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Heureusement qu'il faisait beau et que la Mercedes était un bon bateau !!
C'est ce que chantait mon père quand nous sortions du Vieux Port de Marseille direction les îles du Frioul, ou bien vers un des nombreux postes de pêche de sa connaissance.
Je me souviens du premier moteur à manivelle, qui donnait du fil à retordre à mon papa, pendant que nous attendions sur le ponton, appelé à Marseille "la pane". Quand le moteur daignait démarrer nous poussions un soupir de soulagement et embarquions sur la barquette, mon frère ma sœur et moi.
Ma maman fermait la file avec les paniers de serviettes, et le pique nique très variable, un simple sandwich ou une soupe au pistou maison, et parfois les spaghettis aux clovisses, un délice.
Sur le bateau chacun de nous devait trouver sa place entre les palangrottes, le casse piade, le salabre, l'échelle pour descendre à l'eau (un sacré luxe acheté sur le tard), l'ancre et sa corde qui occupaient la moitié du bateau, sans compter le grappin pour s'amarrer aux rochers.
Dans le Vieux Port, il fallait naviguer au ralenti et faire attention aux autres bateaux, surtout les voiliers qui font n'importe quoi comme disait mon père mais plus encore au terrible Ferry Boat, dont le statut de navire prioritaire l'autorisait à nous barrer la route sans daigner dévier de sa trajectoire. Mesdames et messieurs, faites place à sa majesté du vieux port sous peine d'être fusillé par un coup de sirène qui s'entendra jusqu'à la bonne mère . Faut voir à pas lui chercher d'embrouilles au capitaine du Ferry Boat !! Il faut le contourner par derrière, c'est la loi du Vieux Port !!!
Du haut de mes onze ans, à cheval sur la proue du bateau, j'éprouvais un sentiment de bonheur indescriptible, que d'ailleurs je n'essaierai pas de vous expliquer, parce que les mots parfois sont réducteurs.
Certains bonheurs sont comme le parfum, en connaître la composition ne rend pas compte de l'alchimie qui permet à ses fragrances d'émerveiller l'odorat.
Parfois mon père me confiait le sort du bateau. "Fille, prends la barre" et fière comme Artaban, je me trouvais soudain investie d'une mission d'importance, j'avais charge d'âme et de navire. Sous des airs confiants, mon père, une gauloise au coin des lèvres, surveillait sa capitaine d'un œil vigilant tout en préparant ses palangrottes qu'il prononçait "palangotte" comme nous tous, ses pierres et ses élastiques puisqu'il en faut pour attraper des daurades, une pratique qu'on nomme pêche à la moule emboitée. Vous n'en connaîtrez pas davantage sur ce qui reste un secret maison 50 ans plus tard. Secret défenses de bateau.
Inutile de décrire mon bonheur quand une fois sachant tenir un cap, l'Amiral en chef de notre flotte m'autorisait à mettre plein gaz. Mercedes ne pouvait certes pas rivaliser avec les puissants « hors bords » de l'époque, mais pour l'enfant que j'étais, leurs performances n'étaient rien comparées à la sensation d'une main trempée dans l'eau claire ou au spectacle des vaguelettes crées par l'aire du bateau. J'étais cette enfant, émerveillée, enchantée par les plaisirs simples que le rafiot paternel lui procurait.
Mon grand père Albert avait initié très tôt son fils Jeannot, mon père aux plaisirs de la pêche à la ligne qui, plus tard, le lui rendit bien en l'embarquant aussi souvent que possible sur Mercedes.
Albert, à son retour des camps de la mort et après des années d'un rétablissement long mais hélas pas total, avait choisi de s' "exiler" dans un petit village du Vaucluse au début des années 60. Il revenait rarement à Marseille où il avait été capturé, torturé et emprisonné en 1944 et seulement pour voir son fils et taquiner le pageot et le sar avec lui sur Mercedes.
Mon père, c'est la guerre d'Algérie où il avait été deux fois appelé qui l'avait traumatisé mais il n'en parlait jamais. Silence total. Place à la vie, dont il était passionné. A bord de Mercedes il était comme un poisson dans l'eau.
Au printemps et en été, on pêchait "la soupe" : girelles, sarans, roucaous, castagnoles qu'on rejetait à l'eau parce que ça bousille la soupe de roche (gout amer).
Attention, à la pêche jamais de filet, que la ligne, pas de carnage !!!
Il était très fort mon papa, (normal, c'était mon père). Il lui arrivait souvent de faire un carton. Trente kilos de daurades royales. Je faisais alors la marchande de poissons itinérante chez les commerçants de la rue, le chapelier, le tailleur, les voisins et autres "marchands de tout" qui passaient commande.
J'avais trouvé ma vocation du moment, marchande de poiscaille haute comme trois pommes.
Poissons enveloppés dans du papier journal s'il vous plaît, pas de plastique made in china !!
Fin de l'épisode 1.
La suite est là :
https://blogs.mediapart.fr/carlita-vallhintes/blog/040522/prendre-le-large-avec-mercedes-saison-2
Flyer du projet :
(je suis tenue par le timing du dossier à remettre à la fondation du patrimoine)