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Billet de blog 5 octobre 2024

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Les dix mois qui ébranlèrent l’Argentine

Une mobilisation géante s’est déroulée le mercredi 2 octobre en défense des universités publiques dans tout le pays et contre le veto du président à une loi, approuvée en septembre au Sénat, déclarant l'Université en « urgence budgétaire ». Un taux de pauvreté au plus haut et une chute du soutien au gouvernement de Javier Milei complètent un bilan accablant.

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De Jujuy à Ushuaia, les rues et places de dizaines de villes se sont remplies contre ceux qui veulent liquider l’une des rares politiques d’État qui subsiste en Argentine. Les recteurs des universités, les organisations syndicales de professeurs, d’étudiants, syndicats ouvriers, militants de gauche, péronistes, progressistes, radicaux, se sont retrouvés devant le Congrès, à Buenos Aires, dans le rassemblement central de répudiation des mesures d'austérité féroces du gouvernement et en défense de l'enseignement universitaire et de l’éducation en général.

Cette deuxième mobilisation exprime également un important rejet du gouvernement Milei, marqué par l’obsession du  « déficit budgétaire zéro ». Un dernier sondage montre une augmentation de l’image négative du président à 58 %.

Illustration 1
En défense de l'éducation © Kaloian Santos

« Nous avons fait passer l’inflation de 17 000 % à 54 % en un mois. » peut-on lire dans l’entretien de Javier Milei réalisé par le journaliste français du JDD News du 25 septembre qui titre « Ses leçons qui pourraient inspirer la France » {Sic}. Inutile d'en dire plus sur l’ensemble de mensonges et de propos surréalistes de Milei, propres de celui qui prétend être "l'un des deux hommes politiques les plus importants de la planète Terre" lors d’un interview de la chaîne LN+ argentine le 1er septembre. L’autre homme est, selon lui, Donald Trump.

Illustration 2
Javier Milei © Kaloian Santos

Précisons que l’inflation annuelle était de 157 % en novembre 2023. Suite à la dévaluation de 50 % du peso du 12 décembre décrétée par Milei, l’année 2023 termine avec 211 % d’inflation. Au mois d’août de cette année l’inflation interannuelle argentine était de 236,7 % et rien n'en indique qu’elle pourra descendre drastiquement d’ici à fin décembre.

Pauvreté

Plus de cinq millions de personnes sont tombés dans la pauvreté depuis que Milei est devenu président. Le taux de pauvreté officiel a grimpé de 11 points au cours des six premiers mois de 2024 pour atteindre 53 % de la population, le chiffre le plus élevé depuis deux décennies. Près de sept enfants sur dix sont pauvres en Argentine. Les données publiées par INDEC (l'Institut des statistiques et du recensement) montrent que la situation est particulièrement critique pour les enfants : 66 % des enfants de moins de 14 ans sont pauvres, soit un total de 7,2 millions.

Les données officielles montrent que les premiers mois du gouvernement d'extrême droite ont également porté un coup terrible aux plus démunis, ceux dont les revenus sont si faibles qu'ils ne peuvent même pas se permettre d'acheter de la nourriture. Le taux d’indigents a augmenté de six points, pour atteindre plus de 18 %, soit 8,5 millions de personnes.

Cette augmentation représente un défi majeur pour un exécutif en guerre contre les organisations sociales, qui organisent les soupes populaires gratuites avec beaucoup moins d'aide de l'État qu'il y a un an. En effet, fin août la justice avait mené une perquisition au Ministère du Capital Humain de la ministre Sandra Petovello, dans l'affaire des denrées alimentaires retenues. Cette mesure a été ordonnée par le juge Sebastián Casanello dans le cadre de l'enquête ouverte suite aux 6 000 tonnes de produits alimentaires achetés par l'État qui n'ont pas été distribués.

Illustration 3
Mobilisation des retraités © Kaloian Santos

Depuis des semaines les retraités manifestent pour l’actualisation des pensions et sont systématiquement réprimés. La pension minimale en Argentine est de 234 000 pesos (239 dollars au taux officiel), auxquels s'ajoute l'équivalent de 70 dollars à titre de compensation pour l'aligner sur le panier alimentaire de base. Ce revenu est bien inférieur aux dépenses moyennes d'une personne âgée, car il ne prend pas en compte les dépenses de santé ou autres liées à l'âge. Une loi favorable aux retraités fut votée afin de récupérer leur pouvoir d’achat. Milei a réussi à opposer son veto, approuvé finalement par le Congrès. Pour remercier les 87 députés, ils furent invités à une « grillade » à la résidence présidentielle et traités de « héros » par Milei.

Concernant les attaques à la santé publique, on vient d’annoncer la fermeture prochaine de l’hôpital « Laura Bonaparte » : il s'agit du seul hôpital national spécialisé dans la santé mentale et la toxicomanie. Dans une déclaration, l'assemblée des travailleurs a dénoncé que « la fermeture des urgences est l'étape préalable à la fermeture totale de l'hôpital, laissant des milliers de patients sans traitement souffrant de troubles mentaux, y compris des enfants et des adolescents.

Emploi

Les chiffres de l'emploi publiés par l'INDEC montrent que tous les indicateurs se sont dégradés. Luis Campos, chercheur à l'Institut d'études et de formation de la CTA (Central de Travailleurs Autonome), souligne que le chômage et le sous-emploi ont tous augmenté. Sur une population active de 14 millions, il y a près de 1,1 millions de chômeurs. Selon un rapport de l' « Institut pour la pensée et la politique publiques », 74 % des emplois détruits au cours des six premiers mois du mandat de Milei étaient des emplois salariés formels. La baisse des salaires réels n'a pas généré une augmentation proportionnelle des emplois et les problèmes d'emploi coexistent avec l'effondrement des revenus. Cette réalité a un impact direct sur un électorat qui a vu en Milei une illusion, souligne le même rapport.

Les données du deuxième trimestre 2024 montrent une récession qui s'étend. En une année la construction a chuté de 22% et l'industrie de 17%. En l'espace de six mois, 10 000 PME ont disparu depuis l'arrivée du gouvernement de Javier Milei. C'est ce que dénonce publiquement l’ENAC (Entrepreneurs nationaux pour le développement de l'Argentine) dans un document du 9 juillet. Le modèle libertarien « détruit 50 PME par jour, dans une Argentine sans plan économique et qui génère des incertitudes sur le climat des affaires », ont-ils déclaré.Mais l‘effet qui montre l'échec des fondamentalistes du marché est l'effondrement de l'investissement privé, qui a chuté de 29,4 % en glissement annuel.

Dette et investissements

L'Argentine a enregistré une dette extérieure brute de 286,8 milliards de dollars à la fin du premier semestre 2024, dont 41,5 milliards de dollars avec le Fonds monétaire international (FMI). Un montant de 24 milliards de dollars arrivera à échéance en 2025 et le marché s'inquiète de savoir comment il sera remboursé. Il s'agit d’une partie de la dette publique totale en dollars, comprenant les engagements envers les organisations internationales et celles des provinces. Il n'y a aucune chance de refinancement sans l'élimination des restrictions de change, qui vont perdurer encore en 2025 selon Luis Caputo, le ministre de l’économie.

Sous le gouvernement de Javier Milei, chaque semaine, une multinationale fait la une des journaux parce qu'elle a décidé de quitter le pays. Ce paradoxe, vécu par un gouvernement qui se veut le plus pro-marché de l'histoire, a conduit le gouvernement libéral-libertarien n'est pas à une contradiction près : il va désormais chercher en Chine communiste les fonds qu'il ne trouve pas dans les pays occidentaux. Les données dévastatrices sur la chute des investissements ont été confirmées par le cabinet conseil Orlando Ferreres, l'un des plus respectés du marché. Face à cette situation, Milei a évité un clash avec la Chine dans son discours à l'Assemblée de l'ONU le 24 septembre, comme il l'avait prévu. Le portail argentin LPO (La politique on line), indique que c'est sa sœur Karina qui a poussé au revirement et qui prépare maintenant une visite dans la puissance asiatique en quête des dollars qu'ils ne trouvent pas en Occident.

Illustration 4
Javier et Karina Milei © Kaloian Santos

Le cas emblématique de Petronas. La compagnie national de pétrole malaisienne a décidé de se retirer du projet de construction d'une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) à Bahia Blanca, en partenariat avec YPF (Compagnie pétrolière argentine), un investissement de 30 milliards de dollars. Selon le magazine « Energía&Negocios », bien qu'il n'y ait pas eu d'explication officielle, cette décision est attribuée à des facteurs tels que l'incertitude macroéconomique et le changement arbitraire de l'emplacement du projet pour des raisons de politique intérieure. En effet, le président Milei avait décidé que le projet serait déplacé dans une autre province en raison de son hostilité à l’encontre de Axel Kicillof, le gouverneur kirchneriste de la province de Buenos Aires ou devait se situer l’usine. En outre, l'alignement du gouvernement de Javier Milei sur Israël, contrairement à la position pro-palestinienne de la Malaisie, et le renoncement de l'Argentine à rejoindre le bloc des BRICS peuvent également avoir influencé la décision. Écouter le président du pays où des milliards vont être investis, dire « J'adore être la taupe qui détruit l'État de l'intérieur » a dû avoir un impact bien plus important sur la décision de Petronas que n'importe quelle fluctuation du marché international.

La « Loi Bases »

Ces dix mois ont été marqués également par des attaques contre l’État de droit, à travers de décrets comme le DNU 70/2023 qui fut finalement refusé par le Parlement. Mais en juin, le gouvernement Milei obtient une première victoire avec le vote de la «Loi Bases et points de départ pour la liberté des Argentins» qui octroie super pouvoirs pour Milei: démantèlement de l’État, flexibilisation du travail et avantages pour les grandes entreprises. Elle a été adopté de justesse par le Sénat dans la nuit du mercredi 12 au jeudi 13 juin - la vice-présidente Victoria Villarruel a tranché en apportant sa voix car le Sénat était divisé à égalité: 36 voix pour, 36 contre. La séance fut un marathon et la mobilisation sociale à l’extérieur du Sénat a été très fortement réprimée. La ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich a non seulement organisé la répression policière mais orchestré des provocations lui servant à criminaliser la protestation sociale.

Des super pouvoirs pour Milei. La loi déclare l’état d’urgence pour un an dans les domaines administratif, économique, financier et énergétique. Pendant cette période spéciale, l’exécutif argentin disposera des pouvoirs législatifs dans ces domaines clés, c’est-à-dire qu’il pourra réformer ou approuver des lois sans passer par le Congrès. La législature a finalement accordé cet instrument à Milei, bien que pour la moitié du temps qu’il souhaitait et dans un tiers des domaines demandés dans le projet de loi initial de décembre 2023.

La loi prévoit également la privatisation des entreprises publiques, la fermeture d’organismes publiques dans les domaines culturels, scientifiques, de l’information et de droits humains. Le gouvernement vient de décréter la privatisation de « Aerolíneas Argentinas », la compagnie aérienne nationale, très contestée par les syndicats du secteur. La compagnie aérienne avait été renationalisée en 2008 par le gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner.

La reforme du droit du travail prévoit un programme de régularisation des emplois non déclarés avec remise de dettes pour les employeurs, un nouveaux régime de licenciement qui pourrait remplacer les indemnités de licenciement traditionnelles et l'allongement de la période d'essai.

Régime d’incitation aux grands investissements (RIGI). Il s’agit de l’un des chapitres les plus controversés. Il garantit des avantages fiscaux, douaniers et de change pendant 30 ans pour les projets d’investissement de plus de 200 millions de dollars dans des secteurs stratégiques tels que l’énergie, l’exploitation minière, l’agroalimentaire et la technologie. En outre, il offre aux entreprises une protection réglementaire contre les changements législatifs futurs: les litiges devraient être réglés par des tribunaux internationaux.

Amnistie fiscale. Les fraudeurs fiscaux pourront blanchir des capitaux non déclarés sans payer d’amende, à condition que l’argent qui entre dans le système financier argentin ne quitte pas le pays avant le 31 décembre 2025.

Illustration 5
Javier Milei © Sur X

Pour conclure, ce bilan non exhaustif des dix mois de gouvernement, montre non seulement le manque d’empathie du président envers les citoyens mais plutôt de la cruauté. Le sociologue Jorge Elbaum le résume dans cet extrait d’article : « La cruauté de Javier Milei s'impose comme un ethos fier de sa brutalité compétitive et mercantile : dans la jungle où survivent les plus forts, c'est le lion qui est chargé d'imposer sa férocité pour discipliner les êtres situés au bas de la chaîne existentielle. Ainsi, la cruauté cherche sa légitimité dans la répétition. Dans ce cas, le bourreau savoure sa proie tout en considérant qu'il désarticule le tissu d'un corps social collectif qu'il abhorre et méprise. »

« Resumen Latinoamericano », 1/10/2024

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