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Billet de blog 16 octobre 2023

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Le négationnisme de Javier Milei imprègne la campagne électorale en Argentine

La question de droits humains est devenue un des points centraux de la dispute politique dans cette campagne électorale. Dimanche 22 octobre prochain, les Argentins éliront-t-ils celui qui veut détruire les acquis sociaux et revenir au XIX siècle ?

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Le cas de Javier Milei n'est pas un éclair qui tombe d'un ciel serein, ni un acte de force d'un seul homme, mais plutôt que sa candidature concentre et cristallise un univers d'idées émergeant d'un moment spécifique qui dépasse les individus qui l'incarnent.

Javier Milei s'est lancé dans la politique depuis les studios de télévision, où il a soulevé le public avec des cris, des insultes et des propositions en faveur de la vente gratuite d'organes ou d'enfants. Lorsqu’il a obtenu un siège au Congrès lors des élections législatives de 2021, il a cessé d’être seulement un spectacle et il est devenu un problème pour la droite comme pour la gauche.

En Argentine, la publication de la plateforme électorale de « La Libertad Avanza », le parti de Javier Milei, met en évidence une tendance à la suppression des droits et à une précarité encore plus grande de la vie. Il propose de supprimer la plupart de ministères, d’abolir le salaire minimum, les aides sociales, les syndicats et les retraites, libéraliser l'achat et la vente d'armes et abroger la loi sur l'avortement et l'éducation sexuelle ainsi que de supprimer la Banque centrale et dollariser l’économie.

Le déni de démocratie comme système de gouvernement souhaitable et perfectible, et l'inexistence de la notion de droits humains dans le discours de Javier Milei, met en tension l'une des questions qui ont été au centre du débat public depuis le retour de la démocratie. Cette tension ouvre la porte à la dispute sur la signification des événements qui se sont déroulés pendant la dernière dictature militaire, avec tout le poids et les conséquences que cela implique en Argentine.

Les discours « négationnistes », marginaux avant 2015, ont commencé à émerger durant les quatre années du gouvernement Macri : « l’escroquerie des droits humains » exprimé à plusieurs reprises par l’ex président, la mise en cause du chiffre de 30 000 disparus soutenu par Darío Lopérfido, ministre de Culture de la ville de Buenos Aires (entre février et décembre 2015) qui selon lui « était un mensonge pour obtenir des subventions ». Face à l’indignation des organisations de DDHH il a dû démissionner.

Selon Javier Milei, lors du premier débat télévisé du 1er octobre entre les cinq candidats à la présidence, ce ne fut pas une dictature, mais une « guerre » entre l’État et les guérillas de gauche, qui a été menée au cours des années 1976-1983 en expliquant que les forces militaires ont seulement commis des « excès », une rhétorique bien connue en Argentine pour nier tout projet systématique d’élimination des opposant·es politiques durant la période, qu’ont pourtant documenté plus de 350 procès et 1126 condamnations.  Quant aux disparu·es, « ils ne furent pas 30 000 », comme l’affirment les mouvements de droits humains mais selon Milei très exactement « 8 753 », reprise des premiers chiffres publié en 1984 dans le rapport de la CONADEP (Commission Nationale sur la Disparition de Personnes) (1)

Soutenir qu'il y a eu une guerre en Argentine (thèse rejetée en 1985, et de toute façon, s'il y en a eu une, la Convention de Genève n'a pas été appliquée) avec des excès (euphémisme pour la systématisation des enlèvements, de la torture, des vols de la mort, des vols de bébés), c'est ignorer la force des arguments contre cette idée, la jurisprudence en vigueur et, pire encore : c'est répéter la logique des arguments de tortionnaires Videla et Massera, et donc, la perpétuation du discours des bourreaux.

Victoria Villaruel

Le candidat Milei à choisi comme candidate a la vice présidence, Victoria Villaruel. Cette avocate de 48 ans issue d’une famille de militaires très impliqués dans la répression dictatoriale, est devenue l’une des figures clés de la campagne du libertarien. Milei, qui l’a surnommée un temps la « Dame de fer » en hommage à Margaret Thatcher, a prévu de lui confier l’ensemble des dossiers qui touchent à la sécurité intérieure, la défense et le renseignement. Elle fait partie d’une nouvelle génération d’extrême droite, qui excelle à falsifier l’histoire de la dernière dictature, de manière plus fine et efficace que ne l’ont fait les propres militaires dans les années 1980 et 1990. Son combat, c’est de freiner l’avancée des procès pour crimes contre l’humanité car selon elle, ces procès ne doivent pas avoir lieu ». 

En axant sa bataille sur la reconnaissance des victimes civiles provoqués par les organisations armées (Montoneros et ERP), et en prenant soin de ne jamais justifier explicitement la dictature, Villarruel a mis au point une rhétorique plus acceptable auprès du grand public, au service de la droite argentine la plus rance. 

Au début des années 2000, elle a co-créé un collectif éphémère, « Les jeunes pour la vérité », qui organisa des visites en prison auprès du général Jorge Rafael Videla (décédé en prison en mai 2013). Dans une enquête approfondie, le journaliste Ari Lijalad, du portail d’info « El Destape », écrit que Villaruel a rendue visite à 10 génocidaires dans la prison de Marcos Paz entre 2014 et 2016 : certains ont été impliqué dans plus de 250 enlèvements, dans 25 cas de torture et de disparitions, ou pour avoir participé aux commandos paramilitaires de l'ESMA ou encore d’avoir commis des crimes sexuels et des vols des bébés.

Voila le pedigree de celle qui risque d’être élue vice-présidente le 22 octobre en Argentine.

Faut-t-il une loi contre le négationnisme ?

La Chambre des députés est saisie de trois propositions de loi visant à sanctionner le négationnisme et l'apologie du génocide et des crimes contre l'humanité, compte tenu de la résurgence d'opinions et de discours qui nient les crimes de la dernière dictature civile et militaire, tels que ceux prononcés par les dirigeants de LLA (La Libertad Avanza) de javier Milei

Les propositions de loi ayant un statut parlementaire ont été présentées par les députés du « Frente de Todos » (coalition au pouvoir), Eduardo Fernández, Estela Fernández et Carolina Moisés. Elles invoquent différentes sanctions à l'encontre de ceux qui propagent un discours négationniste dans les différents médias, et visent à éviter des déclarations publiques telles que celles faites par la candidate à la vice-présidence Victoria Villaruel, la colistière de Javier Milei.

Bien que ces initiatives aient été présentées depuis mars 2022, aucune n'a réussi à progresser, étant donné la très courte majorité dont dispose la coalition au pouvoir à la chambre basse : le parti du président dispose de 118 législateurs et la coalition d’opposition de droite « Juntos por el Cambio » de 117, et qu’elle est majoritaire dans la commission de législation pénale, où ces initiatives doivent être débattues.

Une quatrième proposition de loi a été présentée récemment par le mouvement politique « Soberanos » qui soutien dans son préambule : Le schéma négationniste n'est pas seulement mis en œuvre en Argentine, mais aussi de manière convergente et coïncidente au niveau mondial…Les porteurs de ces appels cherchent, d'une part, à racheter les responsables des crimes commis il y a plus de quarante ans, ainsi qu’à délégitimer les poursuites judiciaires à l'encontre des auteurs de leurs crimes.

Pour faire face à de tels paradigmes de déni de réalité, qui à la fois favorisent l'amnésie sociale et permettent la contingence de crimes potentiels futurs, il est inévitable de légiférer sur les discours négationnistes.

Le premier article propose : « Quiconque, publiquement ou en réunion, nie l'existence et/ou le caractère inhumain des actes génocidaires et des crimes contre l'humanité commis pendant le terrorisme d'État, est condamné à une peine de six mois à deux ans d'emprisonnement.

Sera puni de la même peine quiconque, publiquement ou en réunion, aura banalisé, vanté ou légitimé les actes génocidaires et/ou les crimes contre l'humanité commis à l'occasion du terrorisme d'Etat, ou glorifié leurs auteurs ou leurs complices. »

La droite et l’extrême droite latino-américaine

En novembre de l'année dernière, s'est tenue à Mexico une nouvelle édition de la Conférence d'action politique conservatrice (CPAC). Etaient présents les Américains Steve Bannon et Ted Cruz et l'Espagnol Santiago Abascal, ainsi que des représentants de la droite régionale, comme Eduardo Bolsonaro (Brésil), José Antonio Kast (Chili) , Alejandro Giammattei (Guatemala) et Javier Milei (Argentine). Pendant deux jours le dirigeants de l’extreme droite ont exprimé leur « anticommunisme », vilipendé le féminisme et les communautés LGTBI, réclamé la « liberté religieuse », et applaudi Javier Milei, dernier orateur, lancé dans un charabia sur l’économie « et sur cette ordure appelée socialisme ». Mais ce qui est clair, c’est qu’il menace la droite traditionnelle comme aucun autre homme politique depuis le retour à la démocratie en 1983. Il rejoint la lignée de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, avec la particularité qu'en Argentine il n'a aucune structure politique. Sa force réside dans la croissance du vote protestataire des jeunes qui ne font plus confiance aux politiques et qui en ont assez de la crise économique.

La nouvelle carte politique latino-américaine montre peut-être une domination de la gauche et du progressisme, mais elle révèle aussi la montée des forces d’extrême droite dans toute la région. 

Illustration 1
Visioconférence © IRIS

(Texte de mon intervention lors de la visioconférence organisée par l’IRIS sur le thème « Élections en Argentine : quels enjeux, quelles perspectives pour l'Amérique latine ? » Animée par Christophe Ventura, directeur de recherche en charge du programme Amérique latine/Caraïbe, Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Autour de : Débora Gorbán, docteure en sciences sociales de l’Université de Buenos Aires, sociologue et chercheuse du Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET) au sein de l’Institut des sciences (ICI) de l’Université Nacional de General Sarmiento (UNGS)

- Camille Sansberro, diplômée d'IRIS’SUP, autrice du mémoire "Les relations Argentine-Chine : une illustration des nouveaux rapports Sud-Sud »

- Carlos Schmerkin, éditeur, membre du comité éditorial du Magazine Books

- Gabriel VOMMARO, professeur de sociologie politique à l’Université nationale de San Martin, chercheur au CONICET

(1) Ce chiffre a beaucoup évolué au fil des années et des nouvelles dénonciations de disparus.es ont surgi, notamment grâce aux témoignages des victimes durant les procès de militaires à partir de 2005, après l’annulation des lois d’amnistie par le Congrès argentin lors de la présidence de Néstor Kirchner. Le journal de droite « La Nación » publie en mars 2006 un article dont le titre était « L'armée a reconnu 22 000 crimes » « Des documents américains déclassifiés révèlent que l'armée a reconnu ce nombre de disparus en 1978. » Avec plus de 700 centres clandestins de détention et d’extermination classifiés aujourd’hui -sachant que seulement à l’ESMA il y a eu 5000 personnes assassinées- on peut déduire que le chiffre de 30 000 disparus.es est peut être dépassé. 

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