Dans son document L’Argentine dans sa troisième crise de la dette. Tableau de situation, Cristina Fernández de Kirchner analyse l'arrivée de Javier Milei au gouvernement et ses premiers pas en tant que président.
Dans son introduction, l’ex présidente soutient que l'inflation en Argentine est déclenchée par la pénurie de dollars et que l'endettement compulsif dans cette monnaie ne fait qu'aggraver cette pénurie en approfondissant la restriction externe. Le document essaie de contrer la thèse du président Milei et de son ministre de finances à savoir que le principal problème de l'économie argentine est le déficit budgétaire et que la principale cause de l'inflation est l'émission monétaire.

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« Cela ne signifie pas qu'il faille ignorer la question budgétaire, mais nous pensons qu'il ne s'agit pas seulement d'une question de dépenses mais aussi de recettes, face à un système fiscal qui présente de multiples problèmes allant de 40 % de l'économie au noir, à la sous-facturation des exportations et à la surfacturation des importations, à l'existence d'une multiplicité d'impôts, dont certains ne collectent même pas ce que leur administration exige. Plus important encore, il y a un manque évident de perception des risques dans un système fiscal qui n'est pas seulement orienté vers l'évasion et la fraude, mais aussi vers l'imposition de la production et du travail plutôt que de la finance ».
Cristina Kirchner fait également un bilan historique sur la manière dont l'endettement a conditionné le développement de l'Argentine en retraçant trois étapes :
1976-1989 première crise liée à la dette, 1989-2001, deuxième crise, 2003-2015 : fin de la deuxième crise de la dette grâce aux restructurations et à l’annulation de la dette avec le FMI.
2016 : début de la troisième crise, toujours en cours. En voici quelques étapes significatives :
1. Un endettement sans précédent (2016-2018) :
Le président Mauricio Macri (2015-2019) démarre un endettement extérieur rapide, faisant de l'Argentine le pays qui a contracté le plus de dette souveraine au monde en 2016 et 2017. Le mandat de Luis Caputo en tant que ministre des finances atteint son apogée en 2018, lorsque l'Argentine n'est pas en mesure d'honorer les paiements de la dette et retourne au FMI en tant que prêteur en dernier ressort.
2. Prêt monumental et fuite des capitaux (2018) :
Le FMI accorde à l'Argentine un prêt de 57 milliards de dollars, - équivalent à 60 % de sa capacité de prêt -, le plus important de son histoire, dont une grande partie est affecté à la fuite des capitaux spéculatifs. Malgré l'ampleur du prêt, aucune des sommes prêtées n'est restée en Argentine, ce qui a suscité des critiques sur l'administration des fonds et le manque de responsabilité. Aucun fonctionnaire impliqué dans cette opération n’a été poursuivi par la justice. Cela réaffirme la domination du gouvernement de Macri sur cette branche de l'État car depuis le début de son gouvernement, l'objectif de Macri a été de s'emparer du pouvoir judiciaire. En ce sens, sa tentative de nommer par décret la moitié des membres de la Cour Suprême, manœuvre qu'il a finalement réussi à valider, est tout à fait éclairante. La capture du pouvoir judiciaire a permis à son gouvernement de faire avancer ses programmes sans interférence, de garantir son impunité et de persécuter politiquement les opposants, en utilisant des méthodes telles que l'espionnage et la judiciarisation de la politique.
3. Conséquences économiques et politiques (2018-2019) :
Les politiques économiques mises en œuvre dans le cadre de l'accord avec le FMI ont entraîné une hausse de l'inflation et une perte de pouvoir d'achat des salaires et des pensions, ce qui a conduit à l'échec de la réélection de Macri en 2019. Malgré son départ, les décisions de Macri en matière de dette et le retour du FMI en tant qu'auditeur de l'économie argentine ont persisté, générant une crise structurelle qui a affecté le gouvernement suivant du président Alberto Fernández (2019-2023).
4. Urgence sanitaire et restructuration de la dette (2020-2022) :
La pandémie de COVID-19 frappe l'Argentine, provoquant des effets catastrophiques sur la santé, l'économie et la société. Pendant la pandémie, le gouvernement restructure la dette extérieure avec les détenteurs d'obligations privées, mais sans parvenir à réduire de manière significative le capital ou les intérêts. En effet au début de l'année 2022, le gouvernement signe un nouvel accord avec le FMI qui non seulement valide le prêt scandaleux obtenu par l'administration de Mauricio Macri, mais condamne le gouvernement de Alberto Fernández « à une sorte d'agonie en le forçant à mettre en œuvre les politiques dictées par l'organisation multilatérale qui ordonne, entre autres, une dévaluation du taux de change au-dessus du taux d'inflation, l'alimentant à nouveau dans un cercle vicieux et mortel ».
En août 2023, le ministre de l'économie de l'époque, Sergio Massa et candidat de la coalition gouvernementale a été contraint par le staff du FMI, à dévaluer le peso le lendemain des élections primaires. « En conséquence, l'inflation mensuelle a grimpé à deux chiffres - un record inégalé depuis le second semestre de 1990 - et l'inflation annuelle a atteint 211 %, confirmant une fois de plus que l'inflation en Argentine est inextricablement liée au dollar et non au déficit budgétaire » insiste Cristina Kirchner.
2023-2027. Un showman-économiste dans la Rosada (Palais présidentiel).
Lors des élections de 2023, la coalition gouvernementale subit une défaite, le candidat « anarcho-capitaliste » Javier Milei remportant le scrutin. L'émergence et le triomphe de Milei sont attribués dans le document au mécontentement anti-péroniste et au rôle des médias et des réseaux sociaux entre autres.
Dans son document, Cristina Kirchner analyse l’ADN du gouvernement Milei: « Cependant, il ne serait pas exact de décrire ce gouvernement comme la quatrième expérience néolibérale. Les caractéristiques du discours et de la praxis politique du nouveau président, ainsi que celles de ses équipes dans différents domaines, placent le gouvernement sur un plan qui va au-delà de la disruption et l'amène à un endroit que l'Argentine n'a jamais connu auparavant. De plus, cela se produit dans un contexte économique et social extrêmement grave.
« Dès son arrivée au pouvoir, il a décidé de dévaluer le peso de 118 %, ce qui en fait la plus grande dévaluation provoquée de l'histoire, après celle que le marché avait imposée au gouvernement Alfonsín lors de l'hyperinflation de 1989. Cette mesure a doublé, en un seul mois, le taux d'inflation mensuel, qui avait atteint 12,7 % en novembre et s'est envolé à 25,5 % en décembre. On a pu constater, une fois de plus, la relation intime entre le dollar et l'inflation. Les prix des carburants, des denrées alimentaires, des médicaments, des mutuelles, des loyers, des écoles, des transports, etc. ont augmenté sans limite ni contrôle, aggravant encore la perte de pouvoir d'achat des salaires et des pensions au point de mettre en péril la tolérance sociale et d'aggraver la violence résultant de la sécurité des citoyens dans les centres urbains les plus peuplés. La chute et la perte brutale de revenus ne sont jamais gratuites ».
La dévaluation et l'inflation galopante du gouvernement de Javier Milei ont porté le niveau de pauvreté à 57,4 % en seulement deux mois, contre 44,7 % au troisième trimestre 2023. Selon l'analyse de l'Observatoire social de l'Université catholique, 27 millions de personnes sont pauvres et 7 millions sont dans l’indigence.
La question est celle du modèle.
L’ex présidente Kirchner développe dans cette partie du document sa conception du modèle économique en démontrant que le modèle agro-exportateur, qui séduit tant l'actuel président, permettait qu'à une toute petite minorité de vivre correctement. Elle défend le développement du modèle de substitution aux importations, « le seul à générer l'industrialisation et à permettre la création d'un marché intérieur puissant avec des salaires élevés et une mobilité sociale ascendante, au point d'être le principal moteur de l'émergence de la classe moyenne argentine. En 2012, un rapport de la Banque mondiale a révélé que l'Argentine avait doublé sa classe moyenne depuis 2002. »
Une série de graphiques montre dans son document que les taux de croissance du PIB les plus élevés ont été enregistrés pendant les périodes de modèles industrialistes présentant de faibles niveaux d'endettement extérieur ou une gestion responsable de la dette. En revanche, les périodes d'endettement incontrôlé, telles que les expériences néolibérales, ont été associées à des baisses significatives du PIB.
Cristina Kirchner insiste sur la question du déficit budgétaire et de l'émission monétaire, cheval de bataille du président Milei qui soutien qu’il s’agit de l’unique source de l'inflation. A l’accusation de Milei et son ministre de finances Luis Caputo d’avoir creusé le déficit budgétaire, CFK répond : « Le fait que nous soyons le seul gouvernement à avoir dégagé un excédent budgétaire depuis 1961 et à l'avoir maintenu pendant six ans montre que nous sommes loin d'être les champions du déficit budgétaire. Cependant, nous comprenons que cet instrument n'est pas le principal problème de l'économie argentine. Ce qui stresse et fait exploser l'économie de notre pays, c'est le déficit de la balance des paiements qui signifie, ni plus ni moins, que l'Argentine commence à manquer de dollars. »
La « Planète Milei »
Le document décrit des similitudes entre le projet de Javier Milei et les politiques économiques antérieures de l'Argentine, telles que l'ouverture aveugle de l'économie pendant la dictature (1976 -1983) et la privatisation des entreprises publiques dans les années 1990 pendant le gouvernement de Carlos Menem. Toutefois, Milei ajoute des aspects tels que l’aliénation des terres et des ressources naturelles par le biais de mesures telles que le Régime d'incitation aux grands investissements (RIGI) et l'abrogation de la « Loi sur les terres (1) ».
L'auteure affirme que le RIGI ne favorise pas réellement l'investissement étranger direct, mais plutôt l'aliénation de l'Argentine, ce qui pourrait avoir des conséquences négatives à long terme. Elle analyse l'histoire des investissements étrangers sous différents gouvernements et souligne comment le modèle industrialiste de 2003 à 2015 a encouragé les investissements sans vendre le patrimoine de l'État.
Le document dévoile que la proposition centrale de Milei est la dollarisation de l'économie argentine, qui impliquerait une série de réformes législatives visant à augmenter l'endettement souverain en devises étrangères et à liquider le Fonds de garantie et de viabilité de l'ANSES (2), entre autres mesures. Les conséquences possibles de cette dollarisation sont examinées, y compris la perte de compétitivité des secteurs productifs clés et l'augmentation de la dette extérieure, déjà écrasante.
Conclusion
Cristina Kirchner explicite que « ce document de travail ne prétend pas ne pas reconnaître la légitimité dont jouit le Président Javier Milei en vertu des 56% des voix obtenues lors du scrutin. Mais cela nécessite quelques éclaircissements car lors de l'élection générale pour la représentation parlementaire, il n'a obtenu que le même tiers des voix que lors des primaires. Le résultat a été une législature fragmentée dans laquelle le péronisme est la première minorité dans les deux chambres...La situation du pays et la responsabilité de ceux qui ont été élus pour gouverner et légiférer, nécessiteront la construction d'un système d'accord parlementaire. »
« Ce système d'entente parlementaire ne peut se fonder sur la logique d'un marché persan ou d'un échange indigne de postes, de ressources et de je ne sais quoi d'autre - il y a des précédents historiques très graves. Les provinces ont besoin des ressources acquises lors du budget 2023 - qui est la loi des lois - et qui leur sont illégalement refusées...Lorsque nous parlons de concessions, nous voulons être clairs : échanger des ressources pour les provinces contre des pouvoirs extraordinaires ou la permission illimitée d'endetter davantage le pays en dollars et de privatiser aveuglément le patrimoine national, place ceux qui le font en contradiction flagrante avec l'article 29 de la Constitution nationale (3)»
Cristina Fernandez de Kirchner
Février 2024
Le mérite de ce document est d’alerter essentiellement sur l’accélération du projet de dollarisation de Milei et d’ouvrir le débat. Document nécessaire mais insuffisant car son contenu n’aborde pas la question de l’organisation pour contrer les mesures réactionnaires de Milei que beaucoup attendent de la principal dirigeante politique de l’opposition péroniste.
Malgré leur dispersion, les argentins, à l’appel de toutes les centrales syndicales et organisations sociales, ont réussi le 24 janvier la première grève générale avec manifestations, une première contre un gouvernement en place depuis 45 jours. Avec plus d’un million de personnes dans les rues du pays, - malgré le protocole répressif de la Ministre de la sécurité, Patricia Bullrich -, cette protestation a préparé le terrain de la défaite au Congrès de la « loi omnibus », une sorte de reforme constitutionnelle déguisée, retirée le 6 février par Milei faute de consensus avec ses « alliés » de circonstance. Cette décision est intervenue après que les principaux articles de la loi aient été rejetés par une majorité de législateurs à la Chambre des députés, où le paquet de reformes devait être voté article par article, après son adoption générale la semaine dernière, à l'issue de trois jours de débats houleux et qui ont donné lieu à des manifestations importantes à l'extérieur du Parlement.
Le DNU (Décret de nécessité et d’urgence) contenant plus de 300 normes imposant une déréglementation de la vie argentine, est toujours en vigueur depuis le 20 décembre sauf la partie concernant la reforme du droit du travail suspendue le 4/01 par un tribunal. La présidente du Sénat, Victoria Villaruel refuse de convoquer une session extraordinaire pour que le DNU soit discuté et éventuellement approuvé ou rejeté.
Loin de s’améliorer, la situation des argentins se dégrade de jour en jour. La baisse des salaires réels dans le secteur privé a été de 20 % entre décembre 2023 et février 2024, une situation qui ne semble pas prête de changer étant donné l'absence des politiques de revenus et les stratégies de non négociation du parti au pouvoir ( ce jeudi 16, la réunion du Conseil des salaires qui définit le prix du salaire minimum a été suspendue). Le refus catégorique de Javier Milei et de son gouvernement de jouer le rôle de médiateur dans l'actualisation du salaire minimum, vital et mobile et de boycotter la réunion paritaire avec le syndicat national des enseignants, pourrait provoquer une crise plus grave que celle concernant l'échec parlementaire. Pour la CGT et les deux CTA, l’attitude des représentants du gouvernement ont ainsi ouvert "la voie à une confrontation inévitable", comme l'a affirmé le secrétaire syndical de la CGT, Mario Manrique.
Notes
1- La loi sur les Terres a été votée en 2011 et présentée par Cristina Kirchner pour "protéger une ressource stratégique non renouvelable, comme la terre". En 2016, elle a été modifiée par Mauricio Macri. L'objectif était de faire la lumière sur les multimillionnaires de nationalité étrangère, tels que le britannique Joe Lewis et l'italien Luciano Benetton, qui ont pris possession de nombreux hectares argentins, en créant un registre officiel. Pour l'heure, l'abrogation de cette législation laisserait libre cours à la commercialisation sans limite de ces domaines et une atteinte sévère à la souveraineté argentine.
2- Le Fonds de garantie de durabilité (également connu sous son acronyme FGS ) est un fonds d’investissement souverain argentin, composé de divers types d'actifs financiers, et fait partie du système de retraite intégré de l’Argentine.
3- Article 29.- Le Parlement ne peut accorder au Pouvoir exécutif national, de même que les législatures provinciales aux gouverneurs des provinces, des facultés extraordinaires ni la totalité du pouvoir public; il ne peut non plus leur octroyer des pouvoirs ni des suprématies en vertu desquels la vie, l’honneur et la fortune des citoyens argentins seraient à la merci d’un gouvernement ou d’une personne quelconque. Les actes de cette nature sont frappés de nullité absolue et exposent ceux qui les réalisent, les approuvent ou les souscrivent à la responsabilité et aux peines appliquées aux traîtres à la patrie.
Traduction du document intégral par el "Correo de la Diáspora"