Un pacte de corruption « inconcevable, inouï, indécent » : la force des mots du procureur financier à la barre du tribunal de Paris pour désigner l’imbrication des liens noués entre Nicolas Sarkozy et l’ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi autour du financement de la campagne présidentielle de 2007 s’est traduite, jeudi 27 mars, par une demande de peine contre l’ancien chef de l’État à la hauteur de la gravité du préjudice subi par les citoyennes et les citoyens : sept ans de prison ferme, 300 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité et d’interdiction d’exercer une profession juridictionnelle. Sans compter la désignation infamante de « commanditaire ». Contre ses acolytes ex-ministres, Claude Guéant et Brice Hortefeux, et les intermédiaires, Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, les magistrats requièrent des sanctions de trois à six ans de prison, auxquelles s’ajoutent des dizaines de milliers d’euros d’amende.
Alors que le jugement de l’affaire libyenne sera connu dans quelques mois, un tel réquisitoire constitue une première dans l’histoire pénale et politique française pour un ancien président de la République. Du jamais-vu, qui aurait pu tout aussi bien n’être littéralement jamais vu si Mediapart n’avait pas commencé à tirer les fils, il y a quatorze ans, de cette histoire dans laquelle l’intérêt de quelques-uns a prévalu sur l’intérêt général.

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Tenue à bout de bras par Fabrice Arfi et Karl Laske, cette enquête journalistique, dont les premiers articles ont été publiés en 2011 et dont la justice s’est emparée à partir de 2013, cristallise ce que Mediapart sait faire de mieux : un travail long et patient de mise en confiance de sources, de recueil de témoignages et de documents, de vérifications systématiques et rigoureuses et de respect scrupuleux du contradictoire.
Un travail chronophage et coûteux, rendu possible par notre indépendance totale à l’égard de tous les pouvoirs économiques et politiques. Mediapart est un journal sans publicité, sans aides publiques, sans actionnaires milliardaires, sans mécènes et sans liens commerciaux avec les Gafam. Nos revenus (24,9 millions de chiffre d’affaires, pour 3,3 millions de bénéfice net en 2024) ne viennent que de nos abonné·es. Je reprends : un travail chronophage et coûteux rendu possible par les plus de 240 000 personnes qui, contre vents et marées, soutiennent financièrement notre projet éditorial. Merci à elles.
Certaines semaines plus que d’autres, l’actualité judiciaire résonne des enquêtes portées à la connaissance du public par Mediapart. Outre les réquisitions dans l’affaire libyenne, vous avez lu dans nos colonnes, si l’on s’en tient au champ politique, la demande de renvoi du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, devant le tribunal correctionnel pour « chantage, soustraction, détournement de fonds publics par un dépositaire de l’autorité publique et participation à une association de malfaiteurs ». Là encore, l’affaire a été révélée par Mediapart, et plus précisément par Antton Rouget : elle porte sur des soupçons de chantage exercé contre l’ancien premier adjoint Gilles Artigues, un rival potentiel du maire, filmé dans une chambre d’un hôtel parisien, en janvier 2015, en train de se faire masser par un escort-boy. Elle a valu à notre journal, en novembre 2022, une tentative de censure préalable, totalement étrangère au droit de la presse et indigne d’une démocratie, que nous avons combattue devant la justice et contre laquelle nous avons obtenu gain de cause.
Lundi prochain, ce sera au tour de Marine Le Pen, puisque est attendu le jugement de l’affaire des assistants parlementaires, débusquée, dès 2013, par Ludovic Lamant et Marine Turchi. À l’issue du procès, en novembre 2024, le parquet avait requis cinq ans d’inéligibilité contre l’ex-numéro un du Rassemblement national (RN) avec exécution provisoire, c’est-à-dire sans suspension en cas d’appel. L’avenir politique de la potentielle candidate d’extrême droite à l’élection présidentielle est en jeu.
Dans un autre domaine, celui des violences sexistes et sexuelles, que Mediapart a été l’un des premiers journaux français à défricher dès 2016, quelques mois avant l’éclosion du mouvement #MeToo, l’acteur Gérard Depardieu a été interrogé, cette semaine, à la barre du tribunal correctionnel de Paris répondant du chef d’agressions sexuelles, un an après les premières révélations de Marine Turchi. Dix-huit mois de prison avec sursis probatoire et 20 000 euros d’amende ont été requis contre lui.
Enfin, les maltraitances à l’école : nos enquêtes sur la mécanique du déni et de l’omerta ayant permis d’étouffer, jusqu’aux mensonges du premier ministre François Bayrou, les abus endurés, des décennies durant, par des élèves de l’établissement scolaire privé catholique Notre-Dame-de-Bétharram, se sont invitées au centre du débat public. Et ont incité les membres de la commission parlementaire diligentée sur les modalités du contrôle par l’État des violences dans les établissements scolaires à auditionner nos journalistes David Perrotin et Antton Rouget.
Nos révélations, aujourd’hui reprises par la justice ou la représentation nationale, nous ont valu d’incessantes attaques des personnes mises en cause et de leurs défenseurs. Parfois aussi de certains de nos confrères, nous rappelant l’affaire Cahuzac – cet ex-ministre socialiste du budget détenteur d’un compte caché en Suisse – qui a donné lieu à la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATV), qui depuis lors rend publics les avoirs des élu·es, et du Parquet national financier (PNF), celui-là même qui vient de rendre son réquisitoire contre Nicolas Sarkozy et de ses associés…
Elles nous ont, dans le même temps, valu votre soutien, si précieux, qui nous permet de continuer notre travail. Vous nous écrivez pour nous dire que vous comptez sur nous. « Heureusement que vous êtes là », entend-on aussi. Et cela nous encourage.
Cet impact, dont, pour la première fois cette année, nous avons tenté de mesurer l’importance dans un rapport spécial, est la matérialisation de notre utilité et de la vôtre.
Dans un moment où les démocraties sont fragilisées comme jamais, nous revendiquons notre rôle de contre-pouvoir. En plaçant celles et ceux qui gouvernent face à leurs responsabilités, nous leur demandons des comptes, au nom des citoyennes et des citoyens : le droit de savoir, aussi vieux que la République, est ce qui nous lie à vous.
Sans nous, vous n’auriez pas su ; mais sans vous, nous n’aurions pas pu. Nous n’aurions pas pu poursuivre, dans cette adversité qui dérange les pouvoirs établis, nos investigations. Tel est le sens de ce « pacte de confiance » – à l’opposé du « pacte faustien » évoqué dans l’affaire libyenne – que nous avons noué. Il se nourrit de ce qui nous rassemble : la conviction que la vérité des faits, qui refuse la censure et l’autocensure, est le socle fondamental d’une démocratie vivante, au service de la liberté d’informer et de l’intérêt général.