pas se placer d’eux-mêmes hors la loi. Dans toute grève et toute occupation, il y a des débordements. Les syndicats peuvent dans une certaine mesure se cacher derrière des actes individuels (« les gars en ont ras-le-bol »), les couvrir, ou parfois « dénoncer les violences ». On ne peut leur demander d’organiser les débordements, parce que ce n’est pas leur rôle. Leur rôle, c’est à la limite et dans le meilleur des cas de couvrir ces débordements grâce à la légitimité dont ils disposent. Cette légitimité, de plus en plus, n’est reconnue par l’Etat qu’autour de la table de négociation, pour ratifier ce qui a été décidé en amont, avec éventuellement quelques concessions d’ordre cosmétique pour ne pas leur faire perdre la face.
Cependant, plus la politique des gouvernements se durcit, plus les syndicats sont conduits à durcir eux aussi leurs actions. La question du blocage qui se pose depuis une dizaine d’années l’atteste.
En 2010, si le « blocage » des raffineries, loin d’être un arrêt total de la production, n’a consisté qu’en une mise en veille, de sorte que les raffineries puissent être remises rapidement en fonction, c’est simplement parce qu’un arrêt réel et total de la production s’apparenterait à un acte de sabotage, puni sévèrement par la loi. Les syndicalistes ne sont pas des desperados. En 2016, lors d’un autre mouvement des raffineries, l’Etat a puisé dans ses réserves stratégiques, comme en temps de guerre, et les panique aux pompes a plus été provoquée par l’afflux d’automobilistes que par une cessation effective de l’approvisionnement. En 2018, la SNCF instaure du covoiturage et offre une augmentation mensuelle aux cadres pour conduire les trains. Elle s’arrange pour faire que la grève saute-moutons utilisée par les syndicats pour faire durer le mouvement en limitant l’impact sur les salaires soit considérée comme une seule grève, et que tous les jours soient perdus. Il devient assez évident que le but est que, comme le disait Sarkozy, quand il y a une grève en France, on ne s’en aperçoive plus, voire que – dans le respect du droit de grève bien entendu – il n’y ait plus de grèves du tout.
La réalité, c’est que les syndicats n’ont ni la capacité, ni même le désir de « bloquer le pays ». C’est que les syndicats sont réellement composés de travailleurs, qui n’ont que leur emploi pour vivre, et sont de fait attachés à leur outil productif, comme les cheminots n’existent que sous la SNCF, et pour cela défendent le service public. Lorsque l’Etat les met au pied du mur et les pousse à exécuter leurs menaces, les syndicats et les travailleurs qu’ils représentent doivent bien reconnaître que la fonction des syndicats n’est pas de mener une insurrection, mais de négocier. La négociation n’est d’ailleurs pas le seul fait des directions reçues dans les ministères, elle se passe également au niveau des entreprises, et parfois en contradiction avec les axes décidés au niveau national. En 2013, par exemple, la CGT a refusé de signer les accords sur la « flexisécurité », tandis qu’en Aveyron, le syndicat local CGT « sauvait » une usine Bosch en consentant des baisses de salaires et un report des jours de RTT, dans le plus pur esprit « flexisécuritaire ». C’est que les directions font de la politique, et que la base doit croûter. L’existence quotidienne du syndicalisme consiste en ces ajustements quotidiens, loin des projecteurs des grands mouvements sociaux.
Mais si l’Etat, lors d’un mouvement, pousse les syndicats à se mettre hors la loi, et par là même les remet autour de la table de négociation dans les conditions qui lui sont le plus favorables, il affirme aussi de plus en plus qu’on peut se passer de négocier. Le 49-3 et les ordonnances sont là pour ça, mais aussi les procédures démocratiques : que le statut des cheminots et la loi sur l’ouverture de la concurrence passe devant l’Assemblée nationale, ça ne va constituer qu’un petit ralentissement dans la procédure, et peut-être faire durer les grèves, mais tout le monde connaît l’issue des débats dans une Assemblée majoritairement acquise aux réformes. C’est alors que le régime de parti unique institué par Macron tourne à plein rendement.
Le problème des mouvements sociaux, c’est justement qu’ils restent sociaux, qu’à travers les luttes et les critiques qu’ils formulent de la société, ils restaurent en négatif toutes les catégories de cette société qui n’est alors infiniment critiquable que parce qu’elle est infiniment sauvable. C’est ainsi qu’ils marquent critiquement, tous les trois ou cinq ans, les évolutions du capital, cheminant main dans la main avec lui sur la route de son développement. C’est ainsi que, prolétaires, nous cheminons main dans la main avec ce qui simultanément nous tue et nous fait vivre.
Dans cette situation bloquée, c’est le débordement qui s’affirme comme la seule issue envisageable. Les « mouvements sociaux », dans leur prétention à prendre en charge toute la conflictualité sociale, à incarner la lutte de classe elle-même, ont eu pour effet d’invisibiliser toute autre forme de conflictualité, de désigner ce qui est une lutte légitime et ce qui ne l’est pas, de réduire tout conflit à la revendication et au dialogue avec le pouvoir. On pense évidemment ici aux émeutes de 2005 dans les banlieues françaises, qui n’auraient peut-être pas été considérées si exclusivement comme une question de trouble à l’ordre public si le modèle dominant de la lutte n’avait pas été celui des mouvements sociaux. En 2016, lors de la lutte contre la loi Travail, les débordements systématiques ont contribué à réintroduire de la conflictualité là où il n’y avait plus qu’un rituel perçu comme creux et désuet : la fameuse manif « ballons-merguez ».
Dans le mouvement qui s’annonce, la violence subie ou pratiquée, l’absence de revendication comme condition nécessaire à l’action, le dépassement rendu nécessaire du problème de la légitimité de la lutte par sa déligitimation effective, vont de nouveau faire apparaître la question du débordement comme contraire absolu de la convergence des luttes, comme force centrifuge. Le cortège de tête lui-même, désormais institutionnalisé et ritualisé, devient un frein à ce mouvement centrifuge, en ce qu’il désigne les individus par leur appartenance socio-politique (« chasubles rouges et K-Ways noirs »), et se voit réduit à une forme convergente, prise dans la dynamique du mouvement social. Ce constat a déjà été fait par nombre de ceux qui y participaient. Le cortège de tête, dès que formalisé est devenu un objet politique, une affaire de militants, un discours idéologique. Il en est venu à nier ce qui l’avait constitué dans sa forme la plus vivante, et qui existe à un niveau ou un autre dans toutes les luttes de classe de ce cycle : agir et se rencontrer dans une indistinction sociale provisoire, cette indistinction même offrant la possibilité de « tout casser », c’est-à-dire ne rien revendiquer comme sien dans ce monde, ne rien construire, ne plus chercher de commun à l’extérieur de soi, désobjectiver le sujet. Faire sortir le débordement des cortèges où il est contenu, l’instituer comme forme de relation entre individus et, au-delà de l’émeute, le porter dans différents lieux – notamment les lieux de production, mais pas seulement – afin d’en déterminer l’usage immédiat en abolissant leur rôle social, c’est ce qui est posé par le moment où nous sommes : l’enjeu du communisme en actes.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’heure, on peut simplement constater le déclin des mouvements sociaux, leur incapacité à s’opposer à l’évolution du capitalisme, parce que du point de vue du travail, on n’est qu’un pôle de cette évolution, qui nous entraîne avec elle. On peut aussi constater, à travers ce déclin, l’échec idéologique du citoyennisme, et l’incapacité où lui aussi s’est trouvé de promouvoir des politiques effectives, coincé qu’il est dans son apologie de l’Etat et de la démocratie. Nous sommes de toute évidence à un moment de rupture, ou au moins de dislocation. On peut dès lors se demander la direction que prendront à terme les luttes de classe, qui ne se sont jamais limitées à la forme des mouvements sociaux, dans cet affaiblissement. Personne ne peut réellement pour l’heure répondre à cette question. C’est uniquement à partir d’une compréhension de la situation telle qu’elle est, entre autres selon les hypothèses qu’on a formulé ici, que nous pourrons, à partir de l’observation de ce qui se passe dans les cours des luttes quotidiennes, tenter de comprendre efficacement dans quel sens vont les choses. En ce sens, l’enjeu des luttes qui vont se dérouler en ce printemps 2018, au-delà de la victoire ou de l’échec du mouvement, sera aussi de nous indiquer vers quoi nous allons.