I
C’est un jeu intéressant, quoi qu’un peu macabre, que l’on peut pratiquer lors de ces soirées qui rassemblent de nombreuses personnes que l’on connaît vaguement : tenter de deviner qui, si l’occasion se présentait, deviendrait nazi. Je crois y être devenue assez adepte ; j’ai eu de nombreuses occasions de pratiquer, tant en Allemagne qu’en Autriche ou en France. J’en ai identifié les diverses variantes : les nazis-nés, ceux que la démocratie elle-même a engendré, ceux qui suivraient le mouvement sans hésiter. Et je sais également reconnaître celles et ceux qui jamais, en aucune circonstances, ne deviendraient des nazis.
Il serait ridicule de penser que leur extraction raciale à quoi que ce soit à voir dans l’affaire. Tout au plus est-il possible – mais j’en doute – que les allemands y soient plus susceptibles. Et si les juifs en sont exclus, ce n’est que pur arbitraire. J’ai rencontré de nombreux juifs qui sont des nazis-nés, et d’autres qui salueraient le bras tendu demain matin s’ils en avaient l’opportunité. Certains ont même répudié leurs propres ancêtres pour devenir des « Nazis et Aryens Honoraires » ; parmi eux, quelques-uns sont allés jusqu’à rejoindre les services secrets hitlériens. Le nazisme n’a aucun lien avec l’origine ou la nationalité. Il attire un certain type d’esprit.
Il est aussi, de manière beaucoup plus nette, la maladie d’une génération : cette génération qui était jeune, ou pas encore née, à la fin de la dernière guerre. C’est aussi vrai pour les anglais, les français et les américains que pour les allemands. Le nazisme est la maladie de cette « génération perdue ».
Parfois, il me semble que des facteurs plus directement biologiques entrent en jeu : un certain type d’éducation, d’alimentation et d’activité physique, qui a produit une nouvelle sorte d’humain à la nature profondément déséquilibrée. Gavés de vitamines, ils sont remplis d’une énergie que leur intellect ne suffit pas à discipliner. Leur éducation les a libérés de toute inhibition. Leurs corps sont vigoureux. Leurs esprits sont immatures. Leurs âmes ont été presque totalement négligées.
Quoi qu’il en soit, faisons à présent le tour de l’assemblée.
Debout devant la cheminée, un verre de whisky presque intouché posé sur le linteau, se tient M. A, héritier d’une des plus grandes familles américaines. Aucune édition de l’American Blue Book n’a paru sans que quelques-uns de ses ancêtres y figurent. Désargenté, il gagne son pain comme éditeur. Il a reçu une éducation classique, et possède un goût délicat et cultivé pour la littérature, la peinture et la musique ; il est absolument dépourvu de snobisme ; il est plein d’humour, de courtoisie et d’esprit. Il était lieutenant pendant la Grande Guerre, est proche politiquement des Républicains, mais a voté deux fois pour Roosevelt. C’est un homme modeste, pas particulièrement brillant, un ami d’une grande fidélité, et il apprécie particulièrement la compagnie des jolies femmes spirituelles. Sa propre femme, qu’il aimait passionnément, est morte, et jamais il ne se remariera.
Il n’est pas du genre à attirer des éloges pour son courage extraordinaire. Mais je mettrais ma main au feu que rien sur cette terre ne pourrait faire de lui un nazi. Il n’aurait aucune satisfaction à les combattre, mais jamais ils ne pourraient le convertir. Pourquoi donc ?
A côté de lui se tient M. B, un homme de la même classe sociale. Il a fréquenté les mêmes universités, mais lui est riche ; c’est un amateur de chevaux qui possède une célèbre écurie de course. Vice-président d’une banque, il a épousé une dame bien connue dans la haute société. C’est un homme agréable et populaire. Mais si l’Amérique devait devenir nazie, il rejoindrait certainement le parti, et parmi les premiers.
Pourquoi donc ? Pourquoi l’un, et pourquoi pas l’autre ?
M. A a construit sa vie sur un ensemble de règles qui lui dictent son comportement personnel. Bien qu’il n’ait pas de fortune, sa discrète distinction et son éducation lui ont toujours garanti une place dans la société. Il n’a jamais été pris dans la compétition ; c’est un homme libre. Je doute qu’il ait jamais dû faire quoi que ce soit contre ses désirs, ou qui aille contre ses principes. Le nazisme le heurterait dans ses convictions, et il n’a jamais pris l’habitude de faire des concessions.
M. B s’est élevé au-dessus de ses qualités naturelles grâce à sa bonne santé, son air avenant et son charisme inné. Il s’est marié pour l’argent – tout comme il a fait beaucoup d’autres choses pour l’argent. Ses valeurs ne sont pas les siennes, mais celles de sa classe sociale, ni plus, ni moins. Il n’a aucun problème à se couler dans le moule qui lui assure le succès, et c’est là sa seule mesure du vrai et du bon : le succès. Le nazisme en tant que mouvement minoritaire ne l’attirerait pas un instant. Mais comme mouvement susceptible d’accéder au pouvoir, il en serait immédiatement proche.
L’homme morose à côté du canapé, qui parle avec une charmante émigrée française, est déjà un nazi convaincu. M. C est un intellectuel brillant et plein d’amertume. Il vient d’une famille pauvre du Sud des Etats-Unis ; il a rejoint grâce à des bourses deux universités prestigieuses, dans lesquelles il a remporté tous les honneurs académiques mais n’a jamais été invité à rejoindre aucune fraternité. Brillant, il a rapidement obtenu des postes politiques, puis est devenu associé dans un grand cabinet d’avocats avant d’être recruté comme conseiller par une puissante firme de Wall Street. Il a toujours fréquenté les hommes importants et a toujours été mis de côté socialement. Ses collègues ont admiré son talent et ont su s’en servir, mais ne l’ont que rarement invité à dîner.
C’est un snob qui hait son propre snobisme. Il méprise les hommes autour de lui (il méprise, par exemple, M. B) car il sait que ce qu’il a dû arracher à force d’un travail acharné, B et ses semblables l’ont obtenu simplement par leurs relations. Mais ce mépris est inextricablement mêlé d’envie. Sa haine pour la classe dans laquelle il s’est si péniblement inséré n’a d’égale que sa haine pour celle dont il est issu. Il hait sa mère et son père, parce qu’ils sont ses parents. Il vomit tout ce qui lui rappelle son origine et les humiliations qu’il a subi. Il est profondément, amèrement antisémite car l’insécurité sociale des juifs lui rappelle sa propre insécurité psychique.
La pitié, il l’a entièrement supprimée de sa nature ; quant à la joie, il ne l’a jamais connue. Il n’est qu’ambition amère et brûlante. Son but : s’élever si haut que plus personne, jamais, ne puisse l’humilier. Non pas régner, mais être l’éminence grise, tirant les ficelles de pantins issus de son cerveau. Déjà, certains parlent avec ses mots, sans même l’avoir jamais rencontré.
Le voilà : son discours est emprunté, peu fluide ; il est courtois. Il inspire un respect froid et distant. Mais voici un homme extrêmement dangereux. S’il était primitif et brutal, il serait un criminel, un meurtrier. Mais il est subtil et cruel. Il aurait une haute place dans un régime nazi. Ce régime aurait besoin d’hommes comme lui : intelligents et sans pitié.
Mais M. C n’est pas un nazi-né. Il est le produit d’une démocratie qui prêche l’égalité sociale en toute hypocrisie, tout en pratiquant le plus aveugle et brutal des snobismes. C’est un homme sensible et talentueux que l’humiliation a rendu nihiliste. Il rirait aux éclats devant une exécution.
Il me semble que, de tous nos convives, le jeune D est le seul nazi-né. D est le fils unique et gâté d’une mère trop indulgente. Il n’a jamais été contrarié de sa vie. Son seul passe-temps est de voir jusqu’où il peut aller dans l’outrance. Il est constamment arrêté pour excès de vitesse, et sa mère paie les amendes. Il a été abominable avec deux épouses, et sa mère paie les pensions alimentaires. Sa vie se passe dans la recherche de sensation et la théâtralité. Il ne se préoccupe d’absolument personne d’autre que lui. Il est extrêmement beau, d’une beauté cavalière et vide, et particulièrement vaniteux. Il sauterait sur l’occasion d’enfiler un uniforme qui le mettrait à son avantage et lui permettrait de donner des ordres.
Mme E, quant à elle, ne perdrait pas une seconde pour devenir nazie. Cela vous étonne ? Elle semble si douce, si collante, si défaite. Elle l’est, en effet. C’est une masochiste. Elle est mariée à un homme qui ne perds pas une occasion de l’humilier, de lui donner des ordres, de la traiter avec moins de considération que ses chiens. C’est un scientifique célèbre, et Mme E, qui l’a épousé très jeune, s’est convaincu de son génie ; de là, elle voit sa propre dévotion presque canine, sa totale absence d’amour-propre, comme une sorte d’absolu de la féminité. Elle parle avec désapprobation des épouses trop « masculines », ou insuffisamment dévouées. Son mari, cependant, la trouve profondément ennuyeuse et la néglige complètement. Elle cherche donc quelqu’un d’autre à qui faire l’offrande de son extatique rabaissement. Elle ne serait que trop heureuse d’être la première héroïne à proclamer la naturelle subordination de la femme.
Mme F, en revanche, ne sera jamais nazie. C’est la femme la plus courue de notre réception : charmante, gaie, pleine d’esprit, et montrant sans cesse les sentiments les plus chaleureux. Elle fut une actrice célèbre il y a une dizaine d’année, puis s’est mariée dans la joie, donnant promptement naissance à quatre enfants ; habite une maison charmante ; n’est pas riche, mais n’a pas de soucis d’argent ; ne s’est jamais coupée de sa première profession, et est pleine de santé et de bon sens. Elle a mené sa vie comme elle l’entendait depuis l’enfance, et a beaucoup contribué à la carrière de son mari (un avocat) ; elle serait la fleur de n’importe quel salon, dans n’importe quelle capitale, et est aussi américaine que les feux d’artifice du 4-juillet.
II
Qu’en est-il du majordome qui sert à boire à tout ce beau monde ? Je regarde James d’un œil amusé. James ? Aucun risque. James a toujours servi la plus haute aristocratie, voit les nazis comme des parvenus communistes, et a un sens extrêmement développé pour les « personnes de qualité ». Il sert notre éditeur taciturne avec cet air amical qu’ont les bons domestiques envers ceux qu’ils considèrent comme dignes de leur service, et notre amateur de chevaux de course avec une froide et raide politesse.
Bill, le petit-fils du chauffeur, donne un coup de main au service ce soir. Pur produit de l’éducation publique new-yorkaise, il travaille la nuit dans ce genre de petits boulots pour payer son éducation à l’université locale ; il fait des études pour devenir ingénieur. C’est un « prolétaire », même si vous ne le devineriez jamais en le voyant sans son tablier. Il joue extrêmement bien au tennis, qu’il enseigne l’été dans des villégiatures bourgeoises, est bon nageur, a d’excellentes notes, et est convaincu que l’Amérique est un grand pays – ne laissez personne vous dire le contraire. Il a été communiste pendant quelques mois, puis cela lui est passé comme les oreillons. Il n’a pas été appelé au contingent à cause d’un problème aux yeux, mais il veut concevoir des avions de chasse, « comme Sikorsky ». Pour lui, Lindbergh n’est « qu’un pilote comme un autre, avec une grande baraque et une femme pleine aux as », et « il n’arrête pas de mal parler des Etats-Unis et de dire qu’on ne pourrait pas arrêter Hitler même si on le voulait ». A ce moment de la conversation, Bill ricane.
G est un jeune homme extrêmement intellectuel, ancien enfant prodige. Il réfléchit aux choses en profondeur depuis l’âge de neuf ans, et possède l’un de ces esprits capable d’expliquer rationnellement à peu près n’importe quoi. Je le connais depuis dix ans, et l’ai entendu expliquer avec enthousiasme les théories de Marx, le crédit social, la technocratie, l’économie keynésienne, le distributisme selon Chesterton, et à peu près toutes les autres grandes idées imaginables. M. G ne sera jamais un nazi convaincu car il ne sera jamais convaincu de rien. Son cerveau fonctionne totalement à côté du reste de sa personne. Si jamais le nazisme arrive, cependant, M. G pourra sans difficultés l’expliquer en détail et le présenter sous son meilleur jour. Mais M. G est aussi, par nature, un « déviationniste ». Lorsqu’il jouait à être communiste, il était plutôt trotskiste ; lorsqu’il discutait les idées de Keynes, il proposait ses propres corrections ; Chesterton avait des propositions intéressantes, mais était trop lié à la philosophie catholique. On peut donc être sûr que M. G ne serait nazi que du bout des lèvres, avec un certain nombre de réserves prudentes. Il ne manquerait pas d’être purgé.
H est historien et biographe. C’est un américain du Midwest, d’une famille d’origine hollandaise. Il a toute sa vie été éperdument amoureux de l’Amérique. Il peut citer des chapitres entiers de Thoreau et des volumes de poésie américaine, d’Emerson à Steve Benet. Il a lu les lettres de Jefferson, les archives d’Hamilton, les discours de Lincoln. Il collectionne les meubles américains anciens, vit en Nouvelle-Angleterre, cultive la terre à ses heures perdues mais réussit à ne pas y perdre trop d’argent, et déteste ce genre de soirées. Son sens de l’humour est robuste et plutôt corsé ; c’est un homme peu conventionnel, qui a perdu son poste à l’université à cause d’une histoire d’amour. Il a ensuite épousé la dame en question, et ils vivent depuis heureux comme les deux pêcheurs qu’ils sont.
H n’a jamais douté un instant de son Américanité. Ce pays est son pays, et il le connaît d’Atlanta (Géorgie) jusqu’à Zapata (Texas). Ses ancêtres ont combattu pendant la guerre d’indépendance, et toutes les autres guerres américaines. Un intellectuel, mais le genre d’intellectuel qui dégage une légère odeur d’étable. C’est un homme jovial et de nature paisible, mais si qui que ce soit essaie un jour de transformer l’Amérique en une imitation du système d’Hitler, de Mussolini ou de Pétain, H le combattra les armes à la main. Il est trop libéral pour le dire à haute voix, mais il est convaincu qu’aucun Américain dont les ancêtres sont arrivés après la guerre d’indépendance ne comprends réellement ce pays, et ne combattrait vraiment pour lui contre le nazisme (ou toute autre idéologie étrangère).
Mais H se trompe sur ce point. Il y a quelqu’un d’autre dans cette assemblée qui prendrait les armes à ses côtés, et ce n’est même pas un citoyen américain. C’est un jeune émigré allemand, que j’ai moi-même invité. Les autres convives le regardent avec suspicion : il est si Germanique, si blond, si bleu de regard, si bronzé – on est presque surpris qu’il ne porte pas le short. Il ressemble à un Nazi de magazine. Son anglais est imparfait ; il ne le parle que depuis cinq ans. Il est issu d’une vieille famille prussienne. Après la guerre, il a rejoint le mouvement de la jeunesse, puis la Reichsbanner pour défendre la république de Weimar. Tous ses amis allemands, sans exceptions, sont maintenant nazis. Sans un sou en poche, il a marché jusqu’en Suisse pour poursuivre ses études sur le grec du Nouveau Testament; après avoir suivi les cours du grand théologien protestant Karl Barth, il est parti en Amérique grâce à l’aide d’un ami rencontré à l’université, qui lui a trouvé un poste d’enseignant dans une prestigieuse école privée. Il a depuis quitté ce poste pour travailler dans une usine aéronautique, de nuit, ou il fabrique les avions qu’on enverra à l’Angleterre pour vaincre l’Allemagne. Il a tout lu sur l’histoire américaine, connaît Whitman par cœur, ne comprends pas pourquoi si peu d’américains ont vraiment lu les Papiers fédéralistes, et est un partisan des Etats-Unis d’Europe, d’une Union du monde anglophone, et d’une révolution démocratique dans le monde entier. Il est convaincu que l’Amérique est la patrie de l’évolution créatrice et qu’un destin glorieux l’attends si elle parvient à se libérer de sa complaisance bourgeoise, de son industrie bureaucratisée et de son gouvernement tentaculaire.
Les autres convives pensent qu’il n’est pas américain, mais il l’est plus que n’importe lequel d’entre eux. Il a découvert l’Amérique, et est habité par l’esprit des pionniers. Il est furieux contre cette Amérique qui refuse de réaliser sa force, sa beauté et son pouvoir. Il parle des hommes qu’il rencontre dans son travail à l’usine…il a choisi cet emploi « pour comprendre la véritable Amérique ». Il trouve ces hommes extraordinaires. « Vous, les intellectuels américains, pourquoi n’allez-vous jamais parler avec ces hommes-là ? »
Je souris amèrement en moi-même, certaine que si jamais nous déclarions la guerre aux Nazis il serait immédiatement emprisonné, laissant M. B, M. G et Mme E répandre le défaitisme dans les rassemblements comme celui-ci. « Bien sûr, je n’aime pas particulièrement Hitler, mais… »
M. J, là-bas, est juif. M. J est un homme fort important. Il est immensément riche : il a fait fortune par des postes de directeur dans une douzaine d’entreprises, par un excellent mariage, par son flair pour la spéculation, et par son talent inné pour l’argent et son amour inné du pouvoir. Il est aussi arrogant qu’intelligent. Il fréquente très peu de juifs. Il déplore toute mention de la « question Juive ». Il est convaincu qu’Hitler « ne doit pas être compris sous l’angle de l’antisémitisme ». Il pense que les juifs « devraient être très réservés sur les questions politiques ». Il voit Roosevelt comme « un ennemi des affaires ». Pour lui, « la nomination de Frankfurter à la Cour suprême a été un désastre pour les Juifs ».
Le morose M. C (le seul authentique Nazi de ce salon) engage avec lui une conversation attentive et flatteuse. M. J est en accord complet avec M. C, et le trouve d’ailleurs tout à fait avenant. Il prend soin de s’enquérir de son nom, car c’est la première fois qu’il le rencontre. « Un homme tout à fait intelligent ».
K contemple la scène d’un regard tristement amusé. M. K est lui aussi juif, un Juif du Sud des Etats-Unis. Il parle avec l’accent traînant de sa région et raconte des histoires inimitables. Il y a dix ans, il possédait une affaire extrêmement prospère qu’il avait construite en partant de rien. Il l’a vendu un bon prix, a financé ses proches dans leurs projets de carrière, et profite actuellement d’une rente d’environ cinquante dollars par semaine. A quarante ans, il a commencé à publier des articles sur les lieux et les coutumes des recoins obscurs de l’Amérique. Célibataire triste qui fait rire aux éclats les autres convives, il voyage continuellement, connaît l’Amérique sous tous ses angles, et l’aime profondément, de manière réservée, sans en faire étalage. Il est très ami avec H, le biographe. Tout comme ceux de H, ses ancêtres habitaient le pays bien avant la Guerre civile. Il trouve le jeune Allemand fort sympathique. Au cours de la soirée, on finit par les retrouver ensemble dans un petit salon : le gentleman de la Nouvelle-Angleterre, l’intellectuel rural du Midwest, la femme heureuse et aimée des dieux, le jeune allemand, le juif taciturne et posé du Sud. Dans l’autre pièce, les autres.
M. L vient d’arriver. M. L est un véritable lion, ces jours-ci. Notre hôtesse était dans tous ses états lorsqu’elle m’a dit au téléphone « …et L sera là aussi. Vous savez comme il est difficile de l’avoir en ce moment ». L est un dirigeant syndical extrêmement influent. « C’est un homme du peuple, ma chère, mais il est réellement fascinant». L est un homme du peuple, tout aussi fascinant que notre banquier amateur de chevaux, de la même manière et pour les mêmes raisons. L pérore sur « le tiers de la nation », et il profite amplement de son statut de champion des opprimés. De tous les hommes présents, c’est celui qui a la plus belle voiture ; son salaire ne signifie rien pour lui, car il vit aux frais du syndicat. Il connaît les industriels les plus puissants du pays, et s’accorde avec eux pour dire que la tâche des forts est de faire travailler les faibles ; il a transformé la négociation collective en une obligation légale de le stipendier, lui et ses alliés, comme les agents des « travailleurs », dotés du pouvoir de taxer les salaires et de faire de cet argent ce que bon leur semble. L est l’un des nazi-nés les plus forts dans cette pièce. M. B le regarde, plein de mépris et de haine, mais M. B l’utilise. L parle déjà comme lui. Il a toute l’intelligence du Néanderthal, mais son instinct pour le pouvoir est infaillible. En privé, il taxe les Juifs de « parasites ». Personne ne lui a jamais demandé quel peut bien être la fonction créative d’un agent grassement payé qui prélève un pourcentage sur le salaire de millions d’hommes et le dépense pour augmenter son propre pouvoir politique.
III
C’est un jeu amusant – quoi qu’un peu macabre – ce jeu du « Qui devient nazi ? ». Pour le simplifier, il faut penser en termes de personnalités.
Les hommes et les femmes qui sont naturellement bons, heureux, courtois, sûrs d’eux ne deviennent pas des nazis. Qu’ils soient le philosophe au nom illustre, ou Bill à qui la démocratie a permis d’étudier pour concevoir des avions, jamais vous n’en ferez des nazis. Mais l’intellectuel frustré et humilié, le spéculateur riche et craintif, le fils trop gâté, le tyran syndical, l’opportuniste qui a réussi : tous, dans un moment de crise, pourraient le devenir.
Vous pouvez me croire : les bonnes personnes ne deviennent pas des Nazis. Ce n’est pas une question de race, de couleur, de foi ou de classe sociale. C’est quelque chose qu’ils portent en eux. Ceux qui deviennent nazis, ce sont celles et ceux qui n’ont rien en eux qui puisse orienter leurs choix : ni éducation, ni bonheur, ni sagesse, ni un code personnel, qu’il soit moderne ou réactionnaire. C’est un jeu amusant. Essayez-le pendant votre prochaine soirée.