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Billet de blog 11 novembre 2022

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Dystopies, maintenant.

Ce texte de Kim Stanley Robinson, l'une des plus grandes voix de la science-fiction américaine et l'un des premier à s'être intéressé à l'écologie, a été publié dans Commune Magasine en 2020.

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La fin du monde est terminée. Maintenant, le vrai travail commence.

La dystopie est le côté sombre de l’utopie. Les deux genres disent quelque chose de notre rapport au futur : les utopies expriment nos espoirs, les dystopies, nos craintes. Les dystopies sont à la mode, et pour cause : le futur nous est rarement apparu aussi sombre.

Ces deux genres ont une longue histoire. L’utopie remonte au moins à Platon, et depuis les origines, elle a une proximité avec cette forme encore plus ancienne qu’est la satire. La dystopie partage cette proximité. On dit d’Archilocus, le premier satiriste, qu’il avait le pouvoir de tuer quelqu’un en le ridiculisant : le projet de la dystopie est peut-être de tuer dans l’œuf les sociétés qu’elle décrit.

Cela fait quelques années que j’analyse la science-fiction comme ayant un double mécanisme, un peu comme les lunettes qu’on utilise pour regarder les films en 3D. La première « lentille » de ce mécanisme est la représentation d’un futur possible, une sorte de réalisme conjugué au futur. La seconde, une vision métaphorique de notre moment présent, comme un symbole dans un poème. Ces deux filtres se combinent pour produire une vision de l’Histoire, magiquement étendue à notre futur.

Si l’on suit cette définition, alors les dystopies actuelles sont plutôt du côté de ce second mécanisme. Elles existent pour exprimer notre ressenti sur le moment présent, centré sur la peur comme force culturelle dominante. Il y a assez peu d’effort pour imaginer un futur réaliste ; ce composant de la machine science-fictionnelle est manquant. Dans la trilogie « Hunger Games », par exemple, le futur qui est décrit n’est pas plausible, ni même possible sur le plan logistique, parce que là n’est pas le propos. Ces romans illustrent en revanche de manière remarquable le rapport émotionnel qu’ont les jeunes générations au futur, transformé par hyperbole en une sorte de cauchemar total. On pourrait presque ranger les dystopies de ce type sous la bannière du surréalisme.

Ces jours-ci, j’ai tendance à trouver les dystopies un peu à la mode, paresseuses, voire complaisantes : l’un des plaisirs de leur lecture, c’est ce sentiment réconfortant que notre présent, si catastrophique soit-il, ne va pas aussi mal que celui du roman. Les combats titanesques, sans cesse répétés, de leurs protagonistes nous donnent par contraste un sentiment de sécurité, de confort. De la catharsis ? Peut-être d’avantage de la complaisance, et la création d’une impression de sécurité par comparaison. Une sorte de schadenfreude néolibérale des pays développés envers ces infortunés citoyens de fiction, ces vies broyées par notre propre inaction politique. Si je ne me trompe pas, les dystopies participent de notre vécu collectif de désespoir.

Mais, d’un autre côté, elles expriment également une peur authentique. On parle beaucoup aujourd’hui de la « crise de la représentation », cette idée que plus personne ne se sent réellement représenté par son gouvernement, quelle qu’en soit la forme. La dystopie est sans doute l’une des expressions de ce sentiment de détachement et de manque d’espoir. Puisque rien ne marche, pourquoi ne pas tout faire sauter et recommencer ? Cela impliquerait que les dystopies sont en fait une sorte d’appel à un changement révolutionnaire. C’est sans doute en partie vrai : elles ont au moins le mérite de nous dire (même si c’est de manière répétitive, sans grande imagination et parfois avec une certaine forme de complaisance) que ça ne va pas.

On ne peut pas non plus oublier la présence en toile de fond du changement climatique, ce désastre techno-social annoncé qui a déjà commencé et qui sera le facteur surdéterminant dans l’histoire des siècles à venir, quoi que nous décidions de faire. Nous entrons dans la sixième extinction de masse, et la première dans l’histoire du monde à être causée par l’activité humaine. L’anthropocène est, en ce sens, une sorte de dystopie de la biosphère, et il devient chaque jour un peu plus réel en partie à cause des actions des petits-bourgeois consommateurs de dystopies écrites et filmées, donnant un caractère récursif assez cauchemardesque à l’ensemble du projet : non seulement quelque chose ne va pas, mais nous en sommes responsables. Et on ne peut s’empêcher de remarquer que nous n’en faisons pas assez, et que donc les choses vont s’empirer. Nous ne pourrons résoudre ce problème que par l’action collective, l’ascèse personnelle et le renoncement ne suffiront pas. Nous devons changer collectivement, et pourtant des forces très puissantes s’opposent à ce que nous assumions collectivement cet état de fait : alors, sommes-nous déjà en dystopie ?

Il nous faut rappeler ici, selon la logique du carré sémiotique, qu’utopie et dystopie impliquent logiquement d’autres concepts : l’utopie a son opposé - la dystopie - mais aussi son contraire, l’anti-utopie. En sémiotique, chaque concept a un anti-concept et un non-concept. Ainsi, si l’utopie est l’idée qu’un ordre politique meilleur est possible, la dystopie est son contraire, impliquant que le pire est également possible ; l’anti-utopie, elle, part du principe que l’idée d’utopie elle-même est fondamentalement erronée et mauvaise, et que toute tentative d’améliorer notre vie politique collective est condamnée à empirer la situation, créant volontairement ou involontairement un État totalitaire ou tout autre désastre politique. « 1984 » et « Le meilleur des mondes » sont deux exemples fréquemment cités de ces positions : si dans « 1984 », le gouvernement empêche sciemment les citoyens d’être libres et heureux, celui du « Meilleur des mondes » représente une tentative ratée de permettre à chacun d’accéder au bonheur. Comme l’a fait remarquer Jameson, il est important de s’opposer aux attaques politiques contre les idées utopiques, qui cachent généralement des positions réactionnaires favorables aux élites en place (qui vivent elles-mêmes une utopie mal cachée au milieu de la dystopie ambiante). Cette observation nous permet d’apercevoir le quatrième terme du carré sémantique, pour une fois facilement compréhensible : nous devons être anti-anti-utopistes.

Bien entendu, l’une des manières de l’être est précisément d’être utopiste : il me paraît essentiel de continuer à penser que la situation globale peut s’améliorer, et de réfléchir aux manières dont cela pourrait se passer. A mon sens, il faut ici éviter cet « optimisme cruel » cher à L. Berlant, qui implique que cette amélioration peut se produire sans qu’il soit nécessaire de l’imaginer. La direction à prendre est plutôt du côté de cette phrase de Romain Rolland, souvent attribuée à Gramsci : « pessimisme de la raison, optimisme de la volonté ». Ou bien peut-être devons-nous abandonner les catégories d’optimisme et de pessimisme : le travail est devant nous, quels que soient nos états d’âme. Ainsi, emmenés par notre effort intellectuel ou contraints par l’urgence et la catastrophe, nous construisons des utopies : c’est l’étape qui doit succéder à ce mouvement « dystopien » pour qu’il ne devienne pas un nouvel avatar du quiétisme politique, un outil de plus en faveur du contrôle et de l’immobilisme. Les choses vont mal, d’accord, très bien, assez causé : nous le savons déjà. La dystopie a fait son travail, elle est à présent dépassée, et continuer de creuser ce filon serait de l’ordre de la complaisance. L’étape suivante, c’est l’utopie, réaliste ou non – et peut-être plus particulièrement si elle est irréaliste.

Pour commencer avec un peu de réalisme : il est évident qu’une amélioration de notre situation présente est matériellement possible. La quantité d’énergie produite sur la planète, et notre expertise technologique collective, rendent tout à fait envisageable de construire une civilisation planétaire capable d’assurer les besoins collectifs en nourriture, eau, hébergement, habillement, éducation et santé de huit milliards d’humain tout en préservant l’existence des mammifères, oiseaux, reptiles, insectes, plantes et autres formes de vie avec qui nous partageons (et co-créons) notre biosphère. L’affaire n’est pas aisée et implique de nombreux défis à relever, mais aucune limite physique absolue ne s’y oppose. Notre tâche constitue donc à imaginer un chemin qui conduise à ce futur désirable.

Bien entendu, de nombreuses objections s’élèvent immédiatement : un tel projet serait trop difficile, contraire à la nature humaine, politiquement impossible, économiquement absurde, etc. Nous n’en croyons rien. Ces objections signent le passage de l’optimisme cruel au pessimisme stupide, ou au cynisme à la mode. Il est aisé de s’opposer au moment utopiste en invoquant un obscur et omniprésent « principe de réalité » généralement mal défini ; l’argument est surtout répandu chez les personnes les plus aisées.

Il est clair que nous entrons ici dans le domaine de l’idéologie, mais nous y sommes en fait depuis le début. On pourra ici, comme souvent, tirer profit de la définition de l’idéologie donnée par Althusser : le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence. Les idéologies sont partout : elles font partie de nos outils cognitifs de base, sans lesquels nous n’aurions aucun moyen de fonctionner dans le social. La question devient donc celle du choix idéologique, toujours en partie déterminé par ces « conditions réelles d’existence », mais qui reste également affaire de décision individuelle. Je ferais ici la suggestion d’adopter cette idéologie qu’on appelle « science », qui me paraît la plus adaptée à juger de ce qui est matériellement possible. La science est une sorte de vaste « intelligence artificielle », capable de prouesses intellectuelles inaccessibles à un individu solitaire – ce que Marx appelle « intelligence sociale » – et qui affine et améliore sans cesse la qualité et la véracité de ses assertions. C’est une idéologie extrêmement puissante. Pour ma part, je ne l’invoque ici que pour fonder mon assertion : notre production énergétique actuelle est suffisante pour garantir de bonnes conditions d’existence à tous les êtres vivants sur la planète, le problème est celui de la distribution. De nouvelles technologies, plus propres et, in fine, neutres en carbones, sont nécessaires mais non suffisantes : une distribution plus juste implique également de prendre en compte les activités dites de « reproduction sociale » à leur juste valeur dans nos calculs de la valeur économique.

Notre planète dispose des ressources suffisantes pour assurer à tous les êtres vivants de bonnes conditions de vie, et le soleil nous fournit assez d’énergie pour cela. C’est matériellement possible. Il est en revanche évident qu’il s’agit là d’un projet civilisationnel total, touchant à notre structure technologique, à nos infrastructures globales et à toutes les dynamiques de pouvoir. Il n’est pas garanti que cela reste possible à l’avenir, mais puisqu’il nous est possible aujourd’hui de créer une civilisation juste et soutenable, nous devrions nous y employer. Si la dystopie peut nous servir d’aiguillon, nous pousser à travailler plus dur en ce sens, alors très bien : écrivons des dystopies. Mais qu’elles restent au service de notre véritable projet : l’utopie.

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