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Billet de blog 31 mars 2019

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Une économie nationale-populiste est-elle possible ?

Un extrait du texte "Thèses provisoires sur l’interclassisme dans le moment populiste" publié sur carbureblog.com en janvier 2019.

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Le populisme est le lieu de luttes de classe. Que le prolétariat y soit engagé, voire qu’il puisse y devenir dominant, ne garantit en rien le devenir révolutionnaire de ces luttes. Le populisme peut très bien exister avec l’intégration politique de larges fractions du prolétariat : c’est même sa fonction. Cependant, le prolétariat, qui est la classe qui porte la contradiction du mode de production, y introduit un élément d’instabilité permanente, en ce qu’il est le lieu du conflit permanent qui nous oppose au capital, l’exploitation : aucune partie stable ou intégrée du prolétariat n’a la garantie de le rester longtemps. Ce conflit ne se résout pas, comme le voudrait la gauche, en posant la « question sociale » comme centrale tout en laissant sa résolution aux « partenaires sociaux ». Le prolétariat, qu’on le veuille ou non, ne se laisse pas absorber paisiblement dans l’ensemble du corps social.

Cependant, la contradiction qu’est l’exploitation n’est pas une force naturelle du capital, une sorte de gravitation universelle qui s’appliquerait de manière uniforme partout. Elle constitue avant tout l’histoire du rapport de classes, et ses contre-tendances sont précisément ce qui donne sa dynamique au capital. La contradiction, si elle est au cœur du rapport de classe capitaliste, n’existe pas toujours et partout de la même manière, sans quoi le capitalisme aurait été un système mort-né. Parler de l’Etat et du populisme, c’est parler d’Etats particuliers, avec une économie propre, qui s’inscrivent chacun à leur manière dans l’ensemble économique capitaliste, et ont à réaliser en leur sein et sous ces conditions une certaine intégration des classes.

Il nous faut donc d’abord observer que lorsqu’on considère les mouvements populistes à l’échelle mondiale, tous se sont produits au sein d’espaces nationaux délimités, et selon des thématiques propres à ces espaces. Les politiques populistes de la période ne peuvent se comprendre qu’en fonction des zones de l’espace capitaliste dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Le populisme a des thèmes communs qui en font un continuum idéologique consistant, dont en premier lieu le nationalisme et le refus des étrangers qui fonde le peuple concerné au sein de son espace national, mais les échanges et la concurrence ne constituent pas un espace lisse, qui permettrait de définir une politique populiste et de l’appliquer partout de la même manière.

Il doit y avoir une économie populiste, et le populisme ne peut se contenter de discours. En France, le rôle de trublion idéologique qu’avait dans les années 1980-90 J.-M. Le Pen s’est mué (péniblement et avec des tensions internes importantes, comme la possibilité du Frexit, la mise entre parenthèses de l’antisémitisme, etc.) en un discours de gouvernement possible : les populistes doivent maintenant tenir compte de la possibilité d’avoir à gouverner dans le capital. Comme nous ne sommes plus en 1930, cela ne peut se limiter à une politique nationaliste et protectionniste à outrance (tous les Etats ne sont pas l’Amérique de Trump), il faut trouver des modes d’inscription dans le marché mondial en même temps qu’une gestion particulière de la main-d’œuvre.

Pour les pays de l’Est de l’Europe, comme la Pologne ou la Hongrie, on a affaire à des zones où le coût de la main-d’œuvre est faible, avec un appareil industriel vétuste dont la modernisation est en soi une source de plus-value, et qui sont de ce fait après la crise devenus attractifs pour les investisseurs. Dans ces zones, les PIB sont en nette progression, soutenus également (et c’est paradoxal) par les fonds structurels européens introduits après la crise. Ces zones traînent la croissance européenne, et le populisme peut s’y permettre une certaine redistribution, selon certains critères, qui semble valider son « modèle social ».

A l’intérieur de la classe capitaliste, le populisme peut également être le lieu d’une concurrence entre bourgeoisies pour l’accès stratégique à certaines des ressources qu’offre le pouvoir d’Etat (transports, communications, chantiers publics, etc.). Les pouvoirs économique et politique fusionnent alors, l’accès au pouvoir d’Etat permettant également à certains secteurs de la bourgeoisie d’influer sur le commerce mondial. Cette lutte de classe-là, interne à la bourgeoisie, est également à observer en détail.

C’est parce que les politiques économiques populistes s’inscrivent dans une période particulière, qui les rend possibles en même temps qu’elle en fait ressortir les limites que nous pouvons parler de « moment » populiste. Ce n’est pas seulement l’éternelle baisse des taux de profits qui est en cause, mais une conjoncture économique et politique particulière, qui dans le cas des pays de l’Est de l’Europe, voit le populisme surfer sur les contre-tendances à la baisse globale des taux de profit, qui leur permet de mettre en œuvre des politiques redistributives sous condition, en même temps qu’elle les contraint à s’insérer dans l’ensemble économique libéral européen. Par ailleurs, ces politiques redistributives vont se caractériser aussi par leur caractère sélectif, par l’affirmation des discriminations de genre et de race, et par un autoritarisme qui permet, lorsque le vent de la croissance tourne, de réprimer d’autant plus durement les récalcitrants que cela se fait au nom du « peuple », et que la répression peut s’asseoir sur une partie clientélisée du prolétariat. Le populisme n’annule pas les tensions de classe, il leur donne un sens particulier.

Traiter ces tensions internes qui ne sont rien d’autre que la structuration de classe des sociétés capitalistes, c’est évidemment le rôle de l’Etat, sa fonction, en temps de crise comme en période de prospérité, et c’est pourquoi l’interlocuteur, l’autre, le frère ennemi et le devenir des mouvements populistes est toujours l’Etat.

Mais au bout du compte, un Etat ne peut être « populiste » au plein sens du terme. Un dirigeant peut l’être, certaines options politiques peuvent être qualifiées de populistes, mais un Etat ne peut se consacrer seulement à la politique, il doit organiser « les rapports entre les hommes comme des rapports entre les choses », il doit assurer le bon fonctionnement de la société capitaliste. C’est ce « reste » impossible à résorber de l’intégration du prolétariat qui fait que les Chavez et Maduro ne peuvent rien faire d’autre au bout du compte qu’armer une partie du prolétariat contre l’autre. La résolution de la « question sociale » se fait plus souvent par la répression que par le partage des richesses. Entre les deux on a toutes les nuances de la charité sociale et du clientélisme, véritable terreau pour tous les opportunismes et les pratiques de corruption. Le populisme comme concurrence entre bourgeoisies produit de nouvelles élites, qui tombent elles-mêmes sous le coup des critiques qui les ont portées au pouvoir.

L’Etat en tant que tel a affaire à la société comme à un ensemble cohérent et hiérarchisé a priori : il y a autoprésupposition du rapport de classes dans le fonctionnement même de l’Etat, qui n’existe qu’à partir des rapports de classe proprement capitalistes, qu’une fois la valeur produite. Cet ensemble social n’est que secondairement la Nation, laquelle n’est que la formulation idéologique de ce qui doit bien se faire Etat capitaliste parmi les autres, sur le marché capitaliste existant. Le « patriotisme économique » est évidemment une blague, et c’est pour cela que tout le monde sent bien qu’un Etat à proprement parler populiste, un Etat où les tensions sociales se placeraient au cœur de l’Etat, ne saurait conduire qu’à la dictature, à la guerre civile ou à la guerre tout court. L’Etat populiste est forcément un compromis de classe, favorable à la classe capitaliste.

Pour cela, le retour à l’ordre populiste dans les termes de la politique ne saurait constituer une véritable sortie de crise, mais plutôt une mise en forme politique de la crise. Cette mise en forme populiste est peut-être l’objet politique adéquat à un moment où le capital n’a pas véritablement besoin de sortir de la crise, dans le sens d’une restructuration possible. Le populisme est peut-être la forme adéquate à l’aggravation de l’exploitation, ou une sorte de phase de transition au sein de laquelle se préparent les conditions d’une restructuration.  De la même manière que l’on considère que la police joue un rôle économique en en tant que gestion autoritaire de la main-d’œuvre, criminalisation et assignation, il faut prendre au sérieux le fait que l’activité politique de l’Etat, l’union dans la séparation qu’elle réalise puisse aussi avoir un rôle économique, au sens d’un mode d’intégration des conflits de classe. De ce fait, le populisme n’est peut-être pas en tant que tel une restructuration par la politique, mais une restructuration n’est possible qu’à la condition de la mise au pas des prolétaires, et ne signifie même au bout du compte que cela, plus la remontée des taux de profits. De ce point de vue, rien n’est fait mais le populisme peut être une proposition très intéressante pour la classe capitaliste. Toutes ces pistes doivent être explorées, mais il est peut-être trop tôt pour savoir quelle direction sera prise.

Quoi qu’il en soit, ce qui est maintenu ici comme une limite, c’est la segmentation elle-même, et la division en classes de la société. Le caractère contradictoire des intérêts particuliers susceptibles d’entrer en conflit se résout alors soit dans le chaos, soit dans la politique, mais cela ne se fait que sous la domination de la classe capitaliste et de ses clients. L’amalgame des revendications particulières ne fait pas sens à lui tout seul, le peuple privé d’Etat ne fait pas système pour soi, il n’est rien d’extérieur ni de préexistant, il n’a pas d’autonomie propre. Ce qui pour le prolétariat apparaît comme limite c’est l’impossibilité qui est propre à ce cycle de lutte de lui permettre d’accéder à une existence politique autonome, de se faire peuple à lui tout seul. Son existence n’est plus confirmée dans la dynamique du capital : pour exister politiquement il lui faudrait se fondre tout à fait dans la classe moyenne et sous ses conditions faire unité et s’intégrer au « peuple » ainsi constitué. Mais son unité se ferait alors contre lui-même, au seul bénéfice des segments intégrés (les prolétaires aux ressources stables, syndiqués, électeurs, propriétaires de leur logement, etc.), ce qui ne résout en rien les tensions sociales existantes. Aucune partie de la force de travail qui produit la plus-value n’est « intégrée » au point de voir son existence garantie au sein du mode de production. Cette impossibilité est ce qui fait du prolétariat une tension intérieure et un facteur de déstabilisation dans les luttes interclassistes.

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