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Billet de blog 16 novembre 2023

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Voter pour la mafia ?

Dimanche 19 novembre, 35 millions d’argentins.es choisiront leur prochain président entre Javier Milei et Sergio Massa. En 40 ans de démocratie ininterrompue, les argentins n'ont jamais été confrontés à deux options diamétralement opposés. Oscar Sotolano, psychanalyste et écrivain argentin, analyse un mot d'ordre clé du candidat d’ultradroite : "Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia"

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Assez de corruption, nous exprimons avec indignation un désir qui nous unit. Mais ce faisant, nous pensons toujours aux corrompus, jamais aux corrupteurs. Jamais à ceux qui financent la corruption. Ils sont toujours bien cachés. C'est pourquoi les grandes mafias internationales mêlées aux grandes entreprises légales achètent les politiciens et les policiers, les juges et les journalistes ainsi que les appels d'offres et les privilèges, et organisent dans l'ombre les réseaux mafieux qui, à plus ou moins long terme, génèrent nos souffrances quotidiennes, y compris l'inflation.   

C'est pour cette raison que l'une des phrases les plus troublantes et les moins mises en avant de Milei a été "Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia". Un programme explicite de gouvernement !

Illustration 1
Javier Milei © Pagina 12

Dire qu'il préfère la mafia à l'État, c'est laisser le champ libre au contrôle éhonté du pays par ceux qui ont l'argent pour corrompre librement. Quel plus grand rêve pour un mafieux que de n'être contrôlé par aucun État ? Un État qui n'a même pas besoin d'être acheté ! Le marché libre de Milei est le "marché libre" des mafias, celui des pratiques mafieuses du marché financier le plus inhumain, celui qui vole les rêves de tous les citoyens du monde; marché de la puissante industrie de l'armement et de la drogue qui tue chaque jour des enfants comme des mouches. Ce n'est que parce que Milei est le candidat rêvé des mafiosi de Calabre ou du Delaware qu'il peut défendre sans vergogne le marché des organes, l'un des plus explicitement criminels et cruels de la planète. Le commerce d'organes et la traite des êtres humains sont un combo criminel qui vit du sang de ses victimes et cache ses profits dans des abris fiscaux.

Sans l'État, il n'y a aucun moyen de le contrôler, même si la lutte est inégale car le pouvoir criminel n'a pas de limites financières ou morales, et corrompt ou menace (sous ses airs de « gens bien ») de nombreux agents de l'État, le plus souvent en criant "Quelle corruption barbare ! » Il ne s'agit donc pas de mettre fin à l'État, mais aux criminels plus ou moins légaux qui le corrompent et l'usurpent, sans oublier ceux qui se laissent corrompre. Dans tous les cas, il s'agit de construire un autre État qui contrôle et protège ses agents contre la mafia sous toutes ses formes.

Milei défend également le secteur résolument mafieux et criminel des forces armées et de sécurité argentines pendant la dictature. Celle des génocidaires qui ont non seulement tué et torturé avec une cruauté infinie des enfants, des femmes et des hommes de tous métiers, de tous sexes et de tous âges, mais aussi volé des biens et des enfants dans un véritable calvaire de crimes en tous genres, et qui continuent aujourd'hui à dissimuler des informations concernant les corps de disparus et les enfants volés. La mafia a besoin de ses troupes de choc déculpabilisées mais plus encore de ses nouveaux agents pour pratiquer les prochaines brutalités en sachant qu'elles resteront impunies.

Il semble incroyable que tant d'honnêtes citoyens qui ne s'identifieraient jamais à de telles pratiques aberrantes, ni ne défendraient une logique mafieuse, pensent que Milei est une alternative pour notre pays qui souffre. Au milieu de tant d'informations mensongères sur le web, ils ne se rendent pas compte que la liberté de marché prônée par Milei n'est pas celle de l'épicier, du boucher et du marchand. Sa liberté est celle des voyous qui, selon lui, sont préférables à l'État. Des voyous illégaux et légaux comme la Margaret Thatcher qu'il admire malgré les morts du Belgrano 1. Une mafia sans drapeau ni nation. La corruption internationale institutionnalisée telle la loi du plus fort. C'est-à-dire Milei et son partenaire (ndlr: Macri).

L'enjeu de ce dimanche est considérable pour le pays, non seulement pour son avenir matériel, mais surtout pour son avenir éthique. L'avenir d'un pays définitivement gouverné par une dictature du marché mafieux incontrôlé, où la dignité argentine ne sera qu'un beau souvenir. Ou bien par un gouvernement - celui de Sergio Massa - qui devra démontrer sa capacité à 'affronter réellement la mafia , qui devra montrer qu'il ne se nourrit pas de son argent, mais qui, au moins en paroles, s'engage à protéger les garanties élémentaires dont toute société civilisée a besoin pour éviter que les vrais criminels, les plus importants, ceux qui gèrent des sommes inimaginables avec lesquelles se déroulent les pratiques mafieuses légales et illégales, ne s'emparent définitivement de ce qui reste de ce pays meurtri.

Milei, présenté comme un économiste sérieux mais fou (fou serait -presque- la chose la moins importante), sous couvert des discours techniques frauduleux, énonce une perspective criminelle et suicidaire pour l'avenir de l'Argentine.

Tout ce qui concerne Milei est une fraude de l'ère des réseaux sociaux et de la manipulation des médias. Celle qui fait que tant de gens croient en cette fraude. Dans le monde de l'internet et des 180 caractères, on peut croire n'importe quoi parce que rien ne peut être réfuté en 180 caractères, et un texte comme celui-ci est abandonné au troisième paragraphe par n'importe quel jeune de l'ère numérique.

La colère face à la situation économique que les mafiosi promeuvent et que le gouvernement contrôle à peine, suffit-elle à expliquer le vote pour Milei ? Certainement pas. Le fait qu'il y ai beaucoup de déception; et beaucoup de corruption ancrée dans l'État, ne justifie pas de "réduire l'État pour agrandir la nation" comme le disait Martinez de Hoz 2 et la dictature, ne justifie pas de céder nos ressources à des sociétés privées internationales comme l'a fait Cavallo 3 pour inventer une relation fictive peso-dollar; il ne s'agit pas de s'endetter pour cent ans avec des dollars qui ne sont jamais arrivés dans le pays, comme avec Macri, l'actuel allié de Milei; il ne s'agit pas de céder la seule ressource qui reste, sa monnaie, première condition d'un pays souverain et attaquée de façon permanente et impitoyable ; rien de tout cela. C'est parce que tout ceci a déjà été fait que nous en sommes là.

L'État (avec ses immenses problèmes et complicités) reste le seul garde-fou des citoyens. La nouveauté Milei n’est qu’un visage décrépit rajeuni par photoshop.

Que des millions d'honnêtes gens soient convaincus que Milei est une alternative, prouve une chose que nous répétons aussi unanimement : la crise culturelle du pays. Car le fait que Milei soit une alternative est la preuve de cette crise. Aucun citoyen modérément sensible et informé, aussi en colère soit-il, ne devrait même pas envisager de voter pour un personnage comme Milei; il devrait même tout faire pour qu'il ne gagne pas, voire appeler à voter pour Massa, même s'il ne l'aime pas ou ne le croit pas. Ce qui est "plébiscité" dimanche, ce n'est pas un individu, c'est la position éthique de chacun d'entre nous en termes de propositions politiques et de désirs fondamentaux pour la vie future de notre pays. Ce qui se joue c'est l'existence d'un État démocratique qui nous protège des criminels les plus sournois et les plus puissants (pas des voleurs de poules), un État dont on peut exiger qu'il défende le citoyen et ses droits, un État qui ne défend pas les génocidaires ou bien un État où ces criminels peuvent laisser libre cours à leur cruauté et à leur amoralité libre et mercantile, avec toutes les conséquences qui en découlent.

L'école et la santé publiques, le droit du travail, la liberté de recherche et de création, les droits de tous, le respect des différences, sont un héritage qu'il a fallu construire pendant des décennies face à des puissances énormes qui s'y sont violemment opposées. On peut douter que Massa soit capable d'honorer cet héritage, mais ce qui est sûr, c'est que Milei s'est déjà défini : son modèle de libre marché cannibale conduit à un dérapage mafieux incontrôlable. A tel point qu'il n'a pas hésité à affirmer que "mourir de faim est une décision privée et individuelle et que la justice sociale est une aberration". Ce n'est pas seulement un problème économique, mais résolument éthique, que nous devrons tous définir nous-mêmes dans l’isoloir ce dimanche.

Oscar Sotolano, novembre 2023

Citoyen argentin, psychanalyste et écrivain
oscarsotolano@yahoo.com

Oscar Sotolano

Illustration 2
Oscar Sotolano © Carlos Schmerkin

Psychanalyste et écrivain. Secrétaire scientifique du Collège des psychanalystes. Professeur du master en psychanalyse de l'Association argentine de l'école de psychothérapie pour les diplômés (AEAPG) en accord avec l'université nationale de La Matanza (UNLaM).  Vice-président du comité de suivi de la Convention internationale des droits de l'enfant et de l'adolescent (CASACIDN). Auteur de plus d'une centaine de textes présentés et publiés dans diverses revues nationales et internationales (Mexique, Cuba, Brésil, France), et des livres "Bitácora de un psicoanalista" (2005), Co-auteur de "Intimidad un problema actual del psicoanálisis" (2010) et "Actualidad del Fetichismo de la mercancía" (2013). Et des romans "La Memoria de Cyrano" (1997), "Tiempo de vísperas" (2001), et "Los ojos de Maite", à paraître.

Notes

1. Le 2/05/1982, lors de la guerre des Malouines, le sous-marin britannique HMS Conqueror coule le croiseur ARA General Belgrano qui naviguait hors des eaux interdites aux Argentins, tuant plus de 300 hommes et faisant capoter le processus diplomatique encore en cours.

2. Ministre de l’Économie de la junte militaire (période 1976-1981)

3. Ministre de l’Économie du gouvernement de Carlos Saúl Menem (période 1991-1996) puis du président Fernando de la Rúa (période mars 2001- décembre 2001)

(Notes et traduction réalisées par mes soins)

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